Chiffre d’affaires du commerce électronique dans le monde

Commerce électronique. Mirage ou miracle économique ?

Dossier : Libres proposMagazine N°551 Janvier 2000
Par Christophe JEANTEUR (76)
Par Philippe KAAS (71)

Bulle ou pas, le commerce virtuel fait déjà des dégâts réels

Bulle ou pas, le commerce virtuel fait déjà des dégâts réels

Le coup de semonce a eu lieu à Noël 1998 quand 8 % des achats par carte Visa sont passés sur l’In­ter­net. On s’at­tend à beau­coup plus pour 1999, ce qui a motivé une décote générale des actions du secteur de la dis­tri­b­u­tion par Mer­ill Lynch dès le mois d’août. Au même moment, le prési­dent de Toys-R-Us, le “cat­e­go­ry killer” du jou­et, était limogé pour n’avoir pas encore mis en place de riposte con­va­in­cante à la con­cur­rence Inter­net. Dans un autre domaine, l’En­cy­clopae­dia Bri­tan­ni­ca, ce mon­u­ment du savoir, vient de se met­tre en ligne gra­tu­ite­ment pour ten­ter de sauver son lectorat.

Quand on veut citer des réus­sites, le pre­mier nom qui vient à l’e­sprit à pro­pos de com­merce élec­tron­ique est Amazon.com. Librairie en ligne fondée en juil­let 1995 par un entre­pre­neur de 33 ans, Jeff Bezos, Ama­zon tablait pour 1999 sur un chiffre d’af­faires de 1,4 mil­liard de dol­lars et cap­i­tal­i­sait en novem­bre plus de 25 mil­liards de dol­lars, presque autant que le groupe LVMH.

Il est vrai qu’Amazon.com, depuis le début, accu­mule les pertes, de plus en plus lour­des. Mais il faut voir ces pertes comme des investisse­ments, qui lui ont per­mis d’im­pos­er son mod­èle, d’élargir son offre et d’in­ter­na­tion­alis­er sa présence, avec une avance dif­fi­cile­ment rat­tra­pable. Car Amazon.com est la mère de toutes les bou­tiques Inter­net, la mar­que virtuelle la plus con­nue au monde, le mag­a­sin le plus fréquen­té, la référence. Ama­zon a fait la preuve qu’il est pos­si­ble de com­mercer par Inter­net et même de pren­dre des parts de marché con­sid­érables aux entre­pris­es ayant pignon sur rue.

Chiffre d’affaires du com­merce élec­tron­ique dans le monde
(en mil­liards de dollars)
Source : For­rester Research.

Plus qu’un nouveau canal de vente, c’est une nouvelle manière d’acheter et de consommer

Amazon.com a vingt fois plus de choix qu’une librairie clas­sique (2,5 mil­lions de titres con­tre 100 000) à des prix com­péti­tifs. À un clic de chez soi, 24 heures sur 24, ses pages d’écran per­me­t­tent de par­courir les rayons, de voir les pro­duits en pho­to avec les com­men­taires de la cri­tique et des lecteurs, d’en “feuil­leter” le résumé et de pass­er com­mande. Dès la sec­onde vis­ite, Amazon.com vous accueille per­son­nelle­ment et vous indique des titres sus­cep­ti­bles de vous plaire, en croisant vos antécé­dents d’achat avec ceux des acheteurs de best sellers.

Ce mod­èle, Amazon.com l’a décliné au disque, en détrô­nant rapi­de­ment son devanci­er CDNow, aux jeux et aux cadeaux, à l’élec­tron­ique et aux logi­ciels, au brico­lage et enfin, avec le lance­ment récent de zShops, à “tout ce qui se vend”. Ama­zon vend même des bijoux et des fruits de mer.

Autour des bou­tiques et des galeries com­mer­ciales virtuelles, le com­merce élec­tron­ique met en jeu de nou­veaux types d’ac­teurs : les ser­vices de ventes aux enchères (eBay, un des rares cyber­com­merçants qui soit déjà béné­fi­ci­aire, QXL, Aucland), les com­mu­nautés virtuelles (Geoc­i­ties, Tri­pod, Super-sec­re­taire), les agents intel­li­gents (com­para­teurs de prix comme MySi­mon, RUSure), sans par­ler des moteurs de recherche et des four­nisseurs d’ac­cès qui sont aus­si de for­mi­da­bles espaces pub­lic­i­taires. Ces caté­gories sont loin d’être fer­mées ; les sites d’enchères, par exem­ple, comptent déjà telle­ment de clients qu’ils se sont mis à ven­dre des pro­duits neufs.

Il est frap­pant de con­stater que presque toutes les réus­sites du com­merce élec­tron­ique ont démar­ré d’emblée sur le Net ou venaient de la vente directe et de la vente par cor­re­spon­dance. Ceci mon­tre que le com­merce élec­tron­ique n’est pas un pro­longe­ment naturel de la dis­tri­b­u­tion clas­sique. Les savoir-faire sont très dif­férents, et les dis­trib­u­teurs en place ont sou­vent trop à per­dre pour jouer à fond la carte du com­merce électronique.

