Analyse macroéconomique de l’inflation et de la pertinence de nos modèles

Analyse macroéconomique de l’inflation et de la pertinence de nos modèles

Dossier : InflationMagazine N°783 Mars 2023
Par Céline ANTONIN
Par François GEEROLF (X04)

La courbe de Phillips a con­nu un suc­cès pop­u­laire et uni­ver­si­taire éton­nant, pour une idée empirique­ment frag­ile depuis le départ et con­testée par une bonne par­tie des écon­o­mistes. Sans doute a‑t-elle à son act­if l’avantage de la sim­plic­ité, ce qui explique qu’elle ait joué un rôle majeur dans la con­cep­tion des poli­tiques économiques pen­dant une bonne généra­tion. À présent, il est peu prob­a­ble qu’elle retrou­ve une util­ité, dans le con­texte infla­tion­niste actuel.

À par­tir du milieu des années 1980, les prin­ci­paux pays de l’OCDE ont con­nu plus de trois décen­nies d’inflation faible, au point que cer­tains ont cru que l’inflation était durable­ment maîtrisée, voire qu’elle avait dis­paru. Or depuis la mi-2021, à la faveur de la reprise post-Covid et de la crise énergé­tique et ali­men­taire, on assiste à une résur­gence de l’inflation en zone euro avec un taux d’inflation cul­mi­nant à 10,1 % en novem­bre 2022. 

Dans ce con­texte, la ques­tion de la per­ti­nence des mod­èles macroé­conomiques util­isés pour analyser l’inflation se pose avec acuité. Notre arti­cle s’articule en trois temps. Nous nous atta­chons d’abord à définir les ter­mes du débat, en dis­tin­guant notam­ment l’inflation interne de l’inflation importée. Un mod­èle emblé­ma­tique pour analyser l’inflation interne, large­ment util­isé en macroé­conomie, étant la courbe de Phillips, nous pro­posons ensuite un retour sur l’historique de cette courbe. Nous nous inter­ro­geons enfin sur la per­ti­nence de cette théorie au regard des obser­va­tions empiriques. 

Définition de l’inflation

Dans les manuels de macroé­conomie, l’inflation est définie comme une hausse général­isée des prix et des salaires, autrement dit comme une perte de valeur de la mon­naie en ter­mes de biens et ser­vices. Il existe d’ailleurs une rela­tion forte, à long terme, qui relie le taux de change nom­i­nal entre deux mon­naies et le dif­féren­tiel d’inflation : après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les déval­u­a­tions suc­ces­sives du franc par rap­port au mark se sont ain­si accom­pa­g­nées d’une infla­tion bien plus impor­tante en moyenne en France qu’en Alle­magne. Plus générale­ment, les pays à mon­naie faible, qui déval­u­ent de manière très régulière, comme l’Argentine ou l’Italie, ont des taux d’inflation plus impor­tants que les pays à mon­naie forte comme la Suisse ou le Japon. 

Inflation et inflation sous-jacente

Cela étant, l’inflation que nous con­nais­sons actuelle­ment dans les pays dévelop­pés ne cor­re­spond pas à l’idéal-type des manuels d’économie : elle provient essen­tielle­ment de la hausse des prix relat­ifs de l’énergie et de l’alimentation. En novem­bre 2022, selon les chiffres défini­tifs d’Eurostat, l’inflation atteignait 10,1 % en zone euro, tan­dis que l’inflation exclu­ant l’énergie et les pro­duits ali­men­taires, dite infla­tion « sous-jacente », ressor­tait à 5 %, soit moins de la moitié de l’inflation totale. 

Cette infla­tion sous-jacente était elle-même en par­tie indi­recte­ment liée à l’augmentation des prix énergé­tiques et ali­men­taires, via les con­som­ma­tions inter­mé­di­aires (par exem­ple, les prix des bil­lets d’avion ou de la restau­ra­tion) et via les nom­breux mécan­ismes d’indexation automa­tique sur les biens ou les salaires. Selon la déf­i­ni­tion stan­dard, on ne devrait par­ler d’inflation qu’à par­tir du moment où ces hauss­es de prix se dif­fusent dans l’ensemble de l’économie, par le jeu des négo­ci­a­tions salar­i­ales par exem­ple. Or pour l’heure ces mécan­ismes de dif­fu­sion sont d’une ampleur rel­a­tive­ment limitée. 

