Les polytechniciens et le développement de la physique

Dossier : ExpressionsMagazine N°604 Avril 2005Par Jean-Claude TOLÉDANO (60)

En cette année 2005, “année mon­di­ale de la physique”, il est utile de rap­pel­er la place des poly­tech­ni­ciens dans le développe­ment des dif­férentes branch­es de cette discipline.

Un tel rap­pel paraît super­flu en ce qui con­cerne les plus célèbres d’en­tre eux. Ain­si, la pater­nité de Carnot (1812) dans les fonde­ments de la ther­mo­dy­namique est-elle uni­verselle­ment recon­nue. Le célèbre chimiste Gay-Lus­sac (1797) a eu une con­tri­bu­tion impor­tante à ce même domaine avec la démon­stra­tion expéri­men­tale du fait que l’én­ergie interne d’un gaz dilué ne dépend que de sa température.

Très con­nue égale­ment, la décou­verte en 1896 de la radioac­tiv­ité par Hen­ri Bec­quer­el (1872), décou­verte qui mar­que la nais­sance de la physique nucléaire puisque ce phénomène révèle la dés­in­té­gra­tion de l’u­ra­ni­um. Elle mar­que égale­ment le début de la physique des par­tic­ules avec les com­posantes alpha, bêta, et gam­ma de la radioac­tiv­ité que Bec­quer­el lui-même iden­ti­fiera partiellement.

Enfin, la répu­ta­tion de Pois­son (1798) et de Poin­caré (1871) s’é­tend à de nom­breux domaines sci­en­tifiques en rai­son de leurs con­tri­bu­tions majeures aux math­é­ma­tiques et à la physique mathématique.

La place essen­tielle des poly­tech­ni­ciens dans le développe­ment de l’op­tique au dix-neu­vième siè­cle est moins sou­vent citée, de même que leur con­tri­bu­tion aux fonde­ments de la cristal­lo­gra­phie ou leurs travaux précurseurs sur les cristaux liq­uides. À par­tir des années 1950, on retrou­ve des con­tri­bu­tions de pre­mière impor­tance des X à la physique des solides, à la physique des par­tic­ules et à la physique théorique.

Les X ont eu un rôle déter­mi­nant pour asseoir la théorie ondu­la­toire de l’op­tique. Cela est à met­tre d’abord au crédit de Fres­nel (1804) qui, après une série d’ex­péri­ences sur la dif­frac­tion de la lumière, puis sur sa prop­a­ga­tion dans des cristaux biréfrin­gents, décrit la lumière comme une onde pos­sé­dant une péri­od­ic­ité spa­tiale et tem­porelle, vibrant trans­ver­sale­ment et dont la prop­a­ga­tion découle, con­for­mé­ment à des idées de Huy­gens ignorées depuis cent cinquante ans, de l’émis­sion et de l’in­ter­férence d’on­delettes. Cette clar­i­fi­ca­tion est pré­parée ou com­plétée par d’autres polytechniciens.

Ain­si, dès 1808 Malus (1794) mon­tre que la polar­i­sa­tion lumineuse est une pro­priété de la lumière même qu’il est pos­si­ble d’obtenir par réflex­ion sur une sub­stance quel­conque. Ara­go (1803) établit avec Fres­nel la trans­ver­sal­ité de la vibra­tion lumineuse en mon­trant que deux fais­ceaux polar­isés per­pen­dic­u­laire­ment n’in­ter­fèrent pas. Il décou­vre aus­si que cer­taines sub­stances ont le pou­voir de pro­duire une rota­tion du plan de polar­i­sa­tion. Biot (1794), qui est égale­ment con­nu pour ses travaux sur les forces mag­né­tiques induites par les courants, affine l’analyse du pou­voir rota­toire et en déduit une méth­ode d’analyse des solu­tions dotées de ce pouvoir.

Les résul­tats de Babi­net (1810) sur la dif­frac­tion, ceux de Sén­ar­mont (1826) relat­ifs aux pro­priétés optiques de minéraux ou encore les “com­pen­sa­teurs optiques”, imag­inés par ces deux sci­en­tifiques pour pro­duire une polar­i­sa­tion ellip­tique sont tou­jours util­isés par les physi­ciens actuels.

