La biomécanique des chocs et la protection des passagers

Dossier : Libres proposMagazine N°561 Janvier 2001Par : Michel FRYBOURG (46), ingénieur général honoraire des Ponts et Chaussées, Bernard GAUVIN (62), responsable de la réglementation technique automobile au ministère des Transports et Philippe VENTRE, président de l'UTAC, ancien directeur de l'ingénierie Renault

Dans les années cinquante, celui qui a don­né une impul­sion déci­sive à la bio­mé­canique des chocs est sans con­teste le colonel Stapp. Ce médecin de l’avi­a­tion améri­caine avait remar­qué que des acci­dents domes­tiques, ou cer­taines ten­ta­tives de sui­cide, causés par des chutes de grandes hau­teurs pou­vaient se ter­min­er sans blessures graves, si les indi­vidus tombaient sur des matéri­aux qui amor­tis­saient leur chute en arrivant au sol (buis­sons épais, toits de voiture, etc.). Fort de cette con­stata­tion, le colonel Stapp pen­sa que ce principe pou­vait être appliqué pour la pro­tec­tion des occu­pants de véhicules soumis à un choc (l’ar­mée améri­caine avait plus de sol­dats tués ou blessés par acci­dents de véhicules qu’au com­bat à l’époque).

Devant le scep­ti­cisme ren­con­tré, il se pro­posa comme volon­taire pour véri­fi­er cette con­stata­tion. Il util­isa pour cela un char­i­ot sur rail qui ser­vait à tester des élé­ments d’avion qui, lancé à grande vitesse, était freiné bru­tale­ment par des palettes péné­trant dans l’eau (water brakes). Attaché solide­ment au char­i­ot, il ten­ta l’ex­péri­ence. Bien que légère­ment com­mo­tion­né, il s’en tira sans blessures graves en étant attaché, et en util­isant et con­trôlant les défor­ma­tions du véhicule pen­dant le choc.

Il a fal­lu cepen­dant plus de quar­ante ans pour que les essais d’ho­molo­ga­tion des véhicules pren­nent en compte les critères bio­mé­caniques (ou de blessures) et, de ce fait, passent d’une régle­men­ta­tion dite “de dessin” à une régle­men­ta­tion de résul­tats. Certes, l’amélio­ra­tion des véhicules s’est faite pro­gres­sive­ment, la régle­men­ta­tion et son évo­lu­tion n’é­tant qu’une con­tri­bu­tion par­mi d’autres au pro­grès de la sécu­rité, mais ce long délai est exem­plaire de la dif­fi­culté ren­con­trée pour met­tre en appli­ca­tion une avancée majeure de la technologie :

  • qui heur­tait le sens com­mun : moins un véhicule sor­tait abîmé lors d’un acci­dent, plus il appa­rais­sait sûr alors que le but est de sauver les pas­sagers et non le véhicule ;
  • qui demandait une approche mul­ti-dis­ci­plinaire asso­ciant mécani­cien et médecin.


Le résul­tat est cepen­dant com­pa­ra­ble à celui obtenu par les grandes décou­vertes médi­cales de notre époque. Cer­taines blessures et leur grav­ité dans des acci­dents d’au­to­mo­biles ont évolué, ou presque dis­paru suite aux mod­i­fi­ca­tions apportées aux véhicules auto­mo­biles et à l’u­til­i­sa­tion des dis­posi­tifs de pro­tec­tion, tels que cein­tures de sécu­rité et sacs gon­flables. Ce sont par­ti­c­ulière­ment les blessures à la face et aux yeux, les éjec­tions, sources majeures de décès, les frac­tures du crâne et les enfon­ce­ments tho­raciques graves. De fait, un occu­pant cein­turé, pour des vitesses ne dépas­sant pas 80 km/h avant freinage, a peu de risques d’être blessé gravement.

Un tel résul­tat jus­ti­fie pleine­ment que l’on rap­pelle com­ment la recherche se dévelop­pa et le rôle joué par les con­struc­teurs, la recherche publique et les respon­s­ables de la régle­men­ta­tion tech­nique. On ver­ra que ces travaux se sont déroulés dans la qua­si-indif­férence des milieux sci­en­tifiques, la recherche médi­cale n’ayant jamais recon­nu cette activ­ité comme grat­i­fi­ante et les mécani­ciens préférant tra­vailler avec des matéri­aux inertes, plus faciles à car­ac­téris­er qu’un corps humain.