L’avenir de notre commerce électronique se joue sur le marché américain

L’In­ter­net est né aux États-Unis, comme la plu­part des tech­nolo­gies qui l’en­tourent. La plu­part des vedettes actuelles du com­merce en ligne se sont lancées dès 1995. Le coût de la con­nex­ion étant indépen­dant de la durée, Inter­net aug­mente très rapi­de­ment son audi­ence chez les par­ti­c­uliers — comme dans le monde de l’en­tre­prise. De San Fran­cis­co à Boston, on n’en­tend que cela, on ne voit que cela : les “dot.com”. Résul­tat : 90 % du temps de con­nex­ion au Web mon­di­al se passe aux États-Unis, tous les autres pays se partageant les 10 % restants.

Sire amazon.com en 2000L’Eu­rope essaie de rat­trap­er son retard, mais les con­di­tions y sont beau­coup moins favor­ables. L’In­ter­net devient peut-être gra­tu­it, mais pas le télé­phone. Et la con­nex­ion per­ma­nente est inabor­d­able pour les par­ti­c­uliers. Il y a matière à relancer le débat sur la tar­i­fi­ca­tion de la boucle locale. Son coût est fixe, pourquoi pas sa fac­tura­tion ? Pour faire sub­ven­tion­ner l’abon­nement des plus défa­vorisés par les gros usagers ? Ne nous y trompons pas : cette poli­tique aura l’ef­fet inverse, en priv­ilé­giant l’usage de ce nou­veau média par les gens capa­bles de pay­er les heures de connexion.

La Grande-Bre­tagne, dans le sil­lage des États-Unis, con­naît une explo­sion de l’of­fre et de la demande. La Scan­di­navie, les Pays-Bas et l’Ir­lande suiv­ent, béné­fi­ciant de l’ab­sence de bar­rière lin­guis­tique vis-à-vis des sites anglo­phones. Le monde ger­manophone accuse un retard, comme la Bel­gique et le Lux­em­bourg, avec des coûts d’ac­cès pro­hibitifs et un envi­ron­nement fis­cal et juridique peu favor­able aux créa­teurs d’entreprise.

Cepen­dant l’Alle­magne est en tête dans le courtage et la banque en ligne, et ses per­spec­tives de développe­ment sont bonnes. L’I­tal­ie et l’Es­pagne sont à la traîne. Mais l’énorme suc­cès de l’in­tro­duc­tion en bourse du por­tail espag­nol Ter­ra en novem­bre — qui en fait l’en­tre­prise Inter­net la plus chère d’Eu­rope à 61 mil­liards de francs — mon­tre que tout peut chang­er très vite.

La France, avec ses 7 mil­lions de Mini­tels (sans compter les PC avec ému­la­tion Mini­tel : peut-être 2 mil­lions) qu’u­tilisent régulière­ment 14 mil­lions de Français, s’est mon­trée rel­a­tive­ment résis­tante à l’In­ter­net. Mais elle pour­rait bas­culer très vite, comme pour le télé­phone portable.

  • Mi-1999, le nom­bre d’in­ter­nautes était estimé à 5 mil­lions (25 % des foy­ers). Certes, seuls 9 % d’en­tre eux avaient déjà fait un achat en ligne — con­tre 15 % en Angleterre et 20 % en Alle­magne — mais cela s’ex­plique par la faib­lesse de l’of­fre fran­coph­o­ne (seule­ment 900 sites marchands à ce jour, con­tre 25 000 ser­vices Minitel).
  • Pour 2001, imag­i­nons, l’ex­plo­sion et la médi­ati­sa­tion de l’of­fre aidant, que 60 % des foy­ers soient con­nec­tés, que 30 % d’en­tre eux achè­tent sur le Net, et qu’ils y dépensent 5 % de leur bud­get de con­som­ma­tion. C’est 1 % des ventes de détail qui échap­perait aux com­merçants actuels.

Un leader du com­merce élec­tron­ique peut s’in­ter­na­tion­alis­er à toute vitesse, et c’est pourquoi l’a­vance des Améri­cains est inquié­tante. Par exem­ple, il est déjà trop tard pour se lancer dans la vente virtuelle de livres en Europe, même si le prix unique lim­ite encore les dégâts. Même une entre­prise aus­si puis­sante que Ber­tels­mann a du mal à con­cur­rencer Ama­zon à l’échelle mon­di­ale. Avec ses parte­naires, elle a déjà investi plus de trois mil­liards de francs dans l’In­ter­net. Et pour­tant à mi-1999, elle esti­mait que son rival avait encore deux années d’avance.

Le développe­ment du marché ne suiv­ra pas néces­saire­ment la même séquence en Europe qu’aux États-Unis, mais la meilleure stratégie pour un Européen est sou­vent de saisir la vague à l’o­rig­ine sur le marché américain.

