Peut-on dissocier croissance matérielle, progrès et besoin de sens ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Patrick VIVERET

Le PIB, victime de son succès

Le PIB, victime de son succès

Rap­pe­lons que le PIB est la somme des valeurs ajou­tées de toutes les pro­duc­tions annuelles de biens et de ser­vices d’un pays, qu’elles pro­viennent des entre­prises ou des admi­nis­tra­tions. Sorte de chiffre d’af­faires glo­bal, il se nour­rit des comp­ta­bi­li­tés des acteurs éco­no­miques. Le prix à payer pour obte­nir un bien ou un ser­vice crée une valeur ajou­tée moné­taire qui sera enre­gis­trée dans celles-ci, qui ali­men­te­ront ensuite notre pro­duit inté­rieur brut. Le PIB mesure donc des pro­duc­tions (maté­rielles ou non) mais il peut éga­le­ment, cela se montre aisé­ment, être vu comme les reve­nus dis­tri­bués et enfin comme un indi­ca­teur de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. Tout ceci n’en fait évi­dem­ment pas un indi­ca­teur de bien-être. Les comp­tables natio­naux ne le reven­diquent pas et il n’a pas été conçu pour cela. 

Or le PIB n’in­cor­pore aucune don­née rela­tive à la des­truc­tion des res­sources natu­relles ni aux capa­ci­tés d’au­to­ré­gu­la­tion de la nature. Et ceci pour une rai­son fon­da­men­tale : la nature ne fai­sant payer ni ses ser­vices ni les biens qu’elle nous livre, leur prix n’ap­pa­raît pas dans nos comp­ta­bi­li­tés. La nature ne nous envoie éga­le­ment pas d’a­vo­cat pour se faire indem­ni­ser des pré­ju­dices que nous lui fai­sons subir. À nou­veau, sans coût ni fac­ture, pas d’im­pact sur le PIB. Dès lors, sa crois­sance ne nous informe en rien sur la des­truc­tion de la pla­nète. Le PIB peut aller bien alors que la pla­nète va mal : la Chine en fait l’a­mer constat en ce moment. 

Quand Jacques Chi­rac dit, à Johan­nes­burg « la mai­son brûle et nous regar­dons ailleurs » on pour­rait ajou­ter « non seule­ment nous regar­dons ailleurs, mais nous met­tons conscien­cieu­se­ment de l’huile sur le feu de la mai­son ». L’une des rai­sons majeures, c’est donc que nos indi­ca­teurs de richesse nous conduisent dans le sens inverse de ce que nous devrions sou­hai­ter, si nous pre­nions au sérieux la réorien­ta­tion néces­saire des modes de crois­sance et de déve­lop­pe­ment, qu’on l’ap­pelle déve­lop­pe­ment durable, sou­te­nable, humain, etc. C’est exac­te­ment comme si nous étions dans la situa­tion d’un marin qui aurait déci­dé un chan­ge­ment de cap mais dont les ins­tru­ments de bord res­te­raient réglés sur l’ancien. 

Pour com­prendre le suc­cès du PIB, et donc ce qu’il va fal­loir faire pour sor­tir de sa tyran­nie, en faire la cri­tique tech­nique est, sinon néces­saire, bien insuf­fi­sant : un détour anthro­po­lo­gique s’im­pose, car der­rière le culte de la crois­sance illi­mi­tée du PIB, c’est notre rap­port au monde qui est en jeu. 


Échan­geur entre les auto­routes 105 et 110, Los Angeles, États-Unis (33°55’N — 118°16’O).

Comme l’illustre ce gigan­tesque échan­geur, les infra­struc­tures rou­tières ne cessent de croître avec l’urbanisation du ter­ri­toire. Les villes accueillent désor­mais la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale contre le tiers il y a cin­quante ans. Chaque année 60 mil­lions d’automobiles sont pro­duites, un chiffre en pro­gres­sion annuelle de 8 %. À l’échelle mon­diale, un quart de l’énergie pro­duite est absor­bé par le sec­teur des trans­ports. Res­pon­sable de près d’un quart des émis­sions de CO2 (dioxyde de car­bone), ce sec­teur est ain­si l’un de ceux qui contri­buent le plus au réchauf­fe­ment glo­bal de la pla­nète. On parle beau­coup de l’avènement de l’ère de l’hydrogène, un car­bu­rant propre extrait de l’eau, uti­li­sable dans des moteurs équi­pés d’une pile à com­bus­tible. Mais les contraintes tech­niques sont encore impor­tantes, et la fabri­ca­tion de l’hydrogène néces­site elle-même beau­coup d’énergie. Si, comme de nom­breux spé­cia­listes le pensent, la dis­po­ni­bi­li­té du pétrole dimi­nue, le sec­teur le moins pré­pa­ré est bien celui des trans­ports qui dépend de l’or noir à 97%. 