Du côté des con­struc­teurs, en 1969, Renault et le groupe PSA ont décidé d’u­nir leurs forces et de crois­er leurs exper­tis­es en créant le LAB (Lab­o­ra­toire d’ac­ci­den­tolo­gie et de bio­mé­canique) qui a fêté le 5 juil­let 1999 ses trente ans de fonc­tion­nement à la sat­is­fac­tion générale. Au sein du LAB, un secteur fut spé­cial­isé dans l’analyse méthodique et rigoureuse des acci­dents de la route. Sa méthodolo­gie d’en­quête fut basée et l’est tou­jours sur trois volets.

  • Le pre­mier est con­sti­tué du rap­port établi par les forces de police, et don­nant le max­i­mum de détails avec plans et pho­tos sur les cir­con­stances de l’ac­ci­dent, en par­ti­c­uli­er tra­jec­toires, freinages, angles d’impact…
  • Le deux­ième con­cerne le détail des blessures con­statées sur les occu­pants par les médecins intervenants.
  • Le troisième résulte de l’analyse très détail­lée du com­porte­ment des struc­tures des véhicules et des obsta­cles par des ingénieurs spé­cial­isés et formés.


Quant à la Recherche publique, elle s’est man­i­festée par la créa­tion de l’ONSER en 1961 qui a mis en place un lab­o­ra­toire des chocs à l’aéro­port de Lyon-Bron afin de réalis­er des chocs expéri­men­taux néces­saires à la mise au point des équipements routiers telles les glis­sières de sécu­rité et d’é­tudi­er les con­séquences du choc sur l’oc­cu­pant du véhicule et sur le pié­ton heurté.

Ces travaux ont abouti à des solu­tions tech­niques qui sont encore util­isées aujour­d’hui, telles que la cein­ture de sécu­rité trois points, le sac gon­flable, les appuis-tête, les sièges pour enfant, le vit­rage de sécu­rité, la colonne de direc­tion rétractable et les ser­rures de sécu­rité évi­tant l’ou­ver­ture intem­pes­tive des portes en cas de choc.

Ces recherch­es ont servi de base à de nou­velles méth­odes d’é­val­u­a­tion de la sécu­rité des véhicules et de leurs com­posants, en par­ti­c­uli­er à tra­vers le développe­ment de man­nequins anthro­po­mor­phes biofidèles, puis de mod­èles math­é­ma­tiques de l’être humain. Le lab­o­ra­toire des chocs de l’ONSER a joué un rôle recon­nu dans le développe­ment de ces recherch­es, en liai­son avec l’in­dus­trie auto­mo­bile française, en con­tribuant à une ouver­ture inter­na­tionale de ces recherches.

La coopéra­tion inter­na­tionale s’est, elle, dévelop­pée au cours des années soix­ante-dix avec les véhicules expéri­men­taux de sécu­rité ou ESV (Exper­i­men­tal Safe­ty Vehi­cles), sous la dou­ble impul­sion d’un Secré­taire d’É­tat améri­cain et du Dr Moyni­ham qui voulait don­ner à l’Al­liance atlan­tique un con­tenu human­i­taire, un pro­gramme dit de “démon­stra­tion” fut engagé dans le cadre de l’OTAN en 1969.

Les con­struc­teurs du monde entier étaient con­viés à réalis­er un véhicule per­me­t­tant de heurter un mur à 80 km/h et à ses occu­pants de sor­tir indemnes. Cette recherche spec­ta­cle était surtout des­tinée à réa­gir con­tre la pas­siv­ité des con­struc­teurs améri­cains qui ne con­sacraient que des crédits nég­lige­ables à la recherche pour amélior­er la sécu­rité, ain­si que l’avait mis en évi­dence Ralph Nad­er dans son best sell­er, Unsafe at any speed.

Les con­férences ESV exis­tent tou­jours et trait­ent de la sécu­rité dite pas­sive, c’est-à-dire de la lim­i­ta­tion des con­séquences des acci­dents pour les occu­pants. Elles ont con­tribué à une har­mon­i­sa­tion de la com­préhen­sion des prob­lèmes, et favorisé une con­ver­gence vers des exi­gences de résul­tats réal­istes, inté­grant l’ensem­ble des con­nais­sances des experts mondiaux.

Elles auront aus­si servi à pré­cis­er les cahiers des charges des véhicules au tra­vers d’ex­i­gences de résul­tats jugées prin­ci­pale­ment sur les occu­pants représen­tés par des man­nequins, même s’il reste encore quelques objec­tifs géométriques sur les véhicules con­servés par souci de simplification.

