Marc Chervel (52) rigueur de l’éthique (1932–2004)

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005

Marc Chervel est décédé le jour de Noël 2004, et nous sommes un cer­tain nom­bre à penser que, au-delà des arti­cles con­sacrés par la presse à sa mémoire, l’ex­em­ple de ce cama­rade, indé­fectible­ment fidèle à ses engage­ments, mérite d’être médité, et que l’in­jus­tice qui lui a été faite, faute d’être jamais réparée, doit être au moins reconnue.

L’axe de sa vie était l’aide au développe­ment : met­tre au ser­vice des plus pau­vres ses capac­ités d’ingénieur économiste.

Dans les années soix­ante, comme plusieurs d’en­tre nous, il a passé une année au CEPE, le Cen­tre d’é­tudes des Pro­grammes économiques, où enseignaient des pro­fesseurs pres­tigieux comme Edmond Malinvaud.

Cet enseigne­ment lui a inspiré son pre­mier livre sur l’é­conomie du développe­ment, écrit avec Charles Prou, directeur du CEPE, et a con­tribué à ori­en­ter le reste de sa carrière.

Sa vie pro­fes­sion­nelle, en effet, a été un inces­sant com­bat pour aider les pays pau­vres à sor­tir du sous-développe­ment, en util­isant en par­ti­c­uli­er la Méthode des Effets, qu’il a imag­inée et for­mal­isée dans des ouvrages suc­ces­sifs, et qui a fait l’ob­jet de for­ma­tions et de con­férences en France et à l’étranger.

Mais si la pro­gram­ma­tion du développe­ment, selon ses principes, sat­is­fai­sait son esprit rigoureux au ser­vice des pop­u­la­tions pau­vres, elle n’en­trait pas dans le cadre de la stricte économie de marché prônée avec une insis­tance crois­sante par les grandes organ­i­sa­tions inter­na­tionales (Banque Mon­di­ale, Agences spé­cial­isées des Nations unies, OCDE…). Il lui a fal­lu un grand courage, recon­nu par ceux qui l’ont accom­pa­g­né dans ses mis­sions, pour faire face à cette pen­sée unique, et main­tenir le cap. Homme de con­vic­tion il était, homme de con­vic­tion il est resté jusqu’à la fin de sa vie, quels que soient les obsta­cles et les dif­fi­cultés ren­con­trés sur sa route.

Or cet homme de rigueur et de fidél­ité était un homme blessé : jamais il n’a pu oubli­er l’af­front subi il y a bien­tôt cinquante ans.

En 1957, jeune com­mis­saire de l’Air, il se porte volon­taire pour servir en Algérie, mais dans une organ­i­sa­tion à voca­tion civile, une de ces SAS (Sec­tions admin­is­tra­tives spé­cial­isées) répar­ties sur le ter­ri­toire algérien, car c’est à ses yeux le meilleur moyen de par­ticiper à l’amélio­ra­tion du sort de la population.

Affec­té près de Tiaret en octo­bre 1957, il trou­ve ” ce tra­vail de chef de SAS a pri­ori très intéres­sant et utile “. Et il obtient d’ex­cel­lents résul­tats, recon­nus par ses pairs et sa proche hiérarchie.

Mais très vite il est rat­trapé par les événe­ments politiques.

Le 13 mai 1958 se pro­duisent les ” événe­ments d’Al­ger ” qui vont bien­tôt mar­quer la fin de la qua­trième République.

Le 14 mai, le prési­dent Coty lance un appel au loy­al­isme des mil­i­taires. Sans hésiter, Chervel répond à cet appel, s’as­so­cie au cap­i­taine Paquet avec qui il a sym­pa­thisé, pour trans­met­tre au prési­dent de la République, par la voie hiérar­chique, une let­tre con­damnant le Comité de salut pub­lic con­sti­tué à Alger, et affir­mant que ” le devoir de l’of­fici­er attaché à la République est… de con­tin­uer à servir son Pays dans le respect de la légalité “.

Sa démarche reste sans écho jusqu’au 1er juin, date de la nom­i­na­tion du général de Gaulle comme prési­dent du Con­seil. Il part en per­mis­sion, et à son retour le cli­mat a com­plète­ment changé ; c’est son sous-offici­er qui lui apprend ce que tout le monde sait déjà : il est relevé de son com­man­de­ment. Aba­sour­di, il n’ob­tient aucune expli­ca­tion de la hiérar­chie mil­i­taire, alors que des rumeurs lais­sent enten­dre qu’il aurait eu des con­tacts avec le FLN, accu­sa­tion de trahi­son par­ti­c­ulière­ment odieuse qui le con­duira à deman­der la con­sti­tu­tion d’un jury d’hon­neur — qui n’a jamais été réuni.

Fort du sou­tien de ceux qui l’en­touraient et de ses sub­or­don­nés, il a eu la ” naïveté ” de croire que sa con­duite irréprochable ne lui vaudrait que des félic­i­ta­tions. Mais faut-il s’é­ton­ner que ce jeune poly­tech­ni­cien, nom­mé cap­i­taine bien avant les autres, respectueux de la légal­ité répub­li­caine, adver­saire déclaré de la tor­ture, ait sus­cité quelque méfiance ?

Jamais ne se sont effacés de son esprit les pro­pos de l’of­fici­er supérieur qui, sur sa demande insis­tante, a fini par lui répon­dre : ” Il n’est pas pos­si­ble de laiss­er dans des postes admin­is­trat­ifs et poli­tiques des élé­ments dou­teux comme vous. Vous êtes sus­pect de sym­pa­thie envers un par­ti anti­na­tion­al, et vous étiez d’ailleurs fiché comme tel dès avant votre entrée au Ser­vice des Affaires algéri­ennes. Votre père est égale­ment un chré­tien progressiste. ”

Pen­dant les quar­ante années qui ont suivi, Marc Chervel n’a pas fail­li à sa ligne de droi­ture et de rigueur. Respec­tant la devise de notre École, il a bien servi sa Patrie, il a util­isé la Sci­ence économique à une grande cause humaine ; restau­rons à sa mémoire un peu de cette Gloire qui lui a été refusée en des temps révolus.

Marc nous a lais­sé plusieurs ouvrages de doc­trine économique, de nom­breux arti­cles, des textes de con­férences, et un livre inspiré de sa douloureuse expéri­ence algérienne.

Quelques mois avant son décès, encore très act­if, il avait souhaité apporter à notre petit groupe de réflex­ion son expéri­ence d’économiste.

Nous n’imag­in­ions pas que ces ren­con­tres étaient les dernières.

Jean Delacroix (45),
Alain Schlum­berg­er (48),
Charles-Michel Mar­le (53),
Jean-Pierre Loisel (58),
Denis Oulès (64),
Olivi­er de Vriendt (83),
Gabriel Ray­mond­jean (92),
et Marc Flen­der (92)

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