Inflation de pénurie

Phase d’inflation actuelle : vers un régime d’inflation de pénurie ?

Dossier : InflationMagazine N°783 Mars 2023
Par Robert BOYER (X62)

L’inflation qui est rev­enue en 2022 ne ressem­ble pas aux infla­tions qu’on a con­nues précédem­ment. L’histoire nous enseigne que les crises sont tou­jours spé­ci­fiques et qu’elles appel­lent cha­cune sa solu­tion orig­i­nale. L’analyse de la sit­u­a­tion actuelle mon­tre qu’on s’achemine vers une infla­tion de pénurie, qui appelle non pas à appli­quer les vieilles recettes, mais bien à inven­ter une action renouvelée.

Le retour de l’inflation en 2022 a sur­pris la plu­part des obser­va­teurs, qui antic­i­paient la pour­suite d’une grande mod­éra­tion dans l’évolution des prix, a pri­ori sur­prenante au vu de la faib­lesse des taux d’intérêt et l’abondance du crédit. Aus­si un nou­veau con­sen­sus pré­vaut : une rapi­de aug­men­ta­tion des taux d’intérêt doit restau­r­er la crédi­bil­ité des ban­ques cen­trales, en évi­tant que s’enclenche une boucle prix-salaire qui éloign­erait durable­ment de l’objectif d’un taux d’inflation de 2 %. Il se pour­rait que cette poli­tique dérive d’un diag­nos­tic erroné.

D’une part, elle ne tient pas compte des enseigne­ments de l’histoire économique : elle sug­gère que la suc­ces­sion de régimes d’inflation con­trastés appelle des poli­tiques dif­férentes. D’autre part, elle n’est pas à la hau­teur des change­ments struc­turels dont la décen­nie 2020 est por­teuse : ils con­traig­nent à un aggior­na­men­to des poli­tiques économiques.

Les phases inflationnistes se suivent mais ne se ressemblent pas

Dans une longue his­toire, l’inflation appa­raît d’abord au XVIe siè­cle, lorsque les entrées d’or en prove­nance des mines de l’Amérique latine sub­mer­gent l’Espagne puis l’Europe. C’est la nais­sance de la théorie moné­tariste qui depuis lors ne cessera d’être mobil­isée et actu­al­isée : partout et tou­jours l’inflation est un phénomène moné­taire. Au début du XIXe siè­cle les guer­res napoléoni­ennes sont financées par la créa­tion moné­taire et intro­duisent la ques­tion du finance­ment des dépens­es publiques, sec­ond thème cen­tral dans les réflex­ions de l’économie poli­tique qui se pro­lon­gent jusqu’à nos jours. Faut-il en con­clure à la répéti­tion à l’identique d’épisodes infla­tion­nistes, sus­ci­tant les mêmes débats ? La chronique présen­tée dans le tableau p. 36 mon­tre que non !

L’originalité de l’inflation en 2022

Cette mise en per­spec­tive livre un pre­mier diag­nos­tic con­cer­nant les orig­ines de l’accélération de l’inflation. Tout d’abord le début du siè­cle a été perçu comme une vic­toire durable sur l’inflation, au point de la pro­longer ad infini­tum. Or l’histoire économique dément cette hypothèse d’un régime sta­bil­isé dans la longue durée.

En sec­ond lieu, ce n’est en rien la répéti­tion de la stagfla­tion du passé, car la libéral­i­sa­tion finan­cière a général­isé et mul­ti­plié les emballe­ments spécu­lat­ifs domes­tiques, indépen­dam­ment des aléas et sur­pris­es que véhicule l’économie mon­di­ale : or ils hypothèquent les straté­gies de lutte con­tre l’inflation, tant les dettes publiques (et privées) sont élevées.

De plus pour l’instant, sauf au Roy­aume-Uni, les économies n’ont pas retrou­vé des taux d’inflation aus­si élevés qu’au début des années 1980, ce qui avait pré­cip­ité le bru­tal dur­cisse­ment de la poli­tique moné­taire aux États-Unis (le moment Volcker).

Enfin et surtout les proces­sus économiques ont rad­i­cale­ment changé en ter­mes de for­ma­tion des prix et des salaires, d’intermédiation finan­cière, d’extrême extra­ver­sion des sys­tèmes pro­duc­tifs et d’interdépendance économique au-delà des rival­ités poli­tiques, dev­enues sys­témiques. Or ces trans­for­ma­tions struc­turelles ont toutes les chances de s’accentuer.


