Pas de monnaie forte sans noyau permanent solide

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998Par Jean de LA SALLE (37)

Prenons d’abord con­science du fait qu’un tel noy­au existe déjà aujour­d’hui, réduit aux seuls bil­lets (env­i­ron 250 mil­liards). Il fig­ure au pas­sif de la banque cen­trale, y trou­vant sa con­trepar­tie à l’ac­t­if dans l’ex­cé­dent des créances sur les autres dettes de la banque. Mais ce noy­au nous suf­fit-il, à l’époque où nos règle­ments se font surtout par vire­ments, chèques et cartes de crédit ? Ou bien faut-il le com­pléter par un noy­au de mon­naie scrip­turale, qui trou­verait sa con­trepar­tie à l’ac­t­if dans la men­tion d’une par­tic­i­pa­tion à la for­ma­tion d’une par­tie de notre cap­i­tal col­lec­tif de base ? La doc­trine moné­taire actuelle a peut-être tort de l’écarter. 

Le pre­mier signe de fragilité de notre poli­tique actuelle est assuré­ment le fait que notre endet­te­ment intérieur total (somme des dettes des agents non financiers à l’é­gard de ces agents financiers) con­tin­ue de croître, alors que notre masse moné­taire de référence stagne. Il serait évidem­ment trop sim­ple d’ex­pli­quer ce déra­page par la charge des taux d’in­térêts qui trans­fère régulière­ment de la masse moné­taire des pre­miers aux sec­onds : car ceux-ci con­tractent aus­si des dettes à l’é­gard des pre­miers. Mais le fait glob­al est là : nous sommes entraînés dans un “dévis­sage” qu’il faut enray­er, sous peine de devenir insolv­ables à terme. 

Le deux­ième signe, non moins grave, est notre inca­pac­ité à bien financer nos investisse­ments col­lec­tifs essentiels. 

L’ac­cep­ta­tion qua­si insti­tu­tion­nelle d’un endet­te­ment col­lec­tif égal à 60 % du PIB ampute a pri­ori lour­de­ment nos moyens de réalis­er les investisse­ments pour lesquels ces emprunts sont en principe con­trac­tés. Et il serait vain de soutenir que cette facil­ité a été accep­tée par lax­isme. Jus­ti­fi­able ou non, elle n’est pas bonne. 

À cette impuis­sance que nos règles instituent, s’est ajouté le sur­coût très lourd qu’ont dû sup­port­er cer­tains de ces investisse­ments, lorsqu’ils furent soumis aux taux d’in­térêts imposés par notre poli­tique moné­taire générale. Les exem­ples sont nombreux. 

Des taux supérieurs à 10 % ont en effet longtemps frap­pé leur finance­ment au point de dou­bler par­fois leur prix de revient. Le porte­feuille des auto­mo­bilistes l’a sup­porté sans peine pour les autoroutes, tout comme celui des con­som­ma­teurs d’élec­tric­ité pour cette dernière. Mais l’É­tat a dû inter­venir pour les chemins de fer. Ne par­lons pas des canaux. Tan­dis que les Alle­mands réal­i­saient la liai­son Rhin-Danube dont la rentabil­ité ne sera pas immé­di­ate, ceux qui ont la charge “d’in­specter” nos finances ont depuis longtemps déclaré qu’ils ne sauraient pas les financer. Par­lons davan­tage du loge­ment : l’in­croy­able com­plex­ité des arti­fices qui ont été imag­inés pour en réduire apparem­ment le coût démon­tre que l’on préfère se voil­er la face. En sou­tenant que l’ef­fort pub­lic en faveur du loge­ment dépasse annuelle­ment 160 mil­liards, le rap­port par­lemen­taire sur la loi de finance de 1998 n’a pu pré­ten­dre qu’à une approximation. 

À cet effet néfaste, on peut ajouter la spécu­la­tion induite par les retards de nos amé­nage­ments col­lec­tifs urbains, qui n’arrangent rien. 

Cet exem­ple extrême, par l’am­pleur des sommes en jeu, la com­plex­ité naturelle du prob­lème, et les parades illu­soires que nous avons inven­tées, suf­fit à lui seul à démon­tr­er le besoin de dis­pos­er de deux mécan­ismes dif­férents et com­plé­men­taires pour notre créa­tion monétaire. 

