La Biologie, l’Homme et l’Éthique à l’aube du XXIe siècle

Dossier : Libres proposMagazine N°551 Janvier 2000Par : Georges H. WERNER, docteur ès sciences, membre de l’Académie nationale de pharmacie, Institut de chimie des substances naturelles, CNRS, Gif-sur-Yvette

La biologie

La biologie

Le mot biolo­gie, créé par le nat­u­ral­iste alle­mand Tre­vi­ranus, a été employé pour la pre­mière fois en français en 1802 par le zool­o­giste Lamar­ck et large­ment util­isé par Auguste Comte. Dans l’édi­tion de 1889 le dic­tio­n­naire de Lit­tré donne comme déf­i­ni­tion à la biolo­gie : Sci­ence qui a pour sujet les êtres organ­isés et dont le but est d’ar­riv­er, par la con­nais­sance des lois de l’or­gan­i­sa­tion, à con­naître les lois des actes que ces êtres man­i­fes­tent. Le même dic­tio­n­naire définit aus­si le terme biochimie : Branche de la biolo­gie qui traite de la con­sti­tu­tion chim­ique des sub­stances pro­duites par l’ac­tion de la vie.

C’est au milieu du XXe siè­cle qu’ap­pa­raît le terme : biolo­gie molécu­laire pour désign­er une dis­ci­pline qui s’oc­cupe non seule­ment de la con­sti­tu­tion chim­ique des sub­stances pro­pres aux êtres vivants mais vise à expli­quer le fonc­tion­nement des êtres vivants, leur repro­duc­tion et leur hérédité par des mécan­ismes met­tant en jeu des molécules de struc­ture définie et spé­ci­fique (acides nucléiques, pro­téines, sucres, lipi­des) et à décrire les inter­ac­tions entre ces molécules. 

Les pro­grès de la biolo­gie et plus spé­ciale­ment de la biolo­gie molécu­laire ont eu des appli­ca­tions nom­breuses et essen­tielles en médecine mais aus­si dans plusieurs domaines indus­triels, ce qui a con­duit à créer le terme biotech­nolo­gie. Depuis longtemps d’ailleurs la pré­pa­ra­tion du pain, des bois­sons fer­men­tées, des fro­mages ain­si qu’un grand nom­bre de pra­tiques agri­coles (cul­tures et éle­vages) fai­saient appel à ce que l’on peut appel­er des biotechnologies. 

Il était dans la nature des choses que l’es­sor des appli­ca­tions de la biolo­gie à la médecine et à d’autres activ­ités humaines con­duise à porter un juge­ment moral sur la portée et les con­séquences de ces appli­ca­tions, ce qui a forgé le mot bioéthique.

Enfin, l’u­til­i­sa­tion pos­si­ble, dans cer­tains con­flits, d’armes biologiques (virus, bac­téries pathogènes, tox­ines micro­bi­ennes) cor­re­spond à ce que l’on doit, hélas, appel­er le bioter­ror­isme.

La génétique

Par ses con­cepts et par ses appli­ca­tions actuelles et poten­tielles, l’une des branch­es les plus impor­tantes et les plus dynamiques de la biolo­gie n’est autre que la sci­ence de l’hérédité, en d’autres ter­mes : la géné­tique. Depuis les travaux, d’abord surtout descrip­tifs, puis de plus en plus expli­cat­ifs de Gre­gor Mendel (1822–1884), de T. H. Mor­gan (1866–1945) et de très nom­breux autres généti­ciens, la géné­tique est dev­enue elle aus­si molécu­laire, comme l’il­lus­tre l’é­tude de la con­sti­tu­tion chim­ique et de la struc­ture de l’acide désoxyri­bonu­cléique (ADN), sup­port du code géné­tique, de celles des gènes eux-mêmes, puis le séquençage des génomes (c’est-à-dire de la total­ité des gènes) d’or­gan­ismes vivants de plus en plus com­plex­es : virus, bac­téries (par exem­ple le bacille de la tuber­cu­lose), d’une lev­ure, tout récem­ment de la Drosophile (la petite mouche du vinai­gre, tant util­isée par Mor­gan et ses suc­cesseurs), en atten­dant le décryptage, prévu pour les pre­mières années du siè­cle prochain, du génome humain. 

D’ores et déjà, la tech­nique des “empreintes géné­tiques” déter­minées à par­tir de frag­ments d’ADN présen­tant un très haut degré de spé­ci­ficité indi­vidu­elle révo­lu­tionne la médecine légale. 

Comme l’a souligné François Jacob, les con­cep­tions théoriques en matière de géné­tique humaine sont à la base de sys­tèmes de pen­sée poli­tique pro­fondé­ment dif­férents. À la ques­tion de savoir quelle est, dans le com­porte­ment humain, la part du déter­min­isme géné­tique, deux philoso­phies s’af­fron­tent : celle du “tout géné­tique” et celle de la “cire vierge”. 