Lire aus­si : Énergie, ali­men­ta­tion : com­ment expli­quer la hausse récente de l’inflation ?


Un changement d’époque et non un retour à une croissance équilibrée

En pre­mier lieu, la pandémie a mon­tré la fragilité des chaînes glob­ales de valeur, d’abord en matière de biens médi­caux mais ensuite pour nom­bre d’autres pro­duits, dont les com­posants élec­tron­iques devenus essen­tiels dans le nou­veau par­a­digme pro­duc­tif. Une fois sur­mon­tée la phase la plus aiguë de la pandémie, la demande mon­di­ale s’est vigoureuse­ment redressée, ren­dant man­i­feste la fragilité de sys­tèmes pro­duc­tifs nationaux de plus en plus inter­dépen­dants, mar­qués par une extrême con­cen­tra­tion de la pro­duc­tion de biens stratégiques, en l’occurrence en Chine. Réap­pa­rais­sent ain­si des con­traintes d’offre, sources de pres­sion sur les prix.

Le change­ment cli­ma­tique a longtemps été perçu comme un phénomène qui ne se man­i­festerait qu’en très longue péri­ode. Or les deux dernières années ont été mar­quées par une fréquence accrue des tor­nades, des inon­da­tions, des sécher­ess­es, ou encore de la déser­ti­fi­ca­tion et des incendies. Bref, autant d’événements qui ont des réper­cus­sions directes sur la pro­duc­tion agri­cole, mais pas seule­ment. Ain­si, la flam­bée du prix des ali­ments, antérieure même à la guerre de la Russie en Ukraine, est aggravée par la ten­ta­tion de blo­quer les expor­ta­tions agri­coles, au risque d’accentuer la fragilité des flux inter­na­tionaux de marchan­dis­es. En retour, l’incertitude ain­si créée inhibe l’investissement et accentue les prob­lèmes d’offre.

Fon­da­men­tale­ment, la « tran­si­tion » énergé­tique, com­posante essen­tielle de la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique, sup­pose un arbi­trage en faveur du bien pub­lic mon­di­al qu’est l’habitabilité de la planète, au détri­ment de la con­som­ma­tion privée de pro­duits tra­di­tion­nels. Or cette tran­si­tion s’est révélée fort dif­fi­cile dans la qua­si-total­ité des pays. Les frac­tions les plus mod­estes de la société ont perçu les tax­es écologiques comme préju­di­cia­bles au main­tien de leur niveau de vie.

L’accident de Fukushi­ma pré­cip­ite un mou­ve­ment de défi­ance à l’égard de l’énergie nucléaire, alors que la guerre en Ukraine et les sanc­tions à l’égard de la Russie men­a­cent le rôle du gaz comme solu­tion tran­si­toire, avant que l’essor des éner­gies renou­ve­lables ne prenne le relai. Ain­si, la flam­bée du coût de l’énergie se propage dans le monde entier et affecte tout par­ti­c­ulière­ment l’Europe dont les plans de relance étaient pour­tant mod­estes. L’incertitude sur le devenir de la guerre aux fron­tières de l’Europe ren­force encore la crainte d’une économie de pénurie.

De leur côté les ban­ques cen­trales sont pris­es au piège des poli­tiques qu’elles ont inven­tées pour répon­dre à la crise finan­cière de 2008. Les facil­ités de crédit s’étaient réper­cutées dans les cours bour­siers mais non dans les prix à la con­som­ma­tion. En 2020, l’apparition des pénuries reporte l’inflation des act­ifs financiers vers celle des biens et des ser­vices, et provoque une désépargne.

Dès lors que l’inflation se pro­longe et risque de sus­citer le rétab­lisse­ment des spi­rales prix-salaire, les respon­s­ables doivent réa­gir, quitte à pré­cip­iter un krach oblig­ataire, un effon­drement des cours bour­siers, et même une chute de l’activité et une remon­tée du chô­mage. Hélas, une poli­tique moné­taire restric­tive n’est qu’un médiocre pal­li­atif à la recon­struc­tion de chaînes glob­ales de valeur. Certes, un retourne­ment simul­tané de la con­jonc­ture aux États-Unis, en Chine et dans l’Union européenne pour­rait faire dis­paraître les pénuries à l’échelle mon­di­ale, sans pour autant sus­citer une aug­men­ta­tion des capac­ités de pro­duc­tion dans les secteurs stratégiques. Face à un tel proces­sus, la capac­ité d’intervention des ban­ques cen­trales serait mise à rude épreuve.