Il sem­ble bien qu’une manière de sor­tir de l’im­passe où nous sommes enfer­més pour­rait tenir en deux propo­si­tions : la pre­mière est que nous devri­ons équili­br­er la masse très impor­tante de notre mon­naie de crédit par un noy­au moné­taire per­ma­nent plus impor­tant qu’au­jour­d’hui. À seule fin d’éviter un emballe­ment math­é­ma­tique de l’en­det­te­ment, il sem­blerait logique que ce dernier assure notre mon­naie de roule­ment, qu’il est injus­ti­fié d’emprunter, et qui ne se réduit pas aux bil­lets et à la mon­naie divi­sion­naire. La deux­ième est qu’il faut employ­er ce noy­au moné­taire exclu­sive­ment pour financer sans intérêts des investisse­ments col­lec­tifs fon­da­men­taux pour l’é­conomie et la mon­naie, afin de pou­voir inscrire en con­trepar­tie à l’ac­t­if du bilan moné­taire des jus­ti­fi­ca­tions solides et précises. 

Ce noy­au scrip­tur­al n’au­rait pas pour but d’ac­croître notre masse moné­taire, qui doit tou­jours s’a­juster aux véri­ta­bles con­trepar­ties qui garan­tis­sent notre mon­naie : les biens et ser­vices que le marché offre en per­ma­nence. À d’autres points de vue en revanche, sa présence aurait un grand effet. En dépen­dent en effet non seule­ment notre apti­tude à bien financer les investisse­ments les plus fon­da­men­taux que sont aus­si les meilleurs points d’an­crage de la mon­naie mais aus­si notre cer­ti­tude de savoir tou­jours hon­or­er nos dettes. 

On peut imag­in­er plusieurs voies pour y parvenir. 

Rap­pelons que, pen­dant vingt ans, la Banque de France a déjà par­ticipé jadis à l’ef­fort de recon­struc­tion. Plus près de nous, un pro­jet de loi fut déposé en 1981 par une quar­an­taine de députés dont P. Mess­mer, ancien pre­mier min­istre, pour que notre pro­gramme d’équipement en cen­trales nucléaires puisse être financé par des avances sans intérêts ni échéance de l’in­sti­tut d’émission. 

L’idée de prêts sans intérêts était très bonne : toute la dif­férence entre un investisse­ment banal et celui d’un équipement dont dépend l’es­sor économique doit se situer là. En revanche, l’idée de ne pas fix­er d’échéance n’é­tait pas défend­able, ne fût-ce que parce qu’au­cun investisse­ment n’est éter­nel. Il aurait mieux valu pro­pos­er des délais adap­tés à la durée de l’équipement : vingt, trente, voire quar­ante ans (comme cela se pra­ti­qua jadis). Ces rem­bourse­ments sont en out­re néces­saires pour per­me­t­tre d’ac­corder de nou­velles avances, sans enfler à l’ex­cès le noy­au moné­taire permanent. 

La lacune majeure du traité de Maas­tricht pour­rait donc être celle d’avoir inter­dit à l’in­sti­tut l’émis­sion toute avance aux col­lec­tiv­ités. Mais il faut dire qu’avec une notion de ” déficit pub­lic ” qui addi­tionne de vrais déficits de ges­tion aux besoins de finance­ment pour inve­stir, con­fu­sion que ne ferait aucune entre­prise ni aucun expert compt­able, il est bien dif­fi­cile d’y voir clair. Il devient indis­pens­able d’a­jouter à nos raison­nements économiques clas­siques une approche com­plé­men­taire famil­ière aux ges­tion­naires de profession. 

Toute­fois, quelle que soit la néces­sité de mieux associ­er notre créa­tion moné­taire au développe­ment de notre cap­i­tal col­lec­tif, il ne faut sous-estimer ni les lim­ites d’une telle poli­tique, ni les con­traintes qu’elle induira, ni son temps de fruc­ti­fi­ca­tion, ni surtout l’im­por­tance des choix qui seront faits. 

Les lim­ites d’abord. Sup­posons que nous pra­tiquions cette poli­tique depuis longtemps, et que notre noy­au moné­taire s’élève aujour­d’hui — pour pren­dre un chiffre rond — à 1 700 mil­liards au lieu de 250, en s’en ten­ant à l’in­tu­ition qui nous dit que la masse moné­taire non rémunérée ne doit pas être supérieure à celle de notre mon­naie de roule­ment (approx­i­ma­tive­ment M1). Sup­posons en out­re que ce noy­au ait été util­isé pour accorder des prêts sans intérêts rem­boursables en vingt ans. 