Le voy­ag­iste alle­mand Tiss, par exem­ple, y a très bien réus­si. Havas Inter­ac­tive, en prenant le con­trôle de l’Améri­cain Cen­dant, a fait une démarche analogue.

Le commerce électronique touchera tous les secteurs de l’économie

On se demande sou­vent quels sont les pro­duits qui se prê­tent au com­merce électronique.

Oil and Gaz on line en 2000

Au début, les ordi­na­teurs, les logi­ciels, les CD, les livres et les voy­ages ont acca­paré le marché. Ces secteurs représen­tent encore près de 80 % de l’ensem­ble des ventes au grand pub­lic via Internet.

Mais le com­merce élec­tron­ique ne s’y can­ton­nera pas. Dès le deux­ième semes­tre de l’an­née 1998, on a vu décoller, aux États-Unis, vête­ments, arti­cles de mode, cadeaux et auto­mo­biles. Au pre­mier semes­tre 1999, c’é­tait le tour des bil­lets de spec­ta­cle, du jou­et, des pro­duits de beauté et cos­mé­tiques, mais aus­si des arti­cles de jar­di­nage. D’ailleurs, le pro­fil de l’in­ter­naute, en se démoc­ra­ti­sant, se rap­proche de plus en plus de celui du con­som­ma­teur ordinaire.

Les ser­vices aus­si sont touchés, notam­ment dans le domaine financier. À se deman­der ce qu’on va faire de toutes ces agences ban­caires… Dans le monde de la san­té, le pro­jet Healtheon-Web­MD con­siste à met­tre sur le Net l’as­sur­ance-mal­adie, les ordon­nances, l’im­agerie et les dossiers.

L’évo­lu­tion la plus rad­i­cale et la plus rapi­de con­cern­era les pro­duits numéris­ables tels les logi­ciels, les doc­u­ments de voy­age — bil­lets d’avion et réser­va­tions d’hô­tel — ou, à l’avenir, les jour­naux, la musique et les livres sans sup­port papi­er. Si vous tenez vrai­ment à la musique et aux livres, c’est le moment de vous lancer dans la dis­tri­b­u­tion élec­tron­ique, de musique virtuelle ou les livres électroniques.

Moins bruyante, la transformation du commerce entre entreprises sera aussi plus profonde

La clien­tèle d’en­tre­pris­es, plus infor­ma­tisée et plus inter­na­tionale que celle des par­ti­c­uliers, bas­cule aus­si plus vite et draine déjà des chiffres d’af­faires impres­sion­nants : Intel (10 mil­liards de dol­lars par an de CA sur Inter­net !), Cis­co (8 mil­liards), Dell (7 mil­liards), IBM (4 mil­liards), les édi­teurs de progi­ciels de Sup­ply Chain Man­age­ment (Arri­ba, Com­merce One, MyS­AP), les four­nisseurs d’ac­cès rapi­de (@home), les four­nisseurs d’héberge­ment (Fron­tier Glob­al Cen­ter), les prestataires logis­tiques (UPS)…

Certes le com­merce élec­tron­ique entre entre­pris­es n’est sou­vent qu’un sub­sti­tut tech­nique à l’échange de don­nées infor­ma­tisées (EDI) et au fax, un moyen d’op­ti­miser encore le coût des proces­sus d’ap­pro­vi­sion­nement. Mais il men­ace déjà l’ex­is­tence de cer­tains inter­mé­di­aires, au moins sous leur forme actuelle, comme les dis­trib­u­teurs infor­ma­tiques, et sus­cite la créa­tion d’in­ter­mé­di­aires d’un nou­veau genre.

Cer­tains ont une spé­cial­ité hor­i­zon­tale (Adauc­tion : vente aux enchères d’e­space pub­lic­i­taire). La plu­part s’or­gan­isent par secteurs ver­ti­caux : Cheop (chimie), e‑steel (aci­er), PaperEx­change (papi­er), Plas­tic­sNet, SciQuest (équipement de lab­o­ra­toire), WAD (aéro­nau­tique), YOUtil­i­ties (énergie), Nation­al Trans­porta­tion Exchange (trans­port), Ver­ti­cal­net (40 secteurs), etc.

On entrevoit là une remise en cause de la struc­ture de fil­ières indus­trielles entières, de leur degré de con­cen­tra­tion et d’in­té­gra­tion verticale.

Il est grand temps de définir sa stratégie, du con­cept à la tech­nolo­gie en pas­sant par les alliances et le finance­ment. Car les enjeux s’en­v­o­lent. Comme on dit dans la Sil­i­con Val­ley : The fools are danc­ing, but the big­ger fools are watch­ing. Tra­duc­tion libre : c’est un jeu de fous, mais les plus fous sont ceux qui ne jouent pas.

On trou­vera plus de détails dans le livre de P. Ger­bert, P. Kaas et D. Schnei­der, Les nou­veaux marchands du Net, les clés du com­merce élec­tron­ique, Édi­tions First (disponible en librairie à par­tir du 26 janvier).

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