D’où vient la soif de croissance matérielle de nos pays industrialisés ? Désir et besoin

Nous sommes confron­tés à la ren­contre entre deux plaques tec­to­niques : le défi éco­lo­gique, sur lequel nous ne revien­drons pas, et le défi anthro­po­lo­gique. Au plan anthro­po­lo­gique, nous ne sommes pas des êtres ration­nels, se conten­tant de la satis­fac­tion de nos besoins. Nous sommes aus­si à l’é­vi­dence des êtres de désir. Car si le besoin est, par essence, auto­ré­gu­lé par sa satis­fac­tion (la faim n’est par exemple jamais illi­mi­tée), le désir, parce qu’il se situe sur l’axe vie/mort, est quant à lui dans l’ordre de l’illimité. 

Et, insis­tons sur ce point, l’éner­gie du désir est plus forte que celle du besoin. Si nous n’é­tions que des mam­mi­fères ration­nels, nous uti­li­se­rions alors notre conscience pour satis­faire ration­nel­le­ment nos besoins. De ce point de vue, aus­si bien la tra­di­tion libé­rale libre-échan­giste que la tra­di­tion socia­liste pla­ni­fi­ca­trice auraient toutes les deux rai­son. Dans un cas, puisque le besoin s’au­to­ré­gule, un mar­ché d’offre et de demande limi­té aux seuls besoins s’or­ga­ni­se­rait faci­le­ment. Dans l’autre cas, une pla­ni­fi­ca­tion intel­li­gente devrait aus­si fonc­tion­ner. Mais la réa­li­té est que, parce que nous sommes doués de la conscience de la mort, nous ne sommes pas sim­ple­ment des êtres de besoin, mais des êtres de désir illimité. 

Si ce désir est orien­té vers l’ordre de la vie ou de l’être, le carac­tère illi­mi­té du désir ne menace pas l’hu­ma­ni­té. Ain­si en va-t-il de la beau­té, de l’a­mi­tié, ou de la séré­ni­té. En revanche, dès qu’il est orien­té vers la pos­ses­sion, alors le désir engendre non seule­ment la riva­li­té avec autrui – par créa­tion arti­fi­cielle de rare­té dans un jeu à somme nulle – mais éga­le­ment une frus­tra­tion per­ma­nente de l’ordre de la toxi­co­ma­nie : après l’a­pai­se­ment vient la frus­tra­tion et donc l’ad­dic­tion. René Girard a bien démon­tré les effets rava­geurs sur le plan social du désir orien­té vers l’a­voir. Gand­hi l’a­vait éga­le­ment sou­li­gné en décla­rant : « Il y a suf­fi­sam­ment de res­sources sur cette pla­nète pour répondre aux besoins de tous mais il n’y en a pas assez s’il s’a­git de satis­faire le désir de pos­ses­sion de chacun ». 

Les limites sociales et éco­lo­giques à la satis­fac­tion du désir de « tou­jours plus » sont aus­si évi­dentes que dif­fi­ciles à accep­ter indi­vi­duel­le­ment. Le pol­lueur, l’ex­ces­sif, l’a­bu­sif, est tou­jours « l’autre ». Et il est vrai que, menées à leur paroxysme, les riva­li­tés d’argent et de pou­voir conduisent aux totalitarismes. 

À titre illus­tra­tif, le rap­port du PNUD de 1998 com­pa­rait, en termes de res­sources, les besoins vitaux de l’hu­ma­ni­té avec ce qui était dépas­sé, futile, voire dan­ge­reux (armes, drogues, publi­ci­té…). Il appa­rais­sait alors que les besoins pri­maires repré­sen­taient 40 mil­liards de dol­lars de chiffre d’af­faire, tan­dis que la publi­ci­té ou le stu­pé­fiants en dépen­saient 400, et l’ar­me­ment, 800. On parle aujourd’­hui d’en­vi­ron 700 mil­liards pour la publi­ci­té et 1 100 mil­liards pour les armes. Besoin « d’être » contre désir d’avoir. 