Pour les par­ti­sans de cette dernière, qui découle logique­ment de la pen­sée marx­iste, l’in­di­vidu est entière­ment façon­né par sa classe sociale et son édu­ca­tion, et son pat­ri­moine géné­tique n’a qu’une impor­tance sec­ondaire. Il est intolérable que les car­ac­tères des plantes, des ani­maux et de l’e­spèce humaine soient figés, déter­minés par la struc­ture des gènes : le sys­tème social et le pou­voir poli­tique doivent être capa­bles de s’op­pos­er à ce déter­min­isme géné­tique. C’est dans cette optique que Staline a accordé toute sa con­fi­ance à un pseu­do-généti­cien, Trofim Lyssenko (1898–1976), lequel, extrap­olant à par­tir de tech­niques de ver­nal­i­sa­tion, qu’il con­nais­sait, a pu faire croire au dic­ta­teur sovié­tique qu’il était pos­si­ble de mod­i­fi­er durable­ment et favor­able­ment, par des influ­ences extérieures, les génomes de céréales et d’autres végé­taux, autrement dit que l’on pou­vait trans­met­tre hérédi­taire­ment des car­ac­tères acquis pen­dant la vie. La con­for­mité de cette croy­ance erronée avec la doc­trine marx­iste a même provo­qué la dépor­ta­tion en Sibérie de plusieurs généti­ciens sovié­tiques qui n’ac­cep­taient pas les vues totale­ment fan­tai­sistes de Lyssenko ! 

À l’in­verse, les par­ti­sans trop sys­té­ma­tiques de la con­cep­tion du “tout géné­tique”, à savoir le déter­min­isme absolu des gènes, ont été à l’o­rig­ine, dès le début de ce siè­cle, de mou­ve­ments visant à l’eugénisme, cher­chant à amélior­er l’e­spèce humaine en élim­i­nant, par la stéril­i­sa­tion for­cée, les por­teurs de “tares” con­sid­érées à l’époque comme hérédi­taires : retard men­tal, alcoolisme, tuber­cu­lose, syphilis, épilep­sie, voire pauvreté… 

Au début de ce siè­cle, l’eugénisme a été d’abord prôné en Grande-Bre­tagne, par des généti­ciens de renom, de droite comme de gauche, mais les lois visant à empêch­er la repro­duc­tion des por­teurs de tares n’ont pas été appliquées. Aux États-Unis, dès la fin du XIXe siè­cle et jusqu’en 1917, cer­tains États pra­ti­quaient la stéril­i­sa­tion for­cée de por­teurs de tares dites hérédi­taires, et ces pra­tiques eugéniques ont égale­ment été util­isées, sur une assez grande échelle, en Norvège et en Suède. 

La France a échap­pé aux ten­ta­tions eugéniques peut-être sim­ple­ment parce que la géné­tique n’avait, avant la Deux­ième Guerre mon­di­ale, pra­tique­ment aucune place dans les enseigne­ments uni­ver­si­taires de notre pays… 

Il est tout à l’hon­neur du Pape Pie XI d’avoir solen­nelle­ment con­damné, dès 1930, l’eugénisme sous toutes ses formes, et cela avant même que l’Alle­magne nazie ne pousse, sous le voca­ble igno­ble “d’hy­giène raciale”, l’eugénisme dans ses pires excès : stéril­i­sa­tion for­cée et en masse des faibles d’e­sprit, des alcooliques, des schiz­o­phrènes, des mani­a­codé­pres­sifs, des aveu­gles et des sourds de nais­sance, prélude atroce aux géno­cides des Tzi­ganes et des Juifs… 

Le décryptage en cours du génome humain con­duira cer­taine­ment à d’im­por­tantes et déci­sives avancées en médecine, mais on peut aus­si s’at­ten­dre à ce que ce décryptage jette une lumière vive et pré­cise sur le déter­min­isme géné­tique des capac­ités intel­lectuelles, affec­tives et morales de l’e­spèce humaine. Cela pour­rait éventuelle­ment met­tre en évi­dence des dif­férences ou des iné­gal­ités innées exis­tant dans ces domaines entre indi­vidus ou même entre pop­u­la­tions ; des sur­pris­es seront pos­si­bles, allant à l’en­con­tre du “poli­tique­ment cor­rect” et un affron­te­ment entre généti­ciens et hommes poli­tiques n’est pas exclu… 

Notons d’ailleurs que, à l’heure actuelle, une vision fatal­iste du “tout géné­tique” sem­ble imprégn­er le dis­cours des médias, jusqu’à faire croire aux lecteurs ou aux audi­teurs que tout dans le com­porte­ment humain est inscrit dans nos gènes, ce qui à la lim­ite abouti­rait à réduire à néant la part du libre arbi­tre et celle de l’é­d­u­ca­tion et à sup­primer la respon­s­abil­ité morale indi­vidu­elle. L’im­age d’un homme pris­on­nier de son génome paraît être à la mode aujour­d’hui et cette vision réduc­tion­niste représente un réel danger. 

En effet, le rôle et la fonc­tion des gènes sont beau­coup plus com­plex­es que cette vision sché­ma­tique con­duit à penser : une car­ac­téris­tique physique don­née pour­ra dépen­dre de l’ac­tion de plusieurs gènes et d’autre part, il con­vient de dis­tinguer entre la présence dans le génome de tel ou tel gène et l’ex­pres­sion de ce gène, c’est-à-dire sa capac­ité réelle de jouer son rôle de code : si des influ­ences extérieures n’ont aucune capac­ité de mod­i­fi­er un gène (à l’ex­cep­tion des tech­niques de “génie géné­tique” men­tion­nées plus loin), elles ont le pou­voir d’en mod­uler l’expression. 

Récem­ment, des généti­ciens sont par­venus par intro­duc­tion d’un gène par­ti­c­uli­er dans le génome de rongeurs (souris, cam­pag­nols) à stim­uler les capac­ités d’ap­pren­tis­sage et de mémori­sa­tion de ces ani­maux ou à mod­i­fi­er leur com­porte­ment sex­uel : de là à con­clure, comme l’ont fait quelques jour­nal­istes, qu’il exis­terait dans l’e­spèce humaine un “gène de l’in­tel­li­gence” ou un “gène de la fidél­ité con­ju­gale”, l’ex­trap­o­la­tion est ridicule. 

