Croître à travers la crise

Dossier : ExpressionsMagazine N°645 Mai 2009
Par Jean ESTIN

Sur les qua­torze crises enreg­istrées depuis 1950, six ont été des crises struc­turelles causées par le ralen­tisse­ment de cer­taines indus­tries et leur rem­place­ment par d’autres comme moteurs de la crois­sance économique, par des trans­ferts de valeur (chocs pétroliers des années soix­ante-dix) ou par le ralen­tisse­ment de la crois­sance de cer­tains pays après des années de crois­sance forte (trente glo­rieuses en Europe, crois­sance du Japon) ; huit ont été des crises con­jonc­turelles causées par des ajuste­ments tran­si­toires de l’é­conomie, des crises finan­cières, des ten­sions géopoli­tiques, ou des poli­tiques gou­verne­men­tales inadap­tées. Il est donc dif­fi­cile de croître à long terme sans être prêt à résis­ter à des phas­es tran­si­toires de ralen­tisse­ment voire à les utilis­er à son prof­it. Une seule chose est cer­taine lors des crises, c’est que, un ou deux ans plus tard, les marchés seront meilleurs ou dif­férents ! La posi­tion de l’en­tre­prise face à ses con­cur­rents sera-t-elle alors ren­for­cée ou affaiblie ?

Les crises sont une con­stante incon­tourn­able et utile de la crois­sance à long terme. C’est par les déci­sions pris­es pen­dant les crises que les lead­ers gag­nent des parts de marché et font la dif­férence à terme face à leurs concurrents.

Quel que soit l’événe­ment déclencheur, il n’y a que deux types de crise pour une entre­prise (voir encadré). Les répons­es à apporter à ces deux types de crise sont pro­fondé­ment dif­férentes. Un con­tre­sens sur la nature de la crise peut remet­tre en cause le lead­er­ship, voire l’indépen­dance de l’en­tre­prise à moyen terme.

Deux types de crise
Les ralen­tisse­ments con­jonc­turels plus ou moins forts, au-delà des fluc­tu­a­tions des résul­tats financiers, peu­vent con­stituer des occa­sions de per­dre ou de gag­n­er des parts de marché ; dans les indus­tries ” cycliques ” (où le cycle de la demande ampli­fie celui de l’é­conomie en général et où l’évo­lu­tion de l’of­fre n’est pas linéaire), ces ralen­tisse­ments se traduisent par des sur­ca­pac­ités tran­si­toires sig­ni­fica­tives et des pertes poten­tielle­ment élevées.
Les change­ments majeurs de crois­sance, de mod­èle d’ac­tiv­ité, de répar­ti­tion de la valeur, de tech­nolo­gie ou de con­cur­rence au sein d’une indus­trie se traduisent en fait par une muta­tion pro­fonde des métiers.

Les ralentissements conjoncturels

Les ralen­tisse­ments con­jonc­turels ont un intérêt. C’est celui de per­me­t­tre les con­cen­tra­tions d’in­dus­tries. Les con­cur­rents mar­gin­aux y per­dent deux fois : à tra­vers la baisse de leurs résul­tats durant la crise (beau­coup plus forte pro­por­tion­nelle­ment que celle des lead­ers) ; lors de la reprise, par leur perte de parts de marché compte tenu de leur dif­fi­culté à réin­ve­stir suff­isam­ment et rapi­de­ment, et donc par le fait qu’ils ne béné­fi­cient pas pleine­ment du haut de cycle suiv­ant. Ils abor­dent chaque nou­veau bas de cycle dans des posi­tions de plus en plus dégradées et finis­sent par se faire racheter ou par disparaître.

Les straté­gies des lead­ers qui crois­sent et gag­nent des parts de marché à tra­vers les crises s’ap­puient sur un mix de six leviers :
le main­tien de tous les investisse­ments com­mer­ci­aux, de R & D, etc., qui per­me­t­tent de défendre les parts de marché pen­dant la crise et de les aug­menter au tout début de la reprise (dans les indus­tries où ces parts de marché ont de la valeur) ;
la plan­i­fi­ca­tion et la mise en chantier des nou­velles capac­ités de pro­duc­tion pen­dant le bas de cycle (dans les indus­tries en crois­sance), de façon à ce que celles-ci soient opéra­tionnelles dès le rebond du marché et non deux à trois ans trop tard ;
la ges­tion opti­misée de la marge brute et des coûts dis­cré­tion­naires (prix, coûts com­mer­ci­aux, ser­vice, qual­ité, coûts d’adap­ta­tion des pro­duits à cer­tains clients), avec une focal­i­sa­tion sur les clients les plus renta­bles ou représen­tant le plus fort poten­tiel de crois­sance à moyen terme pour l’entreprise ;
la réduc­tion max­i­male de tous les autres coûts non directe­ment pro­duc­tifs à court ou à moyen terme, et en par­ti­c­uli­er celle des frais généraux. Dans la plu­part des métiers et pour des entre­pris­es bien gérées, ces frais généraux ne représen­tent sou­vent que 3 à 6 % du chiffre d’af­faires ; face à un ralen­tisse­ment ou un retourne­ment du marché, ce seul levi­er n’est pas suffisant ;
la focal­i­sa­tion accen­tuée sur les activ­ités de cœur de porte­feuille ou de crois­sance et l’ac­céléra­tion du désen­gage­ment des activ­ités mar­ginales, avec en par­ti­c­uli­er une allo­ca­tion des ressources encore plus dif­féren­ciée et la restruc­tura­tion ou la ces­sion des foy­ers de pertes ou de rentabil­ité insuffisante ;
la reprise à bon compte des con­cur­rents mar­gin­aux qui sor­tent exsangues de la crise, lorsque cette reprise a un intérêt.