Abondance et pénurie : l’écoligion

Contrai­re­ment à une idée reçue, le pri­mat actuel de l’é­co­no­mique dans nos socié­tés (ample­ment consta­té dans les débats des élec­tions pré­si­den­tielles), n’a pas de rap­port avec une réa­li­té sociale de fai­blesse géné­rale du pou­voir d’a­chat, ou, dit autre­ment, de manque sur le plan maté­riel. À l’é­vi­dence, nos socié­tés occi­den­tales ont réso­lu la ques­tion de la pénu­rie maté­rielle (mais pas celui de la répar­ti­tion équi­table « des richesses », ce qui est un tout autre débat). Keynes disait que la ques­tion de l’a­bon­dance était plus com­pli­quée que celle de la rare­té. Il crai­gnait la dépres­sion col­lec­tive des socié­tés ayant sur­mon­té ce qui fai­sait la han­tise de nos ancêtres : la crainte obsé­dante de la famine. 

Comme sou­vent, il s’est mon­tré vision­naire : la lutte contre la dépres­sion n’est-elle pas à l’o­ri­gine de l’hy­per­con­som­ma­tion (comme dit Lipo­vets­ky), elle-même issue de notre inca­pa­ci­té à faire face à nos vrais besoins ? Être heu­reux et aimer ne vont pas de soi. Il est plus facile de répondre à « com­ment sur­vivre » plu­tôt que « pour­quoi vivre », ou de sur­dé­ve­lop­per le « com­ment vivre ensemble » plu­tôt que de trou­ver des réponses col­lec­tives – et non dog­ma­tiques – au « pour­quoi vivre ensemble ». La faci­li­té est alors sou­vent de for­mer des rap­ports déshu­ma­ni­sés, en pas­sant, pour reprendre la for­mule célèbre : « du gou­ver­ne­ment des hommes à l’ad­mi­nis­tra­tion des choses ». 

Pour­quoi, dans nos socié­tés maté­riel­le­ment sur­dé­ve­lop­pées ayant par­fai­te­ment les moyens d’é­ra­di­quer la pénu­rie, l’é­co­no­mie est-elle res­tée aus­si impor­tante, voire obsé­dante ? Les anthro­po­logues ont mon­tré que les socié­tés dites pri­mi­tives, a prio­ri « condam­nées à la sueur de leur front » à lut­ter contre la pénu­rie consacrent aux acti­vi­tés éco­no­miques beau­coup moins de temps que nous1 !

Cette pré­gnance de l’é­co­no­mie, sans rap­port avec la moindre néces­si­té, est, à mon sens, de l’ordre du reli­gieux. On pour­rait par­ler d’une « éco­li­gion ». Après l’af­fai­blis­se­ment des grands sys­tèmes reli­gieux et idéo­lo­giques, il me semble que nous com­blons notre besoin de sens par une « paro­die », un diver­tis­se­ment pas­ca­lien. S’il est banal de dire que l’hy­per­mar­ché est le temple des temps modernes, c’est sans doute plus pro­fond qu’il n’y paraît. Nous sommes à ce ren­dez-vous de civi­li­sa­tion que Max Weber avait bien vu dans L’É­thique pro­tes­tante et l’es­prit du capi­ta­lisme où il avait écrit : « Nous sommes pas­sés de l’é­co­no­mie du Salut au salut par l’économie ». 

Notre voca­bu­laire semble d’ailleurs à lui seul le mon­trer. Le « béné­fice » n’est-il pas éty­mo­lo­gi­que­ment ce qui fait du bien ? Le pro­fit, ne ren­voie-il pas à une expres­sion moins comp­table et issue du monde de l’être : « pro­fite bien de la vie » ? Quant au bilan comp­table n’est-il pas le double moderne de la comp­ta­bi­li­té des péchés au moment du juge­ment der­nier ? Les paroles obs­cures de l’an­cien pré­sident de la Banque Fédé­rale amé­ri­caine, qui aimait rap­pe­ler que ceux qui avaient com­pris ce qu’il disait ne l’a­vaient donc pas com­pris, ne rap­pellent-ils pas celles de la pythie ? N’est-ce pas lui à nou­veau qui a par­lé de « l’exu­bé­rance irra­tion­nelle » des mar­chés ? Les com­por­te­ments des mar­chés sont-ils vrai­ment ration­nels ? Enfin der­nier exemple, bien connu lui aus­si : les pro­prié­tés du mar­ché, ima­gi­nés par Adam Smith sous le terme de « main invi­sible », ne sont-elles pas un peu mira­cu­leuses, celles d’un ordre divin ? 