L’ob­jec­tif était atteint, les con­struc­teurs et les Pou­voirs publics pre­naient cette final­ité avec tout le sérieux qu’elle mérite, ce qui n’a pas pour autant mobil­isé un grand nom­bre de scientifiques.

Ce faible engage­ment des sci­en­tifiques a été par­tielle­ment com­pen­sé, à la suite d’une ren­con­tre à Lyon en sep­tem­bre 1971, par un groupe inter­na­tion­al de recherche l’IR­CO­BI (Inter­na­tion­al Research Com­mit­tee on the Bio­ki­net­ics of Impacts) dont les buts sont :

  • stim­uler l’é­tude sur le trans­fert et la dis­si­pa­tion de l’én­ergie ciné­tique à l’in­térieur du corps humain,
  • rassem­bler et dif­fuser l’in­for­ma­tion dans le domaine de la biociné­tique des chocs,
  • servir de groupe de référence vis-à-vis d’autres engagés dans l’é­tude épidémi­ologique et la con­cep­tion des véhicules ;
  • assur­er la for­ma­tion de chercheurs dans le domaine de la biociné­tique des chocs.

 
Con­struc­teurs français et Pou­voirs publics
s’as­so­cient dans un pro­gramme de recherch­es dès 1971 dans le cadre d’une action thé­ma­tique pro­gram­mée lancée en France sur la sécu­rité pas­sive. Les travaux de l’époque sont basés essen­tielle­ment sur les critères bio­mé­caniques résul­tant des efforts inter­na­tionaux aux­quels par­tic­i­paient active­ment l’ONSER et le Lab­o­ra­toire com­mun des constructeurs.

Les résul­tats de ces travaux furent con­crétisés par une présen­ta­tion des con­struc­teurs français lors de la con­férence ESV de Paris en 1979. Il s’agis­sait de véhicules de moins de 4 mètres et de 950 kg max­i­mum. PSA présen­tait un pro­to­type, le VLS 104, rassem­blant les dif­férents sous-sys­tèmes de pro­tec­tion dans un même véhicule. Renault présen­tait un pro­to­type de syn­thèse capa­ble de pro­téger ses occu­pants dans des chocs frontaux à 65 km/h con­tre obsta­cle fixe et rigide à 90° ou avec un angle de 30° et 50 ou 100 % de la largeur du véhicule impliqué. La pro­tec­tion latérale cor­re­spondait à des chocs de 40 km/h avec bar­rière mobile rigide, mais aus­si avec des véhicules réels existants.

La régle­men­ta­tion tech­nique sur la pro­tec­tion des occu­pants d’une voiture en cas de choc allait pou­voir évoluer en s’ap­puyant sur une base sci­en­tifique crédi­ble. Les gou­verne­ments européens impliqués dans le pro­gramme ESV ressen­tirent très vite la néces­sité de se con­cert­er et de coor­don­ner leurs efforts. Dans un pre­mier temps, une struc­ture informelle, dite Club de Lon­dres, assura une sim­ple con­cer­ta­tion préal­able aux réu­nions avec les Améri­cains. Lorsque le car­ac­tère per­ma­nent du pro­gramme ESV fut établi, une struc­ture européenne durable, le CEVE (Comité européen des véhicules expéri­men­taux) fut insti­tuée, avec un objec­tif plus vaste qu’une sim­ple con­cer­ta­tion : le développe­ment d’un pro­gramme européen coor­don­né de recherch­es sur la sécu­rité routière.

La pre­mière régle­men­ta­tion sur les chocs, édic­tée au États-Unis et reprise en France et en Europe en 1969, résul­tait d’une analyse géométrique des défor­ma­tions internes de l’habita­cle et se bor­nait à lim­iter le recul de la colonne de direc­tion et la rigid­ité du volant. Les Français furent les pre­miers en Europe à com­pren­dre que les mesures pure­ment géométriques n’é­taient pas à la hau­teur des enjeux, et grâce, notam­ment, à l’im­pul­sion don­née aux recherch­es par des médecins bio­mé­cani­ciens tra­vail­lant chez les con­struc­teurs auto­mo­biles et dans les insti­tu­tions publiques, l’élab­o­ra­tion de régle­men­ta­tions util­isant des méth­odes d’es­sais représen­ta­tives des con­di­tions réelles des acci­dents, et faisant appel à des critères bio­mé­caniques mesurés sur des man­nequins anthro­po­mor­phes instru­men­tés, fut mise en chantier au début des années soixante-dix.