Ain­si que l’a écrit François Jacob : Chez les organ­ismes plus com­plex­es, le pro­gramme géné­tique devient moins con­traig­nant, plus ouvert : il ne pre­scrit pas en détail les dif­férents aspects du com­porte­ment, mais laisse à l’or­gan­isme la pos­si­bil­ité du choix. Même les cerveaux de vrais jumeaux ne sont pas iden­tiques. Depuis les ani­maux les plus sim­ples jusqu’à l’homme, le sys­tème nerveux com­porte une part d’in­di­vid­u­al­i­sa­tion qui n’est pas dic­tée par le génome. Cette part s’ac­croît à mesure qu’on s’élève dans l’échelle de la com­plex­ité neu­ronale, elle est max­i­male chez l’homme. 

L’ob­jec­tif des recherch­es actuelles en géné­tique humaine est pré­cisé­ment de dis­tinguer, pour tel ou tel com­porte­ment pathologique, pour telle ou telle mal­adie, la part revenant aux gènes et celle revenant à l’en­vi­ron­nement. Le pro­fesseur Bernard Jean­re­naud a rap­pelé que l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale de la san­té vient de recon­naître que l’obésité était dev­enue un prob­lème majeur de san­té publique dans de nom­breux pays indus­tri­al­isés. Aux États-Unis, le pour­cent­age d’adultes clin­ique­ment obès­es est de 20 à 25 % ; il est de 17 à 19 % en Alle­magne et en Grande-Bre­tagne, de 11 à 15 % en Espagne, de 9 à 10 % en France, de 6 à 7 % en Italie. 

Bien enten­du, les caus­es prin­ci­pales de cette aug­men­ta­tion du nom­bre d’obès­es se trou­vent dans des com­porte­ments ali­men­taires tout à fait aber­rants mais cepen­dant cer­taines formes d’obésité sont dues à une patholo­gie neu­ro-endocrini­enne qui est géné­tique­ment con­di­tion­née et qui met en jeu deux fac­teurs inter­agis­sant au niveau du cerveau et du tis­su adipeux. 

Récem­ment aus­si, des gènes de sus­cep­ti­bil­ité à l’al­coolisme ont été mis en évi­dence sur plusieurs chro­mo­somes chez l’homme. Dans un cas comme dans l’autre, l’élu­ci­da­tion des fac­teurs géné­tiques est la pre­mière étape cri­tique dans l’élu­ci­da­tion de la con­tri­bu­tion plus com­plexe des fac­teurs de l’en­vi­ron­nement. En out­re la con­nais­sance pré­cise des bases géné­tiques de ces désor­dres est fort utile pour con­cevoir à leur égard une thérapeu­tique appropriée. 

Le développement embryonnaire

Comme l’a rap­pelé le pro­fesseur Nicole Le Douar­in, l’é­tude biologique du développe­ment embry­on­naire occupe une place cen­trale dans les sci­ences de la vie. Le fait que, chez tous les êtres vivants à repro­duc­tion sex­uée, une cel­lule unique : l’œuf fécondé, résul­tant de la fusion des cel­lules sex­uelles (gamètes) mâle et femelle, con­ti­enne toute l’in­for­ma­tion néces­saire et suff­isante à la con­sti­tu­tion d’un indi­vidu est sans doute le prob­lème le plus fasci­nant de la biolo­gie. Com­ment au cours du développe­ment de l’embryon à par­tir de la cel­lule œuf, des cel­lules issues de cette dernière par divi­sion et pos­sé­dant donc toutes les mêmes gènes peu­vent-elles pro­duire des pop­u­la­tions cel­lu­laires aus­si dif­férentes les unes des autres par leurs car­ac­téris­tiques et leurs fonc­tions que les neu­rones, les cel­lules san­guines, les cel­lules mus­cu­laires ? C’est essen­tielle­ment pour com­pren­dre les mécan­ismes de cette dif­féren­ci­a­tion cel­lu­laire que des biol­o­gistes ont effec­tué des expéri­ences de clon­age des embryons. 

L’ob­jec­tif pour­suivi était de voir si des noy­aux prélevés à par­tir de cel­lules dif­féren­ciées avaient con­servé ou non les poten­tial­ités géné­tiques des noy­aux des cel­lules non encore dif­féren­ciées (donc con­sid­érées comme “totipo­tentes”) issues des toutes pre­mières divi­sions de l’œuf. Les expéri­ences ont d’abord été effec­tuées chez la grenouille, chez le cra­paud puis, plus récem­ment, chez la souris et enfin chez la bre­bis. Ce que l’on appelle le clon­age con­siste essen­tielle­ment à rem­plac­er le noy­au de l’œuf par le noy­au d’une cel­lule dif­féren­ciée provenant d’un tis­su d’un seul individu. 

Nor­male­ment, l’œuf issu de la fusion des gamètes mâles et femelles con­tient des chro­mo­somes (por­teurs des gènes) provenant en nom­bre égal du mâle et de la femelle, et l’in­di­vidu qui en résulte pos­sède donc un génome orig­i­nal, lequel com­bine des gènes four­nis par les deux repro­duc­teurs : il n’est la copie con­forme ni de son père ni de sa mère, et cela est vrai pour tous les êtres vivants à repro­duc­tion sexuée. 

