Petite histoire de grands crus classés de Bordeaux (deuxième partie)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°566 Juin/Juillet 2001Rédacteur : Laurens DELPECH

Poli­ti­que­ment, l’antagonisme fran­co-anglais va domi­ner tout le dix-hui­tième siècle, de la guerre de suc­ces­sion d’Espagne à l’indépendance des États-Unis d’Amérique. Pen­dant ces périodes de conflit, on ne débarque pas de vin fran­çais dans les ports bri­tan­niques, mais la contre­bande est active, sans comp­ter les prises des cor­saires anglais. Ces prises font l’objet de ventes aux enchères, où les riches Anglais se dis­putent les Haut-Brion, Mar­gaux, Latour ou Lafite comme aujourd’hui à Sotheby’s ou à Christies…

L’importance des volumes sai­sis, qui auraient dû rui­ner les châ­teaux bor­de­lais, montre que la conni­vence entre cor­saires et pro­duc­teurs était plus que pro­bable. C’est en tout cas ce que laisse entendre Hugh John­son qui for­mule l’hypothèse du retour à Bor­deaux du pro­duit de ces ventes, une fois les frais déduits… Assez curieu­se­ment, l’histoire des vins de Bor­deaux est ain­si faite de para­doxes successifs.

Les Hol­lan­dais ont contri­bué à déve­lop­per la culture de vins médiocres tout en appor­tant la tech­no­lo­gie qui per­met­tra de créer des grands crus. Quant aux Anglais, ils auront créé deux fois Bor­deaux : une pre­mière fois en ouvrant leur mar­ché à ses vins et une deuxième fois en essayant de leur inter­dire ce mar­ché, action qui sera à l’origine du déve­lop­pe­ment des New French Cla­rets

Simul­ta­né­ment, Bor­deaux four­nit le nord de l’Europe, l’Amérique et les Antilles avec des vins de bonne qua­li­té mais moins coû­teux. C’est à cette époque que se créent de nom­breuses mai­sons de com­merce et que des négo­ciants, le plus sou­vent d’origine anglaise, irlan­daise, danoise ou hol­lan­daise s’établissent dans le nou­veau quar­tier des Char­treux, sur le quai des Chartrons…

Géo­gra­phi­que­ment, les Graves, menés par Haut-Brion et le Médoc sont les pro­duc­teurs de grands vins rouges et blancs. La rive droite (Saint-Émi­lion, Pome­rol) n’a pas encore acquis la répu­ta­tion qui est la sienne aujourd’hui.

Proches de la ville de Bor­deaux, les Graves et le Médoc ont béné­fi­cié à plein de la pré­sence d’une aris­to­cra­tie par­le­men­taire et d’une bour­geoi­sie qui avaient les moyens d’investir les capi­taux néces­saires pour pro­duire des grands crus et finan­cer les soins à appor­ter à la culture de la vigne ain­si qu’à l’élevage des vins.

Dix-neuvième siècle : l’apparition des crus classés

Un clas­se­ment est une sorte de pal­ma­rès des meilleurs crus. Si la hié­rar­chie des crus de Bor­deaux était bien connue des pro­fes­sion­nels comme les châ­teaux, le négoce et les cour­tiers, les simples ama­teurs de grands vins man­quaient de repères. L’idée d’un clas­se­ment finit par s’imposer car il était deve­nu néces­saire pour éta­blir défi­ni­ti­ve­ment le suc­cès com­mer­cial des vins de Bordeaux.

C’est Napo­léon III qui en prit l’initiative, à l’occasion de l’Exposition uni­ver­selle de 1855. Le syn­di­cat des cour­tiers fut char­gé de dres­ser la liste des crus clas­sés, à la demande de la Chambre de com­merce de Bor­deaux. Cette hié­rar­chi­sa­tion des vins rouges et blancs de la Gironde (concer­nant en fait uni­que­ment le Médoc et Sau­ternes et Bar­sac, à la seule excep­tion de Haut-Brion, situé dans les Graves) fut basée sur le prix des vins sur une période de trente ans.

C’est donc un clas­se­ment entiè­re­ment fon­dé sur les réa­li­tés du mar­ché, à l’exclusion de toute inter­ven­tion poli­tique, ce qui explique sa péren­ni­té. La cote d’un vin sur le long terme est en effet for­cé­ment le reflet de qua­li­tés intrin­sèques : on ne peut pas trom­per le mar­ché trente ans de suite.

