Roberto Salmeron

Pr. Roberto Salmeron : le Brésil au coeur

Dossier : ExpressionsMagazine N°758 Octobre 2020Par Pedro PERON (2002)

Brésilien de São Paulo, Rober­to Salmeron est décédé en juin dernier, à Paris, un jour après avoir fêté ses 98 ans. Sa vie, telle qu’il nous l’avait racon­tée, a été d’une richesse for­mi­da­ble. Pro­fondé­ment attristés, recon­nais­sants pour son énorme générosité, touchés par son his­toire qui mérite d’être répan­due, nous avons décidé de pro­pos­er un arti­cle pour cette revue. Les recherch­es com­plé­men­taires nous ont appris, alors, à quel point était hum­ble et abrégé le réc­it qui nous avait émer­veil­lé déjà il y a 15 ans.

« Com­ment en êtes-vous arrivé là ? » C’était peut-être la ques­tion que plusieurs d’entre nous auraient voulu lui pos­er depuis un bon moment. Mais j’hésitais, le courage man­quait, ce n’était pas con­ven­able : on était là pour par­ler boulot. Finie la dis­cus­sion du soir, avant de par­tir, je me jette à l’eau. Ceux qui se dis­per­saient déjà font un pas en arrière, ten­dent les oreilles, mais doivent se con­tenter d’un grand sourire : « Je vous le racon­terai un autre jour ». C’était le début des années 2000, on n’avait pas encore dévelop­pé le réflexe presque involon­taire de tout chercher sur Google. Il n’y avait pas grand-chose là-dessus, de toute façon. Pas encore. On se résig­nait à la patience.

Un professeur attentif

Le pro­fesseur Rober­to Salmeron était alors un octogé­naire svelte, grave, à la mous­tache touf­fue, les rides peu révéla­tri­ces de son naturel souri­ant. Tou­jours atten­tif à ses orig­ines – quoiqu’apparemment si éloigné d’elles, sous plusieurs aspects –, Salmeron s’était attribué le rôle de tuteur des élèves brésiliens sur le plateau. Sur demande de la DG, c’était lui qui avait mis l’École en rela­tion avec quelques-unes des meilleures uni­ver­sités brésili­ennes – où l’X puise, depuis bien­tôt vingt ans, une dizaine de jeunes par pro­mo­tion. De sa pro­pre ini­tia­tive, pro­fes­sor Salmeron pro­po­sait aux pre­miers admis (2001–2003) des ren­con­tres régulières pour s’assurer que tout se pas­sait pour le mieux : sco­lar­ité, adap­ta­tion cul­turelle, pro­jets professionnels.

Je trouvais bouleversant que Salmeron choisît d’employer son temps à nous écouter et nous orienter.

Chercheur en physique des par­tic­ules à Poly­tech­nique, directeur de recherche de classe excep­tion­nelle (ensuite, émérite) au Lab­o­ra­toire Lep­rince-Ringuet (X‑CNRS), cela sup­pose toute une vie de tra­vail sérieux et obstiné, de la fer­meté d’esprit, de l’ambition. De ce fait, je trou­vais sur­prenant, un peu boulever­sant même, que Salmeron choisît d’employer son temps à nous écouter et nous ori­en­ter. Cet éton­nement témoignait, bien sûr, de ma con­cep­tion stéréo­typée du chercheur de pointe qui préfère se sous­traire aux affaires éduca­tives « mineures » ; en tout cas, il y avait là-dedans de quoi éveiller les curiosités. Promesse tenue, son his­toire nous a été finale­ment racon­tée lors d’un dîn­er gen­ti­ment offert chez lui et son épouse Sonia, peu avant notre départ pour la qua­trième année. Une habi­tude qui sen­tait la tra­di­tion, même si elle n’a duré que 3 ans.