Seuls de vrais jumeaux pos­sè­dent des génomes iden­tiques, puisqu’ils sont issus du même œuf, mais ces génomes sont évidem­ment dis­tincts de ceux de leurs deux repro­duc­teurs. Depuis vingt ans env­i­ron, on sait pro­duire expéri­men­tale­ment chez les ovins, les bovins, les lap­ins, des jumeaux sem­blables à ceux qui se for­ment spon­tané­ment à par­tir d’un seul œuf : il suf­fit pour cela de scinder en par­ties égales un embry­on de 5 à 6 jours et de réim­planter ces por­tions d’embryons (con­sti­tués, à ce stade, de cel­lules totipo­tentes) chez des femelles por­teuses. Les ani­maux qui résul­tent de ces expéri­ences con­stituent des clones, puisqu’ils sont géné­tique­ment iden­tiques entre eux et à l’embryon unique dont ils sont issus. 

Les clones

Les expéri­ences de I. Wilmut et de ses col­lab­o­ra­teurs en 1997 ont fait franchir un nou­veau seuil tech­nologique dans le domaine du clon­age des mam­mifères. Ces chercheurs ont trans­plan­té dans les gamètes femelles d’une bre­bis (ovo­cytes), après avoir enlevé les noy­aux de ces gamètes, des noy­aux provenant de tis­su de glande mam­maire d’une bre­bis gestante. 

Un agneau, désor­mais célèbre sous le nom de Dol­ly, est né d’une série de 277 trans­plan­ta­tions de noy­aux provenant de cel­lules d’ép­ithéli­um mam­maire. Pour la pre­mière fois donc un mam­mifère nais­sait dont le génome prove­nait d’un seul repro­duc­teur (la bre­bis dont avait été obtenu le noy­au trans­plan­té) au lieu de provenir d’un mâle et d’une femelle. 

Le génome d’un ani­mal cloné est iden­tique à celui de l’an­i­mal chez lequel on a prélevé la cel­lule dont le noy­au a été trans­plan­té ; l’ovo­cyte dans lequel ce noy­au a été trans­plan­té, après exci­sion de son pro­pre noy­au, ne four­nit pra­tique­ment pas d’élé­ment géné­tique et la femelle por­teuse dans l’utérus de laque­lle l’œuf ain­si con­sti­tué a été réim­plan­té ne par­ticipe en rien au génome du futur animal. 

Le clon­age d’êtres humains, qui théorique­ment n’est pas tech­nique­ment impos­si­ble, con­duirait à “pro­duire” des indi­vidus qui seraient la copie con­forme d’un seul géni­teur (four­nissant la cel­lule soma­tique, non sex­uelle, dont le noy­au serait trans­plan­té) et, en pous­sant les choses plus loin, c’est-à-dire en trans­plan­tant les noy­aux de plusieurs cel­lules provenant du même indi­vidu, on obtiendrait des clones d’êtres humains géné­tique­ment iden­tiques entre eux. Nul n’est besoin d’in­sis­ter ici sur la répug­nance ressen­tie par tout indi­vidu pos­sé­dant un min­i­mum d’in­tel­li­gence et de sens moral à l’idée qu’un pareil clon­age d’êtres humains (à quelles fins ? pour sat­is­faire quelle ambi­tion ?) pour­rait un jour être effectué ! 

Mais il est intéres­sant de revenir à la notion de cel­lules pluripo­tentes ou même totipo­tentes, ces cel­lules embry­on­naires issues de l’œuf dans les jours qui suiv­ent la fécon­da­tion et qui ont le pou­voir de se dif­férenci­er ensuite, au cours du développe­ment de l’embryon, pour don­ner tous les tis­sus et les organes du futur individu. 

En 1981, deux équipes de chercheurs dirigées par G. R. Mar­tin et par M. J. Evans ont mon­tré que si des cel­lules de la masse cel­lu­laire interne d’un embry­on de souris de qua­tre jours post­fé­con­da­tion (que l’on nomme un blas­to­cyste et qui com­porte quelques dizaines de cel­lules) étaient mis­es en cul­ture in vit­ro, sur une couche de cel­lules dites “nourri­cières”, elles pro­lifèrent abon­dam­ment et indéfin­i­ment sans se dif­férenci­er. On peut ain­si obtenir des lignées sta­bles de cel­lules pluripo­tentes entretenues par repi­quages suc­ces­sifs ; trans­plan­tées indi­vidu­elle­ment dans le blas­to­cyste d’un embry­on de souris, elles peu­vent ensuite par­ticiper à la con­sti­tu­tion de tous les tis­sus du futur souriceau. 

Ces lignées de cel­lules ont reçu le nom de cel­lules souch­es embry­on­naires (puisqu’elles provi­en­nent d’embryons et sont la souche des futures cel­lules dif­féren­ciées), en anglais embry­on­ic stem cells ou encore cel­lules ES. Les cel­lules “nourri­cières” sur lesquelles ces cel­lules ES sont cul­tivées ont pour fonc­tion, tant qu’elles sont présentes, d’empêcher leur dif­féren­ci­a­tion. Injec­tées à des souriceaux nou­veau-nés ou même à des souris adultes, ces cel­lules ES pluripo­tentes se sont mon­trées capa­bles de s’in­té­gr­er mor­phologique­ment et fonc­tion­nelle­ment aux tis­sus dans lesquels elles étaient introduites. 