Ce clas­se­ment éta­blit une hié­rar­chie entre 4 pre­miers crus (5 depuis 1973), 14 deuxièmes crus, 14 troi­sièmes crus, 10 qua­trièmes crus et 18 cin­quièmes crus. Soit un total de 61 crus : 60 médoc, 1 graves, aux­quels il faut ajou­ter 26 crus des régions de Sau­ternes et Bar­sac. Il n’a connu qu’une seule modi­fi­ca­tion, en 1973, quand Mou­ton- Roth­schild est pas­sé du sta­tut de second cru clas­sé à celui de pre­mier cru clas­sé. L’arrêté a été signé par le ministre de l’Agriculture d’alors, un cer­tain Jacques Chirac…

Tou­jours valide, cette clas­si­fi­ca­tion a quand même vieilli, c’est ain­si que la qua­li­té des vins pro­duits dépen­dant lar­ge­ment de l’action des pro­prié­taires, cer­taines pro­prié­tés bien clas­sées en 1855 sont “tom­bées”, alors que cer­tains cin­quièmes crus clas­sés (comme Lynch-Bages) riva­lisent en termes de prix et de per­for­mances dans les dégus­ta­tions avec des crus mieux classés.

Remar­quons cepen­dant que cent cin­quante ans après les pre­miers crus clas­sés sont tous res­tés les meilleurs et sortent tou­jours les plus chers en pri­meurs… La prin­ci­pale cri­tique que l’on puisse faire de nos jours à ce clas­se­ment c’est qu’il ne prend pas en compte les vins de la rive droite, alors que cer­tains d’entre eux (Petrus, Che­val Blanc…) sont par­mi les plus chers de Bordeaux.

Vingtième siècle : le retour de la rive droite

Le vignoble bor­de­lais a été expo­sé à de nom­breuses dif­fi­cul­tés pen­dant les cin­quante pre­mières années du ving­tième siècle. Il com­men­çait juste à se remettre du phyl­loxé­ra, qui avait rui­né le vignoble et impo­sa de le replan­ter entiè­re­ment avec des porte-greffes amé­ri­cains, quand écla­ta la guerre de 14–18, sui­vie de la crise de 1929. Entre 1930 et 1956, année où une grande gelée détrui­sit une grande par­tie des vignes, le vignoble bor­de­lais est au plus bas.

Il se relè­ve­ra à par­tir du début des années soixante, empor­té par la vague géné­rale de crois­sance et de pros­pé­ri­té qui se répand en Europe et aux États-Unis. Cette pros­pé­ri­té reve­nue a per­mis une véri­table renais­sance : la super­fi­cie du vignoble a dou­blé en trente ans, les inves­tis­se­ments dans les chais et le nou­veau maté­riel de vini­fi­ca­tion ont été consi­dé­rables, les pro­grès de l’œnologie et des modes de culture ain­si que la pres­sion de la concur­rence et une exi­gence de per­fec­tion lar­ge­ment répan­due ont per­mis de main­te­nir et sou­vent d’accroître la qua­li­té des vins produits.

Cor­ré­la­ti­ve­ment, l’injustice du clas­se­ment de 1855 a été répa­rée, et il existe aujourd’hui un clas­se­ment des Saint-Émi­lion et un clas­se­ment des Graves. Les Graves ont été clas­sés en 1953 par l’Institut natio­nal des appel­la­tions d’origine (INAO), clas­se­ment confir­mé en 1959. Tous les crus clas­sés (13 vins rouges et 9 vins blancs secs pour 16 châ­teaux) appar­tiennent à l’appellation Pes­sac- Léognan.

Les vins de Saint-Émi­lion ont été clas­sés par l’INAO en 1953. Ce clas­se­ment est révi­sé tous les dix ans. Seuls les vins de l’appellation Saint-Émi­lion grand cru peuvent béné­fi­cier des men­tions “ grand cru clas­sé ” ou “ pre­mier grand cru clas­sé ”. Le der­nier clas­se­ment de Saint-Émi­lion, qui remonte à 1996, regroupe 13 pre­miers grands crus clas­sés et 55 grands crus classés.

À signa­ler : il n’existe pas de clas­se­ment des vins de Pome­rol, ce qui ne les empêche pas de comp­ter par­mi les plus chers des bordeaux…

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