Le scientifique

Né au Brésil en 1922 dans une famille d’ouvriers d’origine espag­nole, Rober­to Salmeron a fait ses études d’ingénieur à l’Escola Politéc­ni­ca de l’Université de São Paulo. De plus en plus pas­sion­né par la physique, il tra­vaille à mi-temps comme assis­tant de son pro­fesseur pen­dant sa sco­lar­ité, et même après, quand il décide de com­pléter sa for­ma­tion en physique et bas­cule en physi­cien à plein-temps. Il tra­vaille, alors, sur le ray­on­nement cos­mique avec Gleb Watagh­in, impor­tant chercheur ita­lo-russe basé au Brésil depuis les années 30. Salmeron démé­nage ensuite à Rio de Janeiro pour tra­vailler dans le nou­veau Cen­tre brésilien de recherch­es en physique (CBPF, l’un des plus impor­tants du genre au Brésil) et enseign­er à l’Universidade do Brasil (dev­enue UFRJ). En 1950, alors qu’il se pen­chait sur la con­cep­tion de ce qui aurait été le pre­mier accéléra­teur de par­tic­ules au pays, il est accusé du « délit » d’être de gauche et se voit, un jour, empêché par les mil­i­taires d’accéder au bâti­ment de son lab­o­ra­toire. Le bon côté : c’était le moment idéal pour par­tir faire un doc­tor­at à l’étranger.

Lau­réat d’une bourse de l’Unesco, Salmeron développe et sou­tient sa thèse à l’université de Man­ches­ter sous la direc­tion de Patrick Black­ett, prix Nobel 1948. Jugé extra­or­di­naire dans ses exploits académiques, sur recom­man­da­tion de M. Black­ett lui-même, Salmeron rejoint le CERN en 1955 – moins d’un an après sa fon­da­tion, au tout début de son instal­la­tion à Genève. Seul non-Européen dans l’équipe, il a été l’un des dix pre­miers sci­en­tifiques à y tra­vailler. Au long de ces huit années con­sacrées au CERN, il par­ticipe à de nom­breuses expéri­ences et fait d’importantes décou­vertes, notam­ment sur les neutrinos.

Nos­tal­gique de sa terre natale, Rober­to Salmeron accepte, en 1963, l’invitation du gou­verne­ment brésilien à aider à la con­cep­tion et la fon­da­tion de l’Université de Brasília (UnB), où il finit par être nom­mé directeur de l’Institut cen­tral des sci­ences. C’était une pre­mière : le mod­èle selon lequel l’UnB s’était struc­turée a inspiré plusieurs uni­ver­sités à tra­vers le pays et y est devenu en peu de temps le mod­èle adop­té par toutes les insti­tu­tions publiques d’enseignement supérieur.

À la suite d’un coup d’État sur­venu en 1964 et à la mise en place d’une dic­tature mil­i­taire, Salmeron et ses col­lègues ont tenu bon pen­dant près d’un an tout en faisant face aux inter­ven­tions abu­sives du gou­verne­ment fédéral, soi-dis­ant anti-com­mu­niste. À la fin de 1965, en réac­tion à des actes arbi­traires réitérés tels que l’arrestation d’étudiants, les démis­sions injus­ti­fiées, la cen­sure sur la pro­duc­tion académique et les incur­sions poli­cières de plus en plus vio­lentes, Salmeron et 223 autres enseignants-chercheurs ont annon­cé leur démis­sion col­lec­tive. Devenu per­sona non gra­ta par le gou­verne­ment dic­ta­to­r­i­al (qui devait dur­er plus de vingt ans), il reste plusieurs mois au chô­mage. C’est via l’ambassade française au Brésil que Vic­tor Weis­skopf, directeur du CERN, lui envoie un con­trat de tra­vail signé lui per­me­t­tant de quit­ter le pays et repren­dre son poste à Genève.