Inflation interne et inflation importée

Dans le même ordre d’idées, il faut égale­ment pren­dre soin de dis­tinguer entre « infla­tion interne » et « infla­tion importée », car leurs mécan­ismes dif­fèrent. L’inflation importée que nous vivons actuelle­ment en Europe s’accompagne sans ambiguïté d’une baisse de pou­voir d’achat, alors que les coûts agrégés de l’inflation interne, surtout quand celle-ci est faible, sont bien plus con­tenus (voir Naka­mu­ra et al. The Elu­sive Costs of Infla­tion : Price Dis­per­sion dur­ing the U.S. Great Infla­tion, 2018).

Les effets redis­trib­u­tifs de ces deux types d’inflation ne sont pas non plus iden­tiques : tan­dis que les aug­men­ta­tions des prix de l’énergie et de l’alimentation pèsent davan­tage sur les plus mod­estes, en rai­son de la part plus impor­tante de ces postes de dépense dans leur revenu, les effets redis­trib­u­tifs de l’inflation interne sont plus ambi­gus, les débi­teurs ou ceux dont les revenus sont indexés pou­vant être favorisés. Le type de poli­tique économique à men­er face à ces deux types d’inflation diffère. 

La poli­tique économique est rel­a­tive­ment impuis­sante face à l’appauvrissement agrégé que représente l’accroissement de la fac­ture énergé­tique, assim­i­l­able à un prélève­ment extérieur dont le coût est partagé entre ménages, entre­pris­es et État – ain­si, le « boucli­er tar­i­faire » sur les prix du gaz et de l’électricité a pour effet de soulager le pou­voir d’achat des ménages et de reporter la fac­ture énergé­tique sur l’État. En revanche, selon la théorie de la courbe de Phillips (voir infra), la poli­tique économique peut lut­ter con­tre l’inflation interne au prix d’une hausse du chômage.

La courbe de Phillips : pivot de la macroéconomie

Le prési­dent de la Réserve fédérale des États-Unis, Jerome Pow­ell, a récem­ment réaf­fir­mé la per­ti­nence de cette théorie lors d’une con­férence de presse en sep­tem­bre 2022, qui jus­ti­fi­ait sa poli­tique de hausse des taux pour ralen­tir l’activité et aug­menter le chô­mage : « Nous avons besoin d’une aug­men­ta­tion du chô­mage, d’un ralen­tisse­ment du marché du tra­vail. » Pour­tant, quelques mois aupar­a­vant, le même Jerome Pow­ell avait admis au Con­grès que la courbe de Phillips ne fonc­tion­nait plus vraiment. 

La ques­tion de savoir s’il n’y a d’autre choix pour réduire l’inflation que d’augmenter forte­ment le chô­mage est une ques­tion cru­ciale : faut-il en pass­er par une forte réces­sion et une forte hausse du chô­mage pour vain­cre l’inflation, comme l’avait fait Paul Vol­ck­er dans les années 1980 ? Faut-il vrai­ment faire aug­menter le chô­mage pour vain­cre l’inflation ? Ce dernier aller-retour de Jerome Pow­ell sur la courbe de Phillips n’est qu’une des mul­ti­ples péripéties dans la longue his­toire de cette théorie. Au lende­main de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les idées keynési­ennes tri­om­phent et il devient évi­dent pour tout le monde, écon­o­mistes comme décideurs, que la poli­tique économique, par une ges­tion active de la demande, doit vis­er le plein emploi. Dans le même temps, l’inflation devient une véri­ta­ble préoc­cu­pa­tion après la Sec­onde Guerre mondiale. 

Alors Phillips vint… 

Dans ce con­texte, l’économiste William Phillips pub­lie en 1958, sur don­nées bri­tan­niques, un tra­vail qui démon­tre qu’il existe une rela­tion inverse entre le taux de crois­sance des salaires nom­inaux et le taux de chô­mage sur la péri­ode 1861–1913, qui va progres­sivement chang­er la donne : il existe un arbi­trage entre infla­tion et chô­mage, de sorte qu’un faible taux de chô­mage ne peut s’obtenir qu’au prix d’un taux d’inflation élevé. On jus­ti­fie cette rela­tion à l’aune des rap­ports de force entre salariés et employeurs. Lorsque la demande de tra­vail est excé­den­taire (chô­mage faible), les salariés sont en posi­tion de force pour réclamer des hauss­es de salaire nom­i­nal. À l’inverse, les reven­di­ca­tions salar­i­ales sont plus mesurées lorsque l’offre de tra­vail est excé­den­taire (chô­mage élevé). 