Une telle poli­tique aurait pour effet d’al­léger de 100 mil­liards les intérêts de nos dettes (et plus encore, si l’on con­sid­ère que nous sup­por­t­ons encore le poids de dettes con­trac­tées à des taux très élevés). Ensuite, elle apporterait une capac­ité annuelle de finance­ment de 130 mil­liards, faite de 85 mil­liards de rem­bourse­ments et de 50 mil­liards d’in­jec­tion sup­plé­men­taire jus­ti­fiée par une espérance de crois­sance. Notons que, pour l’essen­tiel, ces sommes n’af­fecteraient pas directe­ment le bud­get de l’É­tat, mais sur les direc­tives de celui-ci, les bud­gets de col­lec­tiv­ités locales maîtres d’œu­vre et d’or­gan­ismes de finance­ment spé­cial­isés. L’al­lége­ment du bud­get de l’É­tat devra venir de la réduc­tion ren­due pos­si­ble de cer­taines sub­ven­tions et dégrève­ments dont le total, rap­pelons-le, excède aujour­d’hui le mon­tant de notre déficit. C’est dire à la fois que ce sera pos­si­ble, salu­taire, et qu’il fau­dra du courage. 

La plus évi­dente objec­tion que l’on présen­tera à ce plan est qu’il se ferait au détri­ment des organ­ismes prê­teurs actuels : insti­tu­tions finan­cières, assur­ances et fonds de pen­sion aujour­d’hui cour­tisés pour qu’ils appor­tent leur sou­tien au finance­ment des États. Ceux-ci peu­vent cepen­dant se trou­ver une impérieuse rai­son de ne pas abuser de telles rentes, pour y trou­ver un sub­sti­tut à la morosité de l’é­conomie privée. Car ils ne peu­vent pas ne pas voir que le déséquili­bre des finances publiques freine le développe­ment économique et com­pro­met leurs revenus à terme. Mais ce ne serait là que “se faire une rai­son”, ce dont ils ne pour­ront se con­tenter longtemps. 

Il faut donc en venir à l’essen­tiel : à rien ne servi­ra de dis­pos­er d’ar­gent moins coû­teuse­ment créé, si ce n’est pour réalis­er des pro­jets capa­bles de déblo­quer notre économie par leur util­ité propre. 

Pour ne pren­dre qu’un exem­ple — le prin­ci­pal sans doute — il est vraisem­blable qu’au­cun pays dévelop­pé ne retrou­vera une vraie prospérité, en dépit de toute poli­tique de “relance”, tant que le loge­ment urbain courant y coûtera trop cher, et que l’im­mo­bili­er y sera néan­moins con­sid­éré comme non rentable. C’est notre organ­i­sa­tion urbaine qui est ici en cause, et à l’a­pogée de notre siè­cle con­va­in­cu des seules ver­tus du libéral­isme, il faut bien recon­naître que ce sont des ratés impres­sion­nants de nos pro­jets col­lec­tifs qui ont provo­qué, ici nos prin­ci­paux blocages, et ailleurs nos retards. Il fau­dra encore du temps pour que nous en pre­nions col­lec­tive­ment con­science, et que nous sachions pren­dre de justes décisions. 

Le désas­tre des Sav­ings and loans améri­caines, qui leur coû­ta près de 500 mil­liards de dol­lars pour avoir délais­sé la mis­sion de con­struc­tion que leur avait con­fiée Roo­sevelt et s’être lancées dans des aven­tures dou­teuses, aurait dû servir d’alarme. En un cer­tain sens, il fut exem­plaire et révélait une erreur de pri­or­ité économique, plus qu’une incroy­able cas­cade d’ab­sur­dités. Mais la leçon pro­fonde ne fut pas tirée. L’É­tat paya, et s’endetta. 

On pour­rait pren­dre d’autres exem­ples dans le retard des équipements néces­saires à la revi­tal­i­sa­tion de cer­tains ter­ri­toires où il ferait bon vivre, alors que nous con­tin­uons de nous entass­er inutile­ment ailleurs. 

Pas plus que l’é­conomie, la mon­naie ne peut se pass­er d’horizon.

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