Pierre Stroh (31), 1912–2005
Octobre 1931. Un regard clair incroyablement vif sous des sourcils un peu roux, de longs silences attentifs, préludant à quelque répartie inattendue pleine de verve ou d’humour – tels furent les signes qui attirèrent d’abord notre attention sur Pierre Stroh, dès nos premières semaines rue Descartes.
Pierre Stroh en 1978
Fils d’un ingénieur du Génie maritime, il avait fait ses études secondaires à Toulon, avant de venir préparer l’X à Strasbourg, hébergé par sa famille alsacienne.
Reçu dans un bon rang, il était bon élève et bon camarade ; ses qualités intellectuelles et sa puissance de travail faisaient présager une belle carrière sans problème…
Une décision inopinée de l’administration ayant réduit, pour notre promotion, le nombre des places civiles offertes à la sortie à une trentaine, Stroh choisit alors le génie militaire
Après deux ans d’école d’application, il fut nommé à Grenoble au 4e régiment, où affecté à l’unité chargée des téléphériques, il découvrit, dans un cadre magnifique, un travail passionnant – et aussi l’enchantement de la haute montagne, où l’entraînait le capitaine Viard…
C’est à cette époque que se situe son mariage avec Louise-Anne Horst, issue comme lui d’une vieille souche alsacienne. Stroh se plaira, plus tard, à évoquer ses années grenobloises.
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En 1937, après deux années passées » dans la troupe « , il fut muté, suivant l’usage, et nommé à la chefferie de Haguenau. Il y participa aux derniers travaux d’équipement du secteur de la ligne Maginot qui barrait, au nord, la plaine d’Alsace.
Septembre 1939… Logiquement, le capitaine Stroh fut affecté, sur place, au gros fort du Schoenenbourg, avec la responsabilité de toutes les installations techniques. Elles ne furent sérieusement mises à l’épreuve qu’en juin 1940 : l’adversaire, sa victoire déjà acquise, voulait sans doute tester à fond la résistance de nos forts. Il déchaîna sur le Schoenenbourg un déluge de tirs d’artillerie jusqu’au plus gros calibre et de Stukas. Le fort, quasi intact, toujours redoutable, ne se rendit, fin juin, que sur ordre exprès de la Commission d’armistice.
Pierre Stroh partit en captivité, lourd d’une amertume qu’il n’oubliera pas.
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Vint alors la trentaine d’années pendant lesquelles Stroh, ayant quitté l’armée (qui cependant le rappela au service deux fois, dont une comme Kreiskommandant en Allemagne), vécut, souvent outre-mer, une vie très active d’ingénieur civil – d’abord chez Stein et Roubaix (chaudières pour centrales électriques), puis en Israël (construction d’une grosse usine souterraine), plus tard chez Technip (liquéfaction de gaz à Arzew, raffinerie à Abidjan)… Il s’y distingua et en retira une vaste expérience et une grande connaissance des hommes. « C’est le sel des chantiers ! » disait-on de lui chez Stein.
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1975 : La retraite – ou plutôt l’aube d’une nouvelle carrière !… En sa qualité d’officier du Génie présent au cœur de l’action au Schoenenbourg, il jugea que le devoir lui incombait de réunir les éléments d’un jugement serein sur la ligne Maginot – si critiquée alors – et sur son rôle dans le désastre national.
Un tel projet impliquait de vastes recherches de documents et de témoignages ; il prit de multiples contacts, notamment au Service historique de l’armée, chez nos voisins suisses, et auprès du professeur Martel, spécialiste de l’histoire militaire… Guidé par celui-ci, il se limita dans un premier temps à l’étude d’un épisode précis, et il choisit celui de la défense de la zone fortifiée de Modane contre l’agression italienne de juin 1940 ; ce travail lui valut le diplôme d’études approfondies d’histoire, qu’il soutint en 1990 devant un jury de l’université de Montpellier – performance rare pour un ancien X…
Dès lors, il lui était permis de viser plus large. Sous l’égide du professeur Jauffret fut mise en train la préparation d’une thèse sur « la Fortification dans la pensée militaire française de 1870 à 1939 ». Infatigable, ayant déjà réuni une documentation considérable, il se remit au travail dans sa thébaïde champêtre de Lubersac…
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Tout cela ne l’empêchait pas de gérer sa propriété, de visiter assidûment les siens, d’être fidèle aux réunions de promo, aux retrouvailles annuelles avec les anciens de la ligne Maginot d’Alsace, et même de rejoindre chaque été, dans les Pyrénées, un petit groupe de camarades montagnards.
Cependant, les années passant, Stroh et ses frères désirèrent laisser un témoignage sur la vie et la carrière de leur père, directeur sous l’Occupation des usines Schneider du Creusot, arrêté par la Gestapo, déporté, inexplicablement disparu lors de la libération de Buchenwald…
Inspiré par sa fidélité filiale, Stroh travailla longuement, toutes ces dernières années, à réaliser l’œuvre projetée. Malade, il parvint à en signer le bon à tirer peu de jours avant sa mort en mai 2005.
Le pasteur qui, dans la petite église campagnarde de Lubersac, présida aux obsèques de Pierre, souligna sa volonté d’intransigeance. Il ne transigeait pas, certes, avec les devoirs que lui dictait sa conscience professionnelle d’ingénieur – et pas davantage avec sa conscience tout court…
Comment, ici, ne pas avoir une pensée pour ses grands-parents Stroh, quittant, après « 70 », leur Alsace ?