La chronique de l’inflation en France depuis le XXe siècle 

fait ressor­tir une suc­ces­sion de proces­sus infla­tion­nistes qui définis­sent autant de régimes différents. 

  • Jusqu’à la Pre­mière Guerre mon­di­ale pré­vaut une qua­si-sta­bil­ité du niveau général des prix, car l’adhésion à l’étalon-or implique une stricte dis­ci­pline de la créa­tion monétaire. 
  • La guerre de 1914–1918 induit une explo­sion des dépens­es qui ne peut être financée que par la lev­ée de l’étalon-or et la fameuse « planche à bil­lets ». Le choix du retour au régime moné­taire du passé déclenche une bru­tale défla­tion, puis un regain du crédit
    précède l’éclatement de la crise de 1929 qui se man­i­feste par une baisse cumu­la­tive du niveau général des prix. 
  • La Sec­onde Guerre mon­di­ale n’est pas la répéti­tion de la Pre­mière, car elle est financée par l’adoption d’une mon­naie de crédit qui est ensuite mobil­isée pour la recon­struc­tion et la mod­erni­sa­tion de l’économie. Les ten­sions sur les capac­ités de pro­duc­tion génèrent une infla­tion que valide la monéti­sa­tion de la dette publique pour financer infra­struc­tures et investisse­ments pro­duc­tifs. C’est donc un troisième régime. 
  • La péri­ode 1954–1972 enreg­istre un dou­ble change­ment, puisque le crédit privé prend le relai du cir­cuit du Tré­sor de l’immédiat après-guerre et l’inflation appa­raît comme la con­séquence de la val­i­da­tion par la poli­tique moné­taire des ten­sions dans le partage des revenus. Dis­paraît la sta­bil­i­sa­tion du niveau général des prix, ce qui débouche sur la per­ma­nence d’une infla­tion qui varie avec le cycle des affaires. Elle est plus mod­érée que par le passé, ce qui définit un qua­trième régime. 
  • Les chocs pétroliers de 1973 puis 1979 ren­dent man­i­feste l’épuisement de la crois­sance des trente glo­rieuses : le prélève­ment en faveur des pays de l’OPEP induit tant une con­trac­tion de l’activité qu’une forte infla­tion liée à la vigueur du proces­sus liant prix et salaire, du fait de l’indexation des salaires nom­inaux sur les prix à la con­som­ma­tion et non pas sur le PIB. Les prof­its en sont réduits, ce qui pénalise l’investissement et donc à terme le poten­tiel de crois­sance. Ce régime « stagfla­tion­niste » mar­que une rup­ture dans la tra­jec­toire de l’économie française.
  • L’inflation cul­mine en 1982, ce qui pré­cip­ite l’adoption d’une nou­velle poli­tique économique : désin­dex­a­tion des salaires, poli­tiques moné­taire et budgé­taire restric­tives, déré­gle­men­ta­tion, ouver­ture à la con­cur­rence inter­na­tionale. C’est le temps du finance­ment de la dette publique sur les marchés inter­na­tionaux, ce qui rompt le lien entre mon­naie et finance­ment de l’État. C’est aus­si celui de l’indépendance opéra­tionnelle de la Banque de France, dont le man­dat est désor­mais de main­tenir et défendre la sta­bil­ité moné­taire définie par une infla­tion de l’ordre de 2 % par an. Ce régime est aux antipodes du précé­dent et, de fait, il per­met une durable réduc­tion du taux d’inflation.
  • Enfin la pré­pa­ra­tion du pas­sage à la mon­naie unique européenne, puis son étab­lisse­ment, con­soli­dent cette dés­in­fla­tion, puisque l’émission moné­taire n’est plus un instru­ment acces­si­ble pour les autorités nationales chargées de la poli­tique économique. De son côté l’internationalisation des chaînes de valeur et la per­cée indus­trielle de la Chine intro­duisent un sec­ond fac­teur de mod­éra­tion des coûts de pro­duc­tion, donc des prix. Ain­si glob­al­i­sa­tion et pas­sage à un étalon euro (et non plus dol­lar) définis­sent un dernier régime qui de fait tend à être défla­tion­niste, dont une fig­ure emblé­ma­tique est le Japon depuis la décen­nie 1990.