En 1976, la France demandait et obte­nait qu’un groupe d’ex­perts spé­cial­isés fût créé au sein du WP 29 de Genève (groupe d’ex­perts élab­o­rant la régle­men­ta­tion tech­nique inter­na­tionale dans le cadre des Nations Unies). Ce groupe tint sa pre­mière réu­nion en 1977, et les travaux furent menés sur la base d’un pro­jet de règle­ment relatif à la pro­tec­tion en choc frontal, présen­té par la France. Mal­heureuse­ment, ces travaux ne purent aboutir. Pen­dant ce temps, le CEVE pour­suiv­it active­ment ses travaux sur le choc frontal et engagea des recherch­es pour la mise au point d’une régle­men­ta­tion européenne sur la pro­tec­tion des occu­pants en cas de choc latéral et sur la pro­tec­tion des piétons.

Au 1er octo­bre 1998, les deux régle­men­ta­tions européennes sur les chocs frontal et latéral, basées sur les propo­si­tions du CEVE, sont entrées en vigueur pour les nou­veaux types de véhicules ; leur appli­ca­tion doit faire prochaine­ment l’ob­jet d’une éval­u­a­tion de la part de la Com­mis­sion européenne qui, le cas échéant, pro­posera des évo­lu­tions à court terme. À plus long terme, une har­mon­i­sa­tion mon­di­ale des régle­men­ta­tions de pro­tec­tion des occu­pants en cas de choc fait l’ob­jet de travaux pré­para­toires au sein d’un groupe spé­cial­isé établi dans le cadre du pro­gramme ESV.

Il a donc fal­lu quar­ante ans d’ef­fort pour adopter une régle­men­ta­tion sur les critères de blessures pour l’ho­molo­ga­tion des véhicules. Un événe­ment ou un épiphénomène ? C’est une belle his­toire si l’on en juge par les résul­tats obtenus en ter­mes de vies humaines sauvées mais, pour ce qui est de la notoriété, il faut s’en tenir à la philoso­phie de Voltaire : pour vivre heureux, vivons cachés.

Les résul­tats impres­sion­nants par le nom­bre de vies sauvées provi­en­nent de l’adop­tion de ces nou­veaux critères d’é­val­u­a­tion mais les pro­grès ne s’ar­rêteront pas là.

La régle­men­ta­tion fonc­tionne à la manière d’un étau. Au départ, il faut “inven­ter” l’é­tau à l’in­térieur duquel on insère le pro­duit à amélior­er et une fois réal­isée cette opéra­tion cap­i­tale qui mar­que le change­ment de par­a­digme, le pro­grès tech­nique per­met de don­ner un “tour de vis”, chaque fois que des per­for­mances améliorées devi­en­nent tech­nique­ment et économique­ment faisables.

Il faudrait même ajouter les classe­ments de qual­ité que les Améri­cains appel­lent rat­ing et qui per­me­t­tent pour des véhicules con­formes à la régle­men­ta­tion de les dis­tinguer selon des critères adop­tés par un organ­isme sup­posé neu­tre de toute attache com­mer­ciale afin de fournir des indi­ca­teurs de qual­ité aux consommateurs.

De une à qua­tre étoiles sont ain­si attribuées aux mod­èles de voiture, procé­dure adop­tée main­tenant en Europe sous le nom d’EURO/NCAP.

Les voies de pro­grès provi­en­nent des dis­posi­tifs de retenues, des pos­si­bil­ités de dégra­da­tion d’én­ergie offertes par les caiss­es déformables des véhicules et enfin de la recherche d’une meilleure com­pat­i­bil­ité pour les chocs entre véhicules de mass­es dif­férentes afin d’ar­riv­er à une meilleure égal­ité des chances entre les pas­sagers des deux véhicules.

Le rôle des sci­en­tifiques est par­fois occulté par des per­son­nal­ités cher­chant le suc­cès médi­a­tique ou les com­mer­ci­aux qui ne reti­en­nent dans leur com­mu­ni­ca­tion qu’un mes­sage réductionniste.

Le sys­tème com­plexe qui relie l’in­no­va­tion, la régle­men­ta­tion et la norme défie une descrip­tion sim­pliste. Seul un rac­cour­ci his­torique per­met de met­tre en per­spec­tive une évo­lu­tion dont le début date des années cinquante et qui est loin d’avoir épuisé toute pos­si­bil­ité de pro­grès futur alors que la bio­mé­canique des chocs n’a jamais occupé le devant de la scène.

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