Un succès réel de la théorie

Sous l’impulsion de Paul Samuel­son et Robert Solow, qui étab­lis­sent la valid­ité de la courbe de Phillips sur don­nées améri­caines en 1960, cette rela­tion va être réin­ter­prétée et pop­u­lar­isée sous une forme plus large, comme la cor­réla­tion entre infla­tion et chô­mage. L’idée sous-jacente est que les entre­pris­es vont rapi­de­ment réper­cuter l’augmentation des salaires dans les prix des biens ven­dus pour main­tenir leurs niveaux de marge ; par ailleurs le chô­mage est un indi­ca­teur du déséquili­bre offre-demande qui doit se réper­cuter sur les prix dans l’économie. La courbe ain­si redéfinie, qui décrit un proces­sus pro­gres­sif de retour à l’équilibre sur le marché du tra­vail, va pro­gres­sive­ment devenir le cœur d’une nou­velle syn­thèse en macroéconomie. 

Pour ses par­ti­sans, cette rela­tion témoigne de rigid­ités nom­i­nales démon­trant l’incapacité de l’économie à s’ajuster aux chocs dans le court terme par une évo­lu­tion suff­isam­ment rapi­de des salaires et des prix. L’arbitrage entre chô­mage et infla­tion, dont rend compte la courbe de Phillips, doit con­duire les pou­voirs publics à devoir choisir à court terme leur com­bi­nai­son idéale entre taux de chô­mage et taux d’inflation. Cette rela­tion empirique fonc­tionne rel­a­tive­ment bien durant les années 1950–1960 et elle est au fonde­ment des poli­tiques de stop and go dans les pays de l’OCDE. Quand la con­jonc­ture va mal, on relance l’activité à coups de déficit budgé­taire et de baisse des taux d’intérêt : le chô­mage dimin­ue au prix d’un retour de l’inflation.

La stagflation des années 1970 et la courbe de Phillips augmentée

Si l’arbitrage infla­tion-chô­mage sem­ble fonc­tion­ner dans les années 1960, les années 1970 mar­quent un tour­nant. Avec l’apparition de la stagfla­tion (coex­is­tence d’une stag­na­tion du PIB et de l’inflation), l’inflation et le chô­mage se dévelop­pent simul­tané­ment. Mil­ton Fried­man et Edmund Phelps four­nissent une expli­ca­tion théorique à cette dérive : lorsque la poli­tique moné­taire est expan­sion­niste, les salariés ne sont pas dupes de l’illusion moné­taire liée à l’augmentation de leur salaire nom­i­nal. Ce qui leur importe, c’est le pou­voir d’achat de leur salaire réel : ils négo­cient donc l’évolution des salaires nom­inaux en fonc­tion de l’évolution anticipée des prix. Cela implique, par con­séquent, d’intégrer le taux d’inflation anticipé dans la rela­tion de Phillips, don­nant lieu à la « courbe de Phillips aug­men­tée » des antic­i­pa­tions. Fried­man et Phelps reti­en­nent l’hypothèse des antic­i­pa­tions adap­ta­tives, proces­sus par lequel les salariés révisent leurs antic­i­pa­tions d’inflation à chaque péri­ode en fonc­tion de l’erreur qu’ils com­met­tent à la péri­ode précédente. 

Augmentation de l’inflation et non inflation simple

L’interprétation de Phelps et de Fried­man fait ain­si de la courbe de Phillips un phénomène essen­tielle­ment tran­si­toire lié à une sit­u­a­tion de déséquili­bre, elle-même liée à une erreur d’anticipation. À court terme, l’arbitrage entre l’inflation et le chô­mage reste pos­si­ble, mais les poli­tiques con­jonc­turelles ne peu­vent faire baiss­er le chô­mage à court terme qu’au prix d’une infla­tion non pas en aug­men­ta­tion, mais en accéléra­tion. On peut ain­si déter­min­er un taux de chô­mage de long terme qui peut être assim­ilé à un taux de chô­mage d’équilibre, qui n’accélère pas l’inflation, bap­tisé de l’acronyme NAIRU (Non-Accel­er­at­ing Infla­tion Rate of Unem­ploy­ment). La courbe de Phillips aug­men­tée établit ain­si une rela­tion non pas entre l’inflation et le chô­mage, mais entre la crois­sance de l’inflation et l’écart entre taux de chô­mage et taux de chô­mage d’équilibre.

La courbe de Phillips a‑t-elle encore un sens ? 