Des cel­lules ES ana­logues ont été obtenues à par­tir d’embryons de singes rhé­sus et, à la fin de l’an­née 1998, l’équipe de J. A. Thom­son (uni­ver­sité du Wis­con­sin) a pub­lié dans la revue Sci­ence un arti­cle inti­t­ulé : “Cel­lules souch­es embry­on­naires dérivées de blas­to­cystes humains”, arti­cle qui a con­nu un énorme reten­tisse­ment. Ces chercheurs ont obtenu des blas­to­cystes à par­tir d’œufs humains pro­duits par fécon­da­tion in vit­ro (FIV) et, avec l’ac­cord des géni­teurs, les ont mis en cul­ture sur des couch­es de cel­lules “nourri­cières” : cinq lignées de cel­lules ES humaines ont été ain­si obtenues, qui ont pro­liféré in vit­ro sans se dif­férenci­er pen­dant qua­tre à cinq mois. Injec­tées à des souris immun­odé­fi­cientes (inca­pables de rejeter des cel­lules étrangères), ces cel­lules ES humaines ont mon­tré leur capac­ité de se dif­férenci­er et de se dévelop­per en cel­lules de l’ép­ithéli­um intesti­nal, en cel­lules osseuses, mus­cu­laires et neurales… 

Pra­tique­ment au même moment, John Gearhart (uni­ver­sité Johns Hop­kins, Bal­ti­more) a annon­cé qu’il avait pu obtenir, par une tech­nique ana­logue, des cel­lules ES à par­tir de cel­lules ger­mi­nales pri­mor­diales (précurseurs des sper­ma­to­zoïdes et des ovo­cytes) isolées de fœtus humains (provenant d’in­ter­rup­tions volon­taires de grossesse) et observ­er ensuite la dif­féren­ci­a­tion de ces cel­lules en neurones. 

Les espoirs thérapeutiques

Les résul­tats de Thom­son et de Gearhart et ceux sans doute de plusieurs autres équipes tra­vail­lant dans la même direc­tion sus­ci­tent d’ex­tra­or­di­naires espoirs et, par­al­lèle­ment, soulèvent de graves prob­lèmes éthiques. Les espoirs sont d’aboutir à la pro­duc­tion stan­dard­is­ée de grandes quan­tités de cel­lules ES humaines non dif­féren­ciées mais capa­bles, après injec­tion à des patients, de se dif­férenci­er, selon les cas, en cel­lules car­diaques, en neu­rones, en cel­lules pan­créa­tiques, en cel­lules de la moelle osseuse, etc., afin de traiter des patholo­gies aus­si divers­es que cer­taines mal­adies car­dio­vas­cu­laires, la mal­adie de Parkin­son, voire celle d’Alzheimer, le dia­bète, des déficits immu­ni­taires, etc. 

Certes, comme dans le cas des greffes de cel­lules, de tis­sus ou d’or­ganes pra­tiquées large­ment à l’heure actuelle, ces cel­lules ES injec­tées à un patient pour­raient être rejetées si elles n’é­taient pas his­to­com­pat­i­bles avec son pro­pre sys­tème immu­ni­taire. Mais cet obsta­cle pour­rait être résolu soit en dis­posant de mul­ti­ples “ban­ques” de cel­lules ES cor­re­spon­dant aux divers groupes d’antigènes tis­su­laires, soit encore en les manip­u­lant géné­tique­ment pour élim­in­er les gènes codant pour ces antigènes (les ren­dant ain­si uni­verselle­ment compatibles). 

Avant de se lancer dans l’u­til­i­sa­tion thérapeu­tique chez l’homme de ces cel­lules ES, il sera certes indis­pens­able de réalis­er des expéri­ences ana­logues chez l’an­i­mal de lab­o­ra­toire (souris, rat, cobaye), en util­isant évidem­ment des cel­lules ES provenant de ces espèces et en met­tant au point, chez ces ani­maux, des mod­èles de patholo­gies ressem­blant à celles que l’on se pro­pose de traiter chez l’homme. Du suc­cès de ces expéri­ences dépen­dra l’avenir de cette approche. 

À côté de ces per­spec­tives thérapeu­tiques extrême­ment encour­ageantes bien qu’en­core théoriques se pro­fi­lent bien enten­du d’im­por­tants enjeux économiques, car la pro­duc­tion en masse de nom­breuses lignées de cel­lules ES humaines ne pour­rait être faite que par des entre­pris­es indus­trielles. C’est ain­si qu’une société basée dans le Mass­a­chu­setts, Advanced Cell Tech­nol­o­gy, a récem­ment annon­cé que ses chercheurs avaient implan­té le noy­au d’une cel­lule humaine adulte (isolée d’un frag­ment de peau) dans un ovo­cyte de vache préal­able­ment vidé de son noyau. 

À par­tir de cette chimère mi-bovine mi-humaine, qui s’est dévelop­pée jusqu’au stade de blas­to­cyste, ils ont réus­si à met­tre en cul­ture des cel­lules ES géné­tique­ment humaines (puisque le noy­au implan­té est d’o­rig­ine humaine), qu’ils des­ti­nent éventuelle­ment à des usages thérapeu­tiques. L’a­van­tage de cette approche est qu’elle ne fait pas appel à des embryons humains, mais à des cel­lules obtenues chez des adultes. 

La procréation

Les prob­lèmes éthiques que pose la pro­duc­tion de cel­lules ES humaines à par­tir de blas­to­cystes humains sont évi­dents, car ces tech­niques font inévitable­ment par­tie de ce que l’on appelle, un peu abu­sive­ment, l’ex­péri­men­ta­tion sur embryons humains et l’u­til­i­sa­tion éventuelle­ment com­mer­ciale de ces embryons. Notons d’ailleurs que les recherch­es des équipes de Thom­son et de Gearhart ont été financées par des fonds privés et non par les agences offi­cielles de recherch­es des États-Unis, les lois de ce pays inter­dis­ant jusqu’à une date récente l’u­til­i­sa­tion de fonds publics pour les recherch­es por­tant sur des embryons humains. 