Cor­nu (1860) abor­de le domaine nou­veau de la spec­tro­scopie optique des atom­es dont on sait que les résul­tats con­duiront à l’élab­o­ra­tion de la théorie quan­tique. Il déter­mine, beau­coup plus com­plète­ment que ses prédécesseurs, la “série de Balmer” de l’atome d’hy­drogène, et clar­i­fie le phénomène d’in­ver­sion des spec­tres (dû au fait que les atom­es sont sus­cep­ti­bles d’ab­sorber les longueurs d’onde qu’ils émet­tent). Il est le pre­mier à observ­er la décom­po­si­tion d’une raie spec­trale en un nom­bre pair de com­posantes sous l’ef­fet d’un champ mag­né­tique. Cet effet “Zee­man anor­mal” sera inter­prété cinquante ans plus tard comme provenant de l’ex­is­tence du spin de l’élec­tron. Enfin, il faut encore citer Fab­ry (1885) et Pérot (1882) dont les noms sont réu­nis dans l’in­ven­tion d’un inter­féromètre à miroirs par­al­lèles qui par sa sta­bil­ité et son pou­voir de réso­lu­tion a per­mis nom­bre de décou­vertes en spec­tro­scopie et en astro­physique. Ce sont les pro­priétés de cet inter­féromètre qui, alliées à l’ex­is­tence d’une ampli­fi­ca­tion de la lumière par les atom­es du milieu act­if d’un laser, déter­mi­nent la finesse spec­trale et la direc­tiv­ité spa­tiale remar­quables de cet émet­teur de lumière, inven­té en 1960, aux usages actuels multiples.

La cristal­lo­gra­phie, sci­ence de la con­fig­u­ra­tion géométrique des atom­es dans les cristaux, doit un cer­tain nom­bre de ses fonde­ments aux poly­tech­ni­ciens. Bra­vais (1828), pour­suiv­ant des travaux français de la fin du dix-huitième siè­cle, établit le réper­toire com­plet des symétries de trans­la­tion et d’ori­en­ta­tion des cristaux et mon­tre qu’un cristal est un empile­ment de plans “molécu­laires” équidis­tants, résul­tat qui sera utile au vingtième siè­cle pour inter­préter la dif­frac­tion des rayons X. Il amorce aus­si l’é­tude sys­té­ma­tique des cristaux de minéraux.

L’im­pli­ca­tion des X dans l’ex­ploita­tion des mines fera qu’il sera suivi, en cela, par d’autres poly­tech­ni­ciens. On y retrou­vera des travaux de Sén­ar­mont, et on y trou­vera ceux d’Antoine Bec­quer­el (1806) sur la pié­zoélec­tric­ité des minéraux, ceux de Mal­lard (1851) et surtout de Georges Friedel (1887) qui sys­té­ma­tise défini­tive­ment la descrip­tion des macles, assem­blages com­plex­es de cristaux. On peut con­sid­ér­er que cet intérêt pour la con­fig­u­ra­tion atom­ique des cristaux se pro­longe après 1945 dans les con­tri­bu­tions de Jacques Friedel (1942) et de Klé­man (1954) à la physique des dis­lo­ca­tions, autres types de défauts des cristaux, respon­s­ables de la mal­léa­bil­ité et de la duc­til­ité des métaux. Georges Friedel est encore l’au­teur d’un tra­vail précurseur qui aura un bril­lant avenir dans la physique et la tech­nolo­gie. Il décrit les états “néma­tique” et “smec­tique” des cristaux liq­uides, états de la matière ayant des con­fig­u­ra­tions atom­iques inter­mé­di­aires entre celles d’un solide et d’un liq­uide. Le foi­son­nement de décou­vertes de phas­es “molles” depuis trente ans, leur clas­si­fi­ca­tion, et l’u­til­i­sa­tion de cer­taines d’en­tre elles pour la fab­ri­ca­tion d’écrans “plats” ont leur racine dans ce tra­vail. Plusieurs X, dont Michel (1943), Durand (1954) et Klé­man, ont con­tribué à ces travaux récents.

La géométrie des assem­blages d’atomes n’est pas le seul ingré­di­ent néces­saire pour com­pren­dre les pro­priétés des corps solides. Il faut surtout recourir aux théories quan­tique et sta­tis­tique. De ce point de vue, la loi de Dulong (1801) et Petit (1807) sur l’u­ni­ver­sal­ité de la valeur de la chaleur spé­ci­fique des métaux a une place par­ti­c­ulière. Elle a eu un intérêt à la fois pour les inven­teurs de la ther­mo­dy­namique sta­tis­tique de la fin du dix-neu­vième siè­cle, parce qu’ils ont pu l’in­ter­préter dans le cadre de la “sta­tis­tique clas­sique”, et pour les ini­ti­a­teurs de la théorie quan­tique des corps solides, car les écarts à cette loi observés à basse tem­péra­ture ont con­duit Ein­stein puis Debye à la théorie quan­tique des vibra­tions des atom­es dans les cristaux.

Un autre volet de la théorie quan­tique des solides, dévelop­pé après 1950, est celui des car­ac­téris­tiques des élec­trons dans les métaux qui sous-ten­dent aus­si bien les pro­priétés mécaniques et élec­triques des métaux et des alliages que leurs pro­priétés mag­né­tiques. Ces pro­priétés sont trib­u­taires d’ef­fets com­pliqués liés aux inter­ac­tions entre les élec­trons et à la présence d’im­puretés chargées élec­trique­ment. Dans les pro­grès de ce domaine, où un phénomène physique impor­tant porte son nom, Jacques Friedel a joué un rôle central.