En 1967, alors qu’il était con­voité aus­si par Oxford et Colum­bia, Rober­to Salmeron rejoint finale­ment l’École poly­tech­nique (sa femme et lui avaient décidé que Paris, c’était mieux pour les enfants). Invité par Louis Lep­rince-Ringuet, il y mène des recherch­es et coor­donne une équipe dans le Lab­o­ra­toire de physique nucléaire des hautes éner­gies (LPNHE‑X, devenu LLR). Il a été aus­si le fon­da­teur et pre­mier directeur de l’École de Gif-sur-Yvette, la plus anci­enne des écoles thé­ma­tiques de l’IN2P3 (Insti­tut nation­al de physique nucléaire et de physique des par­tic­ules), pro­mou­vant des ren­con­tres annuelles sur la physique des par­tic­ules. Il a main­tenu, depuis, une col­lab­o­ra­tion inten­sive avec le CERN et plusieurs insti­tu­tions de recherche et d’enseignement supérieur en Europe et au Brésil. À la fin des années 80, il a été l’un des respon­s­ables de la con­struc­tion du plus mod­erne accéléra­teur-col­li­sion­neur brésilien, au Lab­o­ratório Nacional de Luz Sín­cro­tron à Camp­inas, alors qu’il con­tribuait avec l’Académie royale des sci­ences de Suède en tant que con­seiller pour le prix Nobel en physique. C’est pour dire : il était un peu partout. Entre-temps, il pub­li­ait plus d’une cen­taine d’articles sur les inter­ac­tions faibles, les par­tic­ules étranges, le plas­ma de quark-glu­on, et j’en passe.

Modestie, engagement et dévouement

Dans nos con­ver­sa­tions comme dans de nom­breuses inter­views où il racon­tait son his­toire, Rober­to Salmeron évo­quait tou­jours la chance qu’il avait eue, à plusieurs repris­es, tout au long de sa vie. Ces hasards avaient été fon­da­men­taux dans sa for­ma­tion et dans la con­struc­tion de son par­cours pro­fes­sion­nel. C’est vrai que la chance, per­son­ne ne peut s’en pass­er, et c’est vrai aus­si que lui seul était bien placé pour en juger. En tout cas, si quelques-uns de ses exem­ples soulig­naient sa mod­estie plutôt que la chance, d’autres révélaient des ren­con­tres for­tu­ites avec des per­son­nages dont la générosité avait forte­ment influ­encé son avenir et son éthique personnelle.

“Salmeron évoquait toujours la chance qu’il avait eue tout au long de sa vie.”

Le pre­mier fut Cân­di­do Gomide, son pro­fesseur de math­é­ma­tiques au col­lège – qu’il a fail­li ne pas fréquenter, faute d’information et de mod­èles proches à suiv­re, dans un pays et à un moment où seul l’enseignement pri­maire était oblig­a­toire. Recon­nais­sant très tôt chez Salmeron une grande apti­tude aux maths, M. Gomide lui pro­posa des cours sup­plé­men­taires gra­tu­its à la mai­son, le soir, pen­dant des années. C’était là, prob­a­ble­ment, le début d’un grand sci­en­tifique. À la fin du col­lège, Salmeron con­nais­sait déjà les bases du cal­cul dif­féren­tiel et inté­gral. Pour soutenir la famille, il don­nait des cours par­ti­c­uliers d’abord, pas­sant ensuite dans des col­lèges et lycées privés. C’est pen­dant ses pre­mières années à l’Escola Politéc­ni­ca qu’il écrit ses pre­miers livres : Élec­tric­ité et mag­nétisme et Optique, fondés sur les notes des cours qu’il enseignait dans les class­es pré­para­toires à l’admission aux écoles d’ingénieur. Ces livres ont fini par être adop­tés dans des lycées de tout le pays et, même si Salmeron les vendait à un très faible prof­it, ce sont ces revenus-là qui lui ont per­mis de finir sa thèse à Man­ches­ter, plusieurs années plus tard. De fait, le pro­gramme de l’Unesco qui finançait sa bourse avait été inter­rompu en 1953 pour tout sujet ayant un rap­port avec le nucléaire – con­séquence de l’affaire Julius et Ethel Rosen­berg, accusés d’espionnage dans cette affaire très con­tro­ver­sée, con­sid­érée par quelques-uns comme l’analogue état­sunien, guerre-froi­di­en de l’affaire Dreyfus.