Du point de vue de la poli­tique économique, la courbe de Phillips aug­men­tée four­nit depuis les années 1990 une cau­tion aux poli­tiques moné­taires de ciblage de l’inflation, avec l’idée qu’il est con­tre-pro­duc­tif de ten­ter de faire baiss­er le chô­mage en deçà du niveau struc­turel, sous peine de déclencher une spi­rale inflationniste. 

À l’inverse, chaque épisode infla­tion­niste est inter­prété comme la preuve que le taux de chô­mage est trop faible, et qu’il faut men­er une poli­tique économique plus restric­tive pour accroître son niveau et ain­si lut­ter con­tre l’inflation. Pour­tant, l’arbitrage de Phillips n’a cessé d’être démen­ti depuis la péri­ode de stagfla­tion, à tel point que Lar­ry Sum­mers s’interrogeait en 1991 : « L’économie keynési­enne devrait-elle se pass­er de la courbe de Phillips ? » À la fin des années 1990, la baisse du chô­mage aux États-Unis, alors autour de 4 %, ne s’est pas accom­pa­g­née d’inflation.

Plus récem­ment, après la crise finan­cière, le chô­mage a enreg­istré un fort recul aux États-Unis, pas­sant de 9,4 % en 2010 à 3,7 % en 2019, alors que l’inflation stag­nait à un niveau his­torique­ment faible. Dans le sens inverse, la grande crise finan­cière de 2007–2009 ne s’est pas accom­pa­g­née de défla­tion comme ce fut le cas lors de la Grande Dépres­sion des années 1930. La courbe de Phillips a‑t-elle encore un sens ? Ou s’est-elle sim­ple­ment aplatie en rai­son de fac­teurs struc­turels (mon­di­al­i­sa­tion, muta­tion des insti­tu­tions du marché du tra­vail…), comme l’écrivent cer­tains économistes ?


Lire aus­si : Évo­lu­tion de l’inflation : de la grande mod­éra­tion à la grande volatilité ?


Finalement, une imposture ? 

Avec le recul, la courbe de Phillips n’a jamais vrai­ment très bien fonc­tion­né, ni depuis la stagfla­tion des années 1970, ni même depuis l’origine. Force est de con­stater que William Phillips, son inven­teur, ne sem­blait pas vrai­ment y croire lui-même et qu’il la décrivait comme « un tra­vail vite fait et mal fait, en seule­ment un week-end » (voir A.G. Slee­man, The Phillips Curve : A Rushed Job ? 2011). Même Paul Samuel­son et Robert Solow recon­nais­saient dès le départ que la cor­réla­tion entre salaires nom­inaux et chô­mage n’était pas si forte aux États-Unis et que la théorie sem­blait invalidée sur cer­taines périodes. 

Plus générale­ment, on peut observ­er que la courbe de Phillips n’a finale­ment jamais vrai­ment été observée qu’en changes fix­es, comme au Roy­aume-Uni entre 1861 et 1913 sous l’étalon-or, ou encore aux États-Unis lors de la Grande Dépres­sion des années 1930. La sor­tie des États-Unis du sys­tème de Bret­ton Woods en 1971 coïn­cide d’ailleurs avec la dis­pari­tion de la courbe de Phillips (voir François Geerolf, « La courbe de Phillips n’est pas celle que vous croyez », 2021). Pari­er sur la réap­pari­tion de la courbe de Phillips dans le con­texte actuel sem­ble donc être une option risquée. 

Une renaissance incertaine

Cer­tains écon­o­mistes ont mal­gré tout pen­sé voir dans l’inflation actuelle une preuve de la renais­sance de la courbe de Phillips, après des années d’hibernation, et ten­tent de la réha­biliter. Ils défend­ent l’idée d’une infla­tion ali­men­tée par un sou­tien exces­sif à la demande et un niveau de chô­mage trop faible. Or les caus­es de l’inflation actuelle sont telle­ment mul­ti­ples qu’il sera sans doute dif­fi­cile de met­tre tout le monde d’accord : est-elle prin­ci­pale­ment due aux prix de l’énergie, aux rup­tures de chaînes d’approvisionnement liées à la Covid-19, ou est-elle la preuve d’un excès de demande et d’un chô­mage en dessous du niveau struc­turel ? Sera-t-il pos­si­ble de faire dimin­uer l’inflation par une poli­tique de demande très restric­tive sans déclencher une hausse sig­ni­fica­tive du chô­mage ? Les travaux futurs nous le diront. Entre-temps, la poli­tique économique devra être menée dans cet envi­ron­nement incertain. 

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