La réso­nance mag­né­tique nucléaire, qui analyse les états de spin des élec­trons, est un moyen puis­sant d’é­tude des solides. Solomon (1949) y a établi l’une des équa­tions de base du domaine et a ini­tié l’é­tude des états de spin des solides semi-con­duc­teurs, solides dont on con­naît l’im­por­tance con­sid­érable qu’ils ont prise dans les recherch­es des physi­ciens puis dans l’ac­tiv­ité indus­trielle. Ces sub­stances per­me­t­tent, en par­ti­c­uli­er, la fab­ri­ca­tion des lasers qui sont à la base des télé­com­mu­ni­ca­tions optiques ou des lecteurs de CD et de DVD. Bernard (1948) et Duraf­fourg (1952) ont, les pre­miers, for­mulé les con­di­tions théoriques d’ob­ten­tion de l’émis­sion de ce type de lasers.

Le rôle majeur du Cen­tre européen de Recherch­es nucléaires dans le développe­ment de la physique des par­tic­ules est bien con­nu. Des X, regroupés autour de Lep­rince-Ringuet (1920), ont eu une place impor­tante dans la créa­tion et l’an­i­ma­tion de cet organ­isme, notam­ment Gré­go­ry (1938), Pey­rou (1936) et Lagar­rigue (1945). On doit à ce dernier la grande cham­bre à bulles Gargamelle qui a per­mis, en par­ti­c­uli­er, la mise en évi­dence, au CERN, des “courants neu­tres”, pre­mière preuve expéri­men­tale de la valid­ité de la théorie unifiée “élec­tro-faible” qui a valu un prix Nobel à ses auteurs. Aupar­a­vant, l’é­tude des rayons cos­miques avait con­duit Lep­rince-Ringuet et Lhéri­ti­er (1936) à l’ob­ser­va­tion de la pre­mière par­tic­ule “étrange”, le méson‑K.

Fon­da­teur du cen­tre de physique théorique de l’X, Michel a don­né en 1949 la pre­mière analyse générale de la dés­in­té­gra­tion du lep­ton m, dont il a mon­tré qu’elle était car­ac­térisée par un seul paramètre, qui est aujour­d’hui asso­cié à son nom. Après la décou­verte de la vio­la­tion de la par­ité, il a com­plété cette analyse avec Bouch­i­at (1953). Dans la même péri­ode, un cen­tre de physique qui acquer­ra un grand renom se fonde au Com­mis­sari­at à l’Én­ergie atom­ique autour de Mes­si­ah (1940), de Horowitz (1941), de Bloch (1942) et de Trocheris (1942). Il génér­era des con­tri­bu­tions majeures aux voies nou­velles des théories quan­tique et sta­tis­tique, et à leur appli­ca­tion à la physique nucléaire et à la physique des réac­teurs nucléaires, à la physique des par­tic­ules, et à celle de la matière con­den­sée. En font par­tie, notam­ment, Frois­sart (1953), de Domini­cis (1948), Itzyk­son (1957) ou Brézin (1958) qui con­tribue de façon impor­tante à la mise au point de l’outil théorique per­me­t­tant d’ex­pli­quer le prob­lème ancien et dif­fi­cile de l’ex­is­tence des change­ments de phas­es de la matière. Un autre résul­tat théorique spec­tac­u­laire est la pré­dic­tion par Balian (1952) de l’ex­is­tence de la “phase B super­flu­ide” dans l’iso­tope de masse atom­ique 3 de l’héli­um, phase dont l’ob­ser­va­tion expéri­men­tale ultérieure don­nera lieu à l’at­tri­bu­tion d’un prix Nobel.

Dans les pro­mo­tions de poly­tech­ni­ciens des années 1960–1980 nom­bre d’X s’en­ga­gent dans la recherche en physique soit par le biais de la “botte recherche” soit dans le cadre de leur car­rière dans les Grands Corps. Ils con­tribueront sur les plans expéri­men­tal ou théorique, sou­vent avec des résul­tats de grande valeur, au développe­ment de tous les domaines de la physique. Ain­si, le départe­ment de physique de l’X, qui a tou­jours renou­velé ses enseignants en recru­tant les meilleurs physi­ciens des jeunes généra­tions, compte actuelle­ment près de 30 % d’an­ciens élèves de l’É­cole polytechnique.


La mise en avant par “l’an­née mon­di­ale de la physique” de cette dis­ci­pline impor­tante à la fois pour le pro­grès de la con­nais­sance et pour ses appli­ca­tions indus­trielles nom­breuses aura cer­taine­ment pour effet de sus­citer de nou­velles voca­tions de physi­ciens par­mi les jeunes polytechniciens.

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