L’en­jeu pour chaque entre­prise est de déter­min­er le mix adéquat de ces leviers en fonc­tion de ses métiers, de ses struc­tures de coûts et d’in­vestisse­ments, de la valeur de la part de marché, de l’am­pleur et de la durée de la crise et du jeu concurrentiel.

Les cycles de surcapacité

Dans de nom­breux métiers cap­i­tal­is­tiques ou à forte pro­por­tion de coûts fix­es, les crises con­jonc­turelles se traduisent par de vio­lents cycles de sur­ca­pac­ités et poten­tielle­ment de pertes pour tous les acteurs, y com­pris pour les lead­ers, et ce d’au­tant plus lorsque : la demande évolue avec des cycles ampli­fi­ant ceux de l’é­conomie (biens d’équipement, sys­tèmes d’in­for­ma­tion, trans­port aérien, etc.) ; les nou­velles capac­ités de pro­duc­tion sont de grande taille uni­taire par rap­port au marché ; l’ar­rivée de nou­velles capac­ités, avec un mau­vais tim­ing, crée tran­si­toire­ment une offre sig­ni­fica­tive­ment excé­den­taire ; les coûts mar­gin­aux sont très faibles par rap­port aux coûts totaux et les sur­ca­pac­ités peu­vent entraîn­er des baiss­es de prix de 50 % ou plus.

Seuls les lead­ers ont suff­isam­ment de poids sur les marchés pour que leurs ajuste­ments de capac­ité aient un impact

Dans ces métiers, les straté­gies d’a­juste­ment précédem­ment décrites sont néces­saires mais insuff­isantes. La seule vari­able déter­mi­nante pour le main­tien des marges est le niveau de prix. Celui-ci dépend entière­ment de la ges­tion des capac­ités, aucune force com­mer­ciale ni aucun sys­tème d’op­ti­mi­sa­tion des prix, aus­si sophis­tiqué soit-il, ne pou­vant tenir face à des sur­ca­pac­ités majeures.

Seuls les lead­ers ont suff­isam­ment de poids sur les marchés pour que leurs ajuste­ments de capac­ité aient un impact sur les marges de l’in­dus­trie. La ques­tion pour eux est celle de l’ar­bi­trage entre la per­spec­tive stratégique et la per­spec­tive finan­cière à court terme. Les deux peu­vent ou non coïn­cider, en fonc­tion de la valeur qu’a la part de marché dans le méti­er considéré.


Évo­lu­tions du PIB des États-Unis et du S&P 500 (1949–2007)

L’importance du timing

Arbi­tr­er les ajustements 
Dans le cas où la part de marché a de la valeur et où l’in­dus­trie est en crois­sance, l’ar­bi­trage est com­plexe entre l’a­juste­ment tran­si­toire des capac­ités, le main­tien des parts de marché, et la disponi­bil­ité néces­saire de nou­velles capac­ités de pro­duc­tion lors du rebond du marché. Dans le cas où la part de marché a peu de valeur (tous les grands con­cur­rents ont à peu près les mêmes coûts, quelles que soient leurs parts de marché), les ajuste­ments doivent être plus vio­lents et rapi­des et priv­ilégi­er l’in­térêt financier à court terme

Le man­age­ment est un art d’exé­cu­tion. En matière de crise, le tim­ing est cri­tique. Une entre­prise qui met en œuvre les bons leviers en trois ans au lieu de dix-huit mois com­met une erreur majeure. Elle subit des baiss­es de résul­tats désas­treuses au coeur de la crise et végète encore lors de la reprise au lieu de gag­n­er des parts de marché.