Inflation des prix à la consommation depuis 1900
Infla­tion des prix à la con­som­ma­tion depuis 1900

Le cas de l’Union européenne

Dans l’Union européenne l’inflation est très large­ment importée, mais elle pose à nou­veau la ques­tion de la via­bil­ité de l’euro face à l’hétérogénéité des dynamiques des pays mem­bres et les iné­gales crédi­bil­ités et souten­abil­ités de leurs finances publiques. La Banque cen­trale européenne fait face à un dilemme cru­el : enray­er l’inflation par une poli­tique plus restric­tive sans pour autant accentuer les écarts des taux d’intérêt sur les dettes publiques respec­tive­ment de l’Italie et de l’Allemagne.

Com­ment assur­er un retour à la sta­bil­ité moné­taire au niveau de la zone euro sans pré­cip­iter un frac­tion­nement au détri­ment des pays les plus men­acés ? Sur­mon­ter cette ten­sion sup­pose l’invention de nou­veaux dis­posi­tifs, com­pat­i­bles avec les statuts de la BCE. L’incapacité à trou­ver un mécan­isme suff­isam­ment puis­sant pour­rait sig­ni­fi­er une crise ouverte de l’euro. Or le vieux con­ti­nent est celui qui subit le plus directe­ment les pénuries engen­drées par la guerre à ses fron­tières et les mesures de rétor­sion à l’encontre de la Russie. Dans ses arbi­trages, la finance inter­na­tionale est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble à cette faib­lesse struc­turelle de l’Union européenne.

Fragmentation et dislocation internationale impliquent la récurrence de pénuries, source d’inflation

Pour leur part, les gou­verne­ments sont tirail­lés entre deux injonc­tions con­tra­dic­toires. D’un côté, leur opin­ion publique attend que soit renou­velée la poli­tique du « quoi qu’il en coûte » et que des sub­ven­tions ou des réduc­tions de tax­es com­pensent l’érosion du niveau de vie par l’inflation. D’un autre côté, ils doivent con­va­in­cre les milieux financiers de la souten­abil­ité à long terme de telles poli­tiques. En effet, ces inter­ven­tions témoignent d’une remar­quable con­ti­nu­ité : d’abord en réponse à la crise finan­cière de 2008, puis aux men­aces sur l’euro en 2010, enfin à la social­i­sa­tion des coûts liés à la pandémie en 2020.

Ce sont autant de fac­teurs de la dérive struc­turelle des finances publiques dans la plu­part des pays. En fait, les respon­s­ables poli­tiques ont priv­ilégié les dépens­es des­tinées à main­tenir la paix sociale, au détri­ment des dépens­es d’avenir en matière d’éducation, de for­ma­tion, de san­té, de recherche et d’investissement dans les infra­struc­tures néces­saires à l’économie numérique, et de la sobriété énergé­tique. Voilà qui risque de ren­dre durables les pénuries observées en 2022.

Cette tra­jec­toire, longtemps indo­lore grâce à des taux d’intérêt réels négat­ifs, vient buter sur la rup­ture des chaînes inter­na­tionales de pro­duc­tion et le bas­cule­ment des représen­ta­tions des acteurs de la finance. Ain­si, au cours des trois dernières décen­nies le péril fut la défla­tion, con­séquence d’une ten­dance à la stag­na­tion du fait tant de l’insuffisance de la demande que du ralen­tisse­ment des gains de pro­duc­tiv­ité. En 2022, le con­traste est sai­sis­sant : l’inflation est le signe avant-coureur d’une régu­la­tion par la pénurie dont le parox­ysme est l’économie de guerre. 

Les pénuries sont liées à la frag­men­ta­tion inter­na­tionale des capac­ités de pro­duc­tion, alors que s’affirme la demande des citoyens pour que l’État cou­vre les coûts asso­ciés à la répéti­tion d’événements défa­vor­ables. Ces pénuries pour­raient bien définir un nou­veau régime socio­économique, aux antipodes du précé­dent. Voilà qui appelle inno­va­tion, et non pas retour à l’orthodoxie, en matière de poli­tiques économiques. Organ­is­er la syn­ergie entre une plan­i­fi­ca­tion stratégique des inter­ven­tions publiques et une ges­tion de la demande per­me­t­trait-il d’éviter la récur­rence des pénuries tar­di­ve­ment révélées par les mécan­ismes de marché ? 

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