Près de 50 ans avant que je ne sois éton­né moi-même qu’un directeur de recherche émérite se fît tuteur d’un groupe d’étudiants en deux­ième année, Salmeron avait con­nu un éton­nement sem­blable à Man­ches­ter avec son directeur de thèse. M. Black­ett, lau­réat Nobel, lui expli­quant les raisons qui l’avaient amené à enseign­er le cours de physique de base, en pre­mière année, et non pas les théories les plus avancées : « Ce qu’il faut à ces étu­di­ants, c’est des pro­fesseurs très expéri­men­tés. Avec une for­ma­tion de base impec­ca­ble, s’ils tombent plus tard sur des cours insuff­isants, ils seront capa­bles de combler les trous eux-mêmes ». C’était très con­va­in­cant comme argu­ment, à en juger par l’attention que Salmeron a porté à l’enseignement depuis – et ce surtout lorsqu’il se voy­ait dans des posi­tions ana­logues à celle qu’occupait Black­ett à l’époque.

Retour sur l’histoire

En un sens, pour­tant, Rober­to Salmeron avait délais­sé ses étu­di­ants à Brasília en 1965 pen­dant la dic­tature mil­i­taire. Les con­di­tions de tra­vail devenant insup­port­a­bles, une réponse ferme se fai­sait pres­sante : rester reviendrait en quelque sorte à pren­dre le par­ti de l’oppresseur. Les étu­di­ants, eux, avaient été pour la plu­part com­préhen­sifs voire encour­ageants pour la démis­sion col­lec­tive. Cher­chant à leur ren­dre hom­mage et jus­tice, un Salmeron devenu his­to­rien sort, en 1999, le livre Uni­ver­sité inter­rompue : 1964–1965, un superbe tra­vail d’historiographie qui lui a pris près de huit ans, dont deux con­sacrés exclu­sive­ment à cette écri­t­ure. Quelques années plus tard, ce livre a été l’un des piliers des travaux de la Com­mis­sion de la mémoire et de la vérité, chargée de retrac­er les événe­ments et d’identifier les respon­s­ables des abus de cette péri­ode au sein de l’université.

Il n’y a rien d’étonnant, donc, à ce que Salmeron place M. Gomide (son prof au col­lège) et M. Black­ett par­mi les per­son­nes les plus impor­tantes dans sa vie, juste der­rière ses par­ents. Ces deux maîtres avaient eu sur lui des influ­ences qui por­taient bien au-delà du stricte­ment pro­fes­sion­nel. On retrou­ve chez eux, peut-être, quelques racines des ver­tus qui lui étaient pro­pres : l’humilité, l’éthique, le sens du devoir et de la jus­tice, le tout arrosé de la générosité dont nous avons été objets. L’humanisme, en un mot – quelque­fois pris, on l’a vu, pour du com­mu­nisme. À mau­vais entendeur…

Infati­ga­ble, Salmeron dévoile sa dernière œuvre publique à l’âge de 90 ans : un livre de vul­gar­i­sa­tion sci­en­tifique pour les jeunes. Les hommes qui nous ont appris la con­cep­tion du monde racon­te la vie de treize grands sci­en­tifiques à tra­vers l’Histoire, met­tant en valeur leurs prouess­es dans les sci­ences mais aus­si les obsta­cles qu’ils ont dû sur­mon­ter dans leurs vies privées. C’est un por­trait pas­sion­nant des aboutisse­ments ren­dus pos­si­bles par un pro­fond engage­ment per­son­nel. Le mes­sage y est clair : la pro­duc­tion de ces génies s’appuyait aus­si bien sur de grandes intel­li­gences que sur d’extraordinaires forces de car­ac­tère. On pour­rait dire que Rober­to Salmeron, en toute mod­estie, par­lait un peu de son pro­pre dévoue­ment. Pour ma part, je lui pro­poserais hum­ble­ment, pour la 2e édi­tion de son ouvrage, le présent petit texte en qua­torz­ième chapitre. Il rigol­erait… Peut-être en post­face, alors ?

par Pedro Per­on (2002) au nom des élèves aux­quels Salmeron a ouvert les portes de l’X


Pour en savoir plus : https://en.wikipedia.org/wiki/Roberto_Salmeron

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