Ces ana­lyses nous montrent que se pas­ser du PIB ou le com­plé­ter ne sera pas simple. On ne rem­place pas une idole simple et struc­tu­rante par des chiffres moins connus, même rem­plis d’in­tel­li­gence. Et ceci d’au­tant que la force du PIB réside jus­te­ment dans sa faus­se­té : il donne l’illu­sion que le bon­heur est simple et mesu­rable. Y renon­cer sup­po­se­rait donc de renon­cer à cette illu­sion. Si le PIB, tout comme l’é­co­li­gion dont il est issu, a une telle force émo­tion­nelle c’est parce qu’il consti­tue une pro­messe de bon­heur facile et d’a­ve­nir radieux : en tra­vaillant, on gagne une pro­messe d’in­ten­si­té future, on trans­forme du temps mort en argent, on sacri­fie le pré­sent au nom de la pro­messe qu’on en pro­fi­te­ra demain. 

La solution pour sortir de cette impasse ? La sagesse

Au-delà des enjeux tech­niques qui ne sont pas minces sur le choix d’autres indi­ca­teurs alter­na­tifs ou com­plé­men­taires, je vou­drais ici atti­rer l’at­ten­tion sur ce qui me semble être les vrais enjeux de la « mesure de la croissance ». 

Tout d’a­bord un enjeu démo­cra­tique. Le néces­saire débat démo­cra­tique sur les choix des sys­tèmes de chif­frage ne peut avoir lieu que pour autant qu’il soit res­ti­tué dans le champ public par les spé­cia­listes qui en connaissent la teneur. C’est l’es­sen­tiel du tra­vail que j’ai fait lors­qu’on m’a confié la mis­sion sur les nou­velles approches de la richesse2.

Nous avons ensuite besoin des élé­ments d’é­la­bo­ra­tion démo­cra­tique qui refondent la qua­li­fi­ca­tion – la ques­tion prio­ri­taire, celle du sens à don­ner aux chiffres – parce que la quan­ti­fi­ca­tion n’a de sens qu’au ser­vice de la qualification. 

Quand on est dans ce que Vincent de Gau­le­jac a appe­lé le déra­page de la quan­to­phré­nie, on finit par croire que la réa­li­té est réduc­tible aux chiffres. Or ce qui compte vrai­ment dans la vie a pour carac­té­ris­tique de ne pas pou­voir se quan­ti­fier. Chif­frer l’a­mour, par exemple, nous approche dan­ge­reu­se­ment de la pros­ti­tu­tion. Ce qui fait la valeur fon­da­men­tale pour cha­cun de nous – valeur signi­fie en latin la force de vie face à la mort -, ce n’est cer­tai­ne­ment pas la valeur ajou­tée comp­table ou finan­cière, mais la force de vie supplémentaire. 

Confron­tés à la ques­tion cultu­relle fon­da­men­tale du besoin d’in­di­ca­teurs alter­na­tifs, il nous faut une qua­li­té de débat démo­cra­tique qui res­ti­tue les choix de socié­té impli­ci­te­ment cachés der­rière ces choix d’in­di­ca­teur. La vraie ques­tion n’est pas seule­ment « ce qu’on met dans nos comptes », mais « ce qui compte vrai­ment dans nos vies ». Elle devient une ques­tion poli­tique : l’art de vivre ensemble devient cen­trale pour la sur­vie de l’es­pèce humaine, au moment pré­ci­sé­ment où elle a la capa­ci­té de s’au­to­dé­truire. Si Homo Sapiens n’est pas une ori­gine (il semble plus demens que sapiens) n’est-ce pas un pro­jet, une pos­si­bi­li­té, une nécessité ?

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1. cf. Mar­shall Salins, Âge de pierre, âge d’a­bon­dance, Gal­li­mard,
2. « Recon­si­dé­rer la richesse ».

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