Mais pour mieux cern­er ces prob­lèmes éthiques, il est utile de réfléchir, comme l’a fait très lucide­ment le pro­fesseur Georges David, à ce que l’on peut appel­er les nou­velles straté­gies de pro­créa­tion humaine. Aujour­d’hui, tout au moins dans les pays indus­tri­al­isés, l’homme et la femme pos­sè­dent une maîtrise qua­si totale de la pro­créa­tion. Les nom­breuses méth­odes de con­tra­cep­tion per­me­t­tent d’éviter les grossess­es non souhaitées ; l’in­ter­rup­tion volon­taire de grossesse (IVG) élim­ine impi­toy­able­ment les embryons non désirés et, s’il est per­mis à l’au­teur de ces lignes, d’ex­primer une opin­ion per­son­nelle, il est navrant de penser que beau­coup d’a­vorte­ments, très sou­vent bien mal vécus, pour­raient être évités par une meilleure infor­ma­tion et une meilleure dis­ci­pline contraceptives… 

À l’in­verse, tou­jours dans les pays dévelop­pés, les tech­niques de pro­créa­tion médi­cale assistée (PMA) per­me­t­tent à de très nom­breux cou­ples qui auraient jadis été stériles, d’avoir des enfants. À l’in­sémi­na­tion arti­fi­cielle de la femme par le sperme d’un don­neur anonyme (au lieu de son con­joint) a suc­cédé, depuis un pre­mier suc­cès en 1978, la fécon­da­tion in vit­ro (FIV) dans laque­lle le sper­ma­to­zoïde féconde in vit­ro l’ovo­cyte, l’œuf obtenu étant ensuite implan­té dans l’utérus de la mère (ou éventuelle­ment celui d’une mère porteuse). 

Plus récem­ment, pour pal­li­er cer­tains échecs de la FIV dus à une inca­pac­ité de cer­tains sper­ma­to­zoïdes de pénétr­er dans l’ovo­cyte, la tech­nique de micro-injec­tion a été mise au point, elle con­siste à injecter directe­ment le sper­ma­to­zoïde dans l’ovo­cyte, tout cela in vit­ro, bien enten­du. Décou­verte en 1991 par une équipe belge, cette tech­nique a con­nu un développe­ment con­sid­érable (14 000 inter­ven­tions de ce type en France, en 1997). 

La FIV elle-même a béné­fi­cié rapi­de­ment de deux pro­grès impor­tants : la stim­u­la­tion ovari­enne (pra­tiquée phar­ma­cologique­ment chez la femme) per­met d’obtenir plusieurs ovo­cytes à par­tir d’un même cycle, la con­géla­tion des embryons conçus in vit­ro per­met de mul­ti­pli­er les ten­ta­tives d’im­plan­ta­tion dans l’utérus et de grossesse en résultant. 

D’autre part, il est désor­mais pos­si­ble de faire un diag­nos­tic géné­tique dès les pre­mières heures de la vie des embryons et de ne pas implanter ceux qui sont por­teurs d’une anom­alie chro­mo­somique ou génique : c’est le diag­nos­tic pré-implan­ta­toire, évidem­ment préférable, quand il est pos­si­ble (c’est-à-dire dans le cas de la FIV), au diag­nos­tic pré­na­tal, effec­tué beau­coup plus tard, sur les cel­lules du liq­uide amni­o­tique, exa­m­en pou­vant con­duire à une IVG si une anom­alie est constatée. 

Il ne faut pas se dis­simuler que les pos­si­bil­ités actuelles de diag­nos­tic géné­tique pré-implan­ta­toire ou pré­na­tal, per­me­t­tant l’élim­i­na­tion des embryons por­teurs d’anom­alies, ne sont autres qu’une forme d’eugénisme, un eugénisme certes bien dif­férent dans ses modal­ités et ses objec­tifs de celui prôné par cer­tains régimes total­i­taires, mais con­duisant quand même à refuser le droit de vivre à des êtres por­teurs d’un hand­i­cap hérédi­taire (tri­somie 21, par exemple). 

Au fur et à mesure que le décryptage du génome humain pro­gressera, la pos­si­bil­ité aug­mentera de pra­ti­quer une telle sélec­tion géné­tique pré­na­tale, au détri­ment d’êtres humains non con­formes à une cer­taine norme, en un mot : de ceux qui sont physique­ment ou men­tale­ment dif­férents de ce que le con­sen­sus social con­sid­ère comme la nor­mal­ité, le “géné­tique­ment correct”. 

D’autre part, dans la mesure où des fac­teurs géné­tiques peu­vent être impliqués dans cer­taines formes d’in­fer­til­ité fémi­nine ou mas­cu­line, l’u­til­i­sa­tion éten­due des tech­niques de PMA, per­me­t­tant à ces femmes et à ces hommes de pro­créer, con­duira sans doute à une plus grande fréquence dans la pop­u­la­tion de sujets devant recourir eux aus­si aux PMA pour se repro­duire à leur tour. 

Notons que le développe­ment des tech­niques de PMA com­porte des aspects économiques qui sont loin d’être nég­lige­ables, ce qui pose à nou­veau des prob­lèmes éthiques. Aux États-Unis, des jeunes femmes acceptent de “ven­dre” (par l’in­ter­mé­di­aire d’a­gences spé­cial­isées) des ovo­cytes prélevés dans leurs ovaires, après stim­u­la­tion hor­monale, à des cou­ples dont la femme est stérile. L’ovo­cyte est fécondé in vit­ro par le sperme du mari et l’œuf résul­tant est implan­té dans l’utérus de l’épouse qui devien­dra ain­si la mère biologique, mais non géné­tique, du futur bébé. 