Or, c’est pen­dant la reprise que se gag­nent le plus facile­ment les parts de marché, lorsque la plu­part des con­cur­rents ne visent encore qu’à redress­er leurs résul­tats financiers. Avant, lors de la péri­ode de ralen­tisse­ment ou de baisse du marché, c’est dif­fi­cile (tous les con­cur­rents défend­ent leur chiffre d’af­faires pour rem­plir leurs capac­ités et cou­vrir leurs coûts fix­es) ; après, dans la péri­ode de crois­sance soutenue du marché, c’est égale­ment dif­fi­cile (tous les con­cur­rents ont eu le temps de bâtir des capac­ités et de redévelop­per leurs gammes de pro­duits et leurs efforts commerciaux).

La ges­tion adéquate des crises requiert donc un man­age­ment fort, voire auto­cra­tique. Com­ment sinon impos­er à ses équipes (et à ses action­naires !) de stop­per les investisse­ments de capac­ité, de com­mencer à ajuster les coûts et de ne pas racheter de con­cur­rents alors que la crois­sance est forte, que les cash­flows sont élevés et que toutes les pro­jec­tions des experts sont à la hausse ? Et com­ment, à l’in­verse, impos­er à ses équipes de com­mencer à réin­ve­stir en capac­ité ou en coûts com­mer­ci­aux au creux du cycle, alors que les marchés sont encore stag­nants voire en régres­sion, que les résul­tats financiers sont réduits et que les pro­jec­tions des experts sont moroses ?

Les déci­sions qui créent fon­da­men­tale­ment de la valeur pour l’en­tre­prise ne reposent pas néces­saire­ment sur un consensus.

Les changements majeurs d’environnement économique


La troisième crise est une crise de crois­sance causée par le développe­ment majeur de la Chine. ©Foto­lia


Tous les dix ans env­i­ron depuis 1950, les économies occi­den­tales subis­sent une crise économique de nature plus struc­turelle qu’un sim­ple ajuste­ment. Cer­taines indus­tries ou cer­tains pays qui ont tiré la crois­sance économique de l’ensem­ble vien­nent à matu­rité. La péri­ode de tran­si­tion, avant que de nou­velles indus­tries ou pays pro­curent des relais de crois­sance sig­ni­fica­tive, entraîne un trou d’air. L’en­jeu de ces crises n’est pas celui d’un sim­ple ajuste­ment et d’une plus grande focal­i­sa­tion des coûts et des investisse­ments. Ce n’est pas non plus celui d’une restruc­tura­tion des capac­ités de pro­duc­tion, même si ces deux axes d’ac­tion restent per­ti­nents. C’est celui d’une éventuelle mod­i­fi­ca­tion pro­fonde du porte­feuille d’ac­tiv­ités et de ” géographies “.

C’est pen­dant la reprise que se gag­nent le plus facile­ment les parts de marché

Les sources de crois­sance longue et de valeur changent en effet à l’oc­ca­sion de la crise. Les métiers ou les géo­gra­phies qui ont fait la crois­sance de l’en­tre­prise pen­dant dix ou vingt ans arrivent à matu­rité ou sont remis en cause. Les vagues de valeur des dix années suiv­antes se dépla­cent sur de nou­velles ” géo­gra­phies ” (aujour­d’hui les pays ” émer­gents ”) ou de nou­veaux métiers, en ter­mes de crois­sance et de rentabilité.

Il ne sert alors à rien de vouloir con­tin­uer à se bat­tre sur un porte­feuille d’ac­tiv­ités qui croît de 2 ou 3 % par an et est soumis à une intense con­cur­rence alors que des pans sig­ni­fi­cat­ifs de l’é­conomie et de grandes ” géo­gra­phies ” crois­sent de 10 % par an pour les dix prochaines années ou plus.

Dans ces sit­u­a­tions, la seule restruc­tura­tion des coûts (frais généraux, achats, restruc­tura­tions indus­trielles ponctuelles…), ou des capac­ités en lieu et place de la restruc­tura­tion du porte­feuille d’ac­tiv­ités est un con­tre­sens majeur. 

La crise actuelle recouvre trois crises différentes

Une crise en cache sou­vent une autre. La sit­u­a­tion actuelle recou­vre trois crises de nature différente :

— la pre­mière, la plus appar­ente, résulte de l’é­clate­ment d’une bulle d’ac­tiv­ité dans les ser­vices financiers. Une activ­ité arti­fi­cielle sig­ni­fica­tive s’est dévelop­pée basée sur des prêts à des ménages qui n’avaient pas la capac­ité d’emprunter. Cette crise con­jonc­turelle a un impact majeur pour les acteurs des ser­vices financiers et plus glob­ale­ment sur l’é­conomie mondiale ;