Ce qui est inquié­tant dans une telle pra­tique c’est que la “valeur marchande” de l’ovo­cyte ven­du est fonc­tion des car­ac­téris­tiques géné­tiques de la femme dont il est issu : couleur des yeux et des cheveux, quo­tient intel­lectuel, per­for­mances ath­lé­tiques, par­tic­u­lar­ités eth­niques, etc. 

Les tech­niques de fécon­da­tion in vit­ro, fruits de la col­lab­o­ra­tion étroite entre le biol­o­giste, le gyné­co­logue et l’an­dro­logue, ont pour objec­tif pre­mier de per­me­t­tre la pro­créa­tion aux cou­ples qui, pour divers­es raisons, ne peu­vent pas pro­créer de manière naturelle. Mais ces tech­niques ont, pour la pre­mière fois, per­mis aux biol­o­gistes, et plus par­ti­c­ulière­ment aux embry­ol­o­gistes, d’as­sis­ter in vit­ro à la for­ma­tion de l’être humain aux tout pre­miers moments de sa vie. Cela amène à se pos­er la ques­tion essen­tielle, fon­da­men­tale et com­plexe, du statut de l’embryon humain conçu in vit­ro. Peut-il, dans cer­taines con­di­tions bien pré­cis­es, servir de “matériel de recherche” ? 

Quand le biol­o­giste par­le de recherch­es sur l’embryon humain, les per­son­nes peu infor­mées imag­i­nent avec hor­reur une sorte de “vivi­sec­tion” exer­cée sur des fœtus de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois… Il n’en est heureuse­ment rien : les obser­va­tions et les util­i­sa­tions pos­si­bles (comme celle évo­quée plus haut de l’ob­ten­tion de lignées de cel­lules ES pluripo­tentes util­is­ables en thérapeu­tique) por­tent avant tout sur la péri­ode ini­tiale du développe­ment embry­on­naire, la seule qui puisse se dérouler entière­ment in vit­ro avant implan­ta­tion dans l’utérus de la femme. 

Actuelle­ment, comme le fait remar­quer le pro­fesseur Georges David : Le souci d’éviter l’emploi de l’embryon pré-implan­ta­toire en tant que matériel de recherche va jusqu’à préfér­er sa destruc­tion, en cas d’a­ban­don du pro­jet parental, à une util­i­sa­tion qui pour­rait être pré­cieuse pour la con­nais­sance de cette péri­ode ini­tiale de la vie humaine… Pour­tant, l’ac­cès à cet embry­on per­me­t­trait d’ap­pro­fondir utile­ment nos con­nais­sances sur cette par­tic­u­lar­ité de notre espèce : le for­mi­da­ble taux de vices de con­for­ma­tion, vices cachés dans les con­di­tions nor­males par les soins d’une nature se chargeant d’une impi­toy­able et rapi­de élimination. 

On sait, en effet, qu’ap­prox­i­ma­tive­ment une moitié seule­ment des embryons con­sti­tués lors de la fécon­da­tion naturelle ont des chances de vie, du fait de l’in­ter­rup­tion spon­tanée du développe­ment des autres dès les pre­miers jours ou les pre­mières semaines de grossesse. L’ex­a­m­en sys­té­ma­tique des fœtus provenant d’a­vorte­ments spon­tanés (fauss­es couch­es) a révélé la fréquence des anom­alies chro­mo­somiques chez ceux-ci, anom­alies qui auraient entraîné des mal­for­ma­tions graves : c’est bien la nature, et non la médecine, qui fait là preuve d’un eugénisme assez radical ! 

Il con­vient aus­si de rap­pel­er que dans la fécon­da­tion in vit­ro, à la suite de la stim­u­la­tion ovari­enne, un seul embry­on est implan­té après qu’un cer­tain tri eut été effec­tué, sur des critères prin­ci­pale­ment mor­phologiques, mais que plusieurs œufs ont été pro­duits. Ceux qui n’ont pas été implan­tés sont con­servés au con­géla­teur pour être finale­ment détru­its. Il est impor­tant de se pos­er avec sérieux la grave ques­tion suiv­ante : serait-il con­traire à l’éthique, à la dig­nité de la per­son­ne humaine, de sol­liciter des par­ents l’au­tori­sa­tion d’u­tilis­er ces embryons sur­numéraires, non des­tinés à se dévelop­per, pour des recherch­es visant à appro­fondir les con­nais­sances sur le développe­ment embry­on­naire ou encore à forg­er de futurs et puis­sants out­ils thérapeutiques ? 

Les problèmes éthiques

Mais il est peut-être préférable du point de vue éthique de n’u­tilis­er pour ce genre de recherch­es ou d’ap­pli­ca­tions thérapeu­tiques que des embryons conçus in vit­ro spé­ci­fique­ment à cette fin, sans l’im­pli­ca­tion d’au­cun pro­jet parental. On peut d’ailleurs se pos­er hon­nête­ment la ques­tion : un blas­to­cyste ou même un stade quelque peu ultérieur du développe­ment embry­on­naire est-il authen­tique­ment un “être humain” — au lieu d’un amas de cel­lules d’o­rig­ine humaine -, ou cette appel­la­tion d’être humain ne con­vient-elle vrai­ment qu’à un embry­on implan­té dans l’utérus d’une femme et s’y dévelop­pant en vue de don­ner nais­sance à un enfant ? C’est là que revient à nou­veau la ques­tion du clon­age d’un être humain. 