— la deux­ième est la plus forte et se serait pro­duite à un moment ou à un autre entre 2008 et 2010 indépen­dam­ment de la pre­mière. Un cer­tain nom­bre d’in­dus­tries très struc­turantes qui ont tiré la crois­sance occi­den­tale pen­dant dix à quinze ans (l’au­to­mo­bile, la finance en tant qu’in­dus­trie…) arrivent à sat­u­ra­tion, ou ne sont plus com­péti­tives sur une base inter­na­tionale, voire les deux ;

L’enjeu est celui d’une éventuelle mod­i­fi­ca­tion pro­fonde du porte­feuille d’activités

— la troisième est totale­ment indépen­dante des deux pre­mières. C’est une crise de crois­sance causée par le développe­ment majeur de la Chine et son impact général­isé sur les ressources et matières pre­mières rares, et à un degré plus tran­si­toire, par les goulots d’é­tran­gle­ment créés à l’a­mont de toutes les fil­ières (pro­duits ali­men­taires, aci­er, biens d’équipement, trans­ports mar­itimes, infra­struc­tures, engi­neer­ing, spé­cial­istes à haute valeur ajoutée…) par une offre qui a du mal à suiv­re la demande (mais qui fini­ra par la rejoin­dre, faisant ain­si dis­paraître cer­taines ten­sions sur les prix). Ces trois crises dif­féren­cient comme rarement aupar­a­vant les per­for­mances des entre­pris­es suiv­ant leur mix d’ac­tiv­ités en ter­mes de secteurs et de géographies.

Croissance forte sur l’amont des filières

Les acteurs présents sur l’aval des fil­ières en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis (grande con­som­ma­tion, grande dis­tri­b­u­tion, auto­mo­bile, hors seg­ments du luxe ou des low-costs) sont en faible crois­sance et subis­sent une pres­sion forte sur les marges. Cette sit­u­a­tion per­dur­era, même après une reprise de l’ensem­ble de l’é­conomie, car elle est structurelle.

À l’in­verse, la crois­sance est forte sur l’a­mont des fil­ières (biens d’équipement, infra­struc­tures), ou, dans les marchés des pays émer­gents, sur l’aval des fil­ières (équipement des ménages) et pour longtemps, quelles que soient les crises con­jonc­turelles qui ne man­queront pas de s’y produire.

Répondre aux crises régulières

Redéfinir les activités
Un enjeu majeur pour les grands groupes occi­den­taux est de redéfinir forte­ment et rapi­de­ment leurs porte­feuilles d’ac­tiv­ités par rap­port aux nou­velles sources de crois­sance longue, tout en prenant en compte le fait que des crises sévères inter­vien­dront péri­odique­ment (et même peut-être prochaine­ment) au sein de ces dernières.

On ne peut croître à long terme sans don­ner de bonnes répons­es aux crises régulières qui com­posent une crois­sance nor­male. Il ne faut pas se tromper sur le type de crise, sur les leviers fon­da­men­taux à utilis­er pour chaque crise, sur la valeur de la part de marché et l’in­térêt de cer­taines straté­gies de con­sol­i­da­tion, ni sur le tim­ing de mise en œuvre de cer­taines décisions.

Cer­taines crises per­me­t­tent et néces­si­tent de se ren­forcer dans ses métiers et de gag­n­er de la part de marché lors du rebond qui leur suc­cède. L’a­juste­ment des coûts et des investisse­ments doit donc être extrême­ment pré­cis et dif­féren­cié. D’autres néces­si­tent d’ar­bi­tr­er sans états d’âme en faveur de la défense des résul­tats financiers à court terme. Défendre la part de marché à tout prix n’y a pas de sens. Cer­taines enfin néces­si­tent de mod­i­fi­er pro­fondé­ment le porte­feuille de métiers et de géo­gra­phies si l’on veut con­tin­uer à croître de façon sig­ni­fica­tive et rentable à long terme.

Chaque dirigeant doit avoir sa pro­pre vision de chaque crise que tra­verse son entre­prise et de ce qui vient au-delà de cette crise, indépen­dam­ment de la vision con­sen­suelle du marché ou des experts qui n’est pas for­cé­ment la meilleure. De cette vision — plus forte que celle des con­cur­rents — et des déci­sions pris­es — plus cohérentes — dépen­dent la crois­sance et le lead­er­ship de l’en­tre­prise à moyen terme.

Estin & Co est un cab­i­net inter­na­tion­al de con­seil en stratégie basé à Paris, Lon­dres, Genève et Shang­hai. Le cab­i­net assiste les direc­tions générales de grands groupes européens et nord-améri­cains dans leurs straté­gies de crois­sance, ain­si que les fonds de pri­vate equi­ty dans l’analyse et la val­ori­sa­tion de leurs investissements.

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