Quels objec­tifs, un biol­o­giste peut-il pour­suiv­re en cher­chant à effectuer ce clon­age, comme Wilmut a cloné la bre­bis Dol­ly ? Il y a peut-être le pro­jet de façon­ner un être humain géné­tique­ment iden­tique à la per­son­ne dont on a isolé une cel­lule pour en extraire le noy­au avant de l’im­planter dans un ovo­cyte : pro­jet insen­sé, ver­sion mod­erne de l’his­toire du Dr Franken­stein, qu’ab­sol­u­ment rien, ni morale­ment, ni sci­en­tifique­ment ne justifie. 

Pas même le désir que peu­vent avoir des par­ents meur­tris de “recréer” à l’i­den­tique l’en­fant qu’ils sont men­acés de per­dre du fait d’une mal­adie ou d’un acci­dent. L’en­fant ain­si “pro­duit” accepterait-il plus tard de ne devoir son exis­tence qu’à sa qual­ité de “jumeau” d’un être dis­paru ? Autre motif, peut-être plus per­vers encore, de clon­age humain : fab­ri­quer un embry­on dont on pour­ra, à divers stades de son développe­ment fœtal, utilis­er les cel­lules, les tis­sus, voire les organes, pour les gref­fer, sans aucun risque de rejet immunologique, chez l’in­di­vidu même qui a fourni le noy­au cel­lu­laire initial. 

Tout cela peut paraître par­faite­ment clair. Hélas, les biol­o­gistes sont des hommes comme les autres : il y a par­mi eux des tricheurs, des illu­minés, des per­vers, des indi­vidus avides de célébrité ou d’ar­gent et il est donc à crain­dre qu’un jour ou l’autre de pareilles expéri­ences soient ten­tées par cer­tains, comme d’ailleurs en font plan­er la men­ace quelques soi-dis­ant chercheurs… Des travaux très récents sug­gèrent cepen­dant que l’âge biologique de l’être vivant résul­tant d’un clon­age pour­rait être le même que celui de l’in­di­vidu dont est issue la cel­lule soma­tique four­nissant le noy­au. Cela pour­rait décourager quelques ini­tia­tives, l’e­spérance de vie de l’in­di­vidu cloné ne dépas­sant peut-être pas celle du don­neur de noyau… 

Rai­son de plus pour que l’on se mette rapi­de­ment et claire­ment d’ac­cord, si pos­si­ble entre tous les pays où des recherch­es sur l’embryon humain sont tech­nique­ment pos­si­bles, sur ce qui est licite et sur ce qui ne l’est absol­u­ment pas et ne le sera jamais. Car le risque existe, comme l’a dit Axel Kahn, de s’ap­procher, par petites étapes, de ce qui est inac­cept­able. Le 9 décem­bre 1998, à New York, l’Assem­blée générale des Nations Unies a adop­té la déc­la­ra­tion uni­verselle sur le génome humain qui inter­dit dans l’e­spèce humaine le clon­age à des fins de reproduction. 

Le principe général qui inspire cette déc­la­ra­tion sur le génome humain, adop­tée par les 182 États mem­bres de l’ONU, est de par­venir à con­cili­er la lib­erté d’ac­tion des chercheurs en biolo­gie cel­lu­laire et en géné­tique avec l’indis­pens­able pro­tec­tion de l’e­spèce humaine con­tre les abus qui peu­vent découler de cette activ­ité sci­en­tifique. Il con­vient de soulign­er que l’in­ter­dic­tion en ques­tion ne vise le clon­age humain que s’il est effec­tué en vue de la repro­duc­tion d’un être humain ; les recherch­es sur l’embryon humain (entre autres l’ob­ten­tion de cel­lules ES pluripo­tentes) ne sont inter­dites que si l’embryon a été conçu spé­ciale­ment et unique­ment pour cette util­i­sa­tion. Il sem­blerait à cet égard que l’at­ti­tude des lég­is­la­teurs améri­cains et bri­tan­niques, entre autres, soit plus libérale que celle qui pré­vaut en France. Il est vrai que des dis­tinc­tions sub­tiles entre ce que l’on se pro­pose de faire et ce que l’on fait réelle­ment peu­vent ouvrir la porte à bien des abus… 

D’autre part, la rapid­ité avec laque­lle les chercheurs avan­cent dans la con­nais­sance des proces­sus de dif­féren­ci­a­tion cel­lu­laire ren­dra peut-être inutile, pour la pro­duc­tion de cel­lules pluripo­tentes, le recours à l’embryon humain. En effet, en jan­vi­er 1999, l’équipe d’An­ge­lo Vescovi, tra­vail­lant à Milan, a mon­tré, chez la souris, que des cel­lules souch­es neu­rales qu’ils ont isolées du cerveau d’an­i­maux adultes ou embry­on­naires, puis cul­tivées in vit­ro, se sont dif­féren­ciées pour don­ner des cel­lules san­guines (cor­re­spon­dant aux divers­es pop­u­la­tions pro­duites nor­male­ment dans la moelle osseuse) lorsqu’elles ont été trans­plan­tées chez des souris dont la moelle osseuse avait été détru­ite par irradiation. 

Ce qui laisse entrevoir la pos­si­bil­ité de pro­duire des cel­lules pluripo­tentes humaines à par­tir de tis­sus prélevés chez l’adulte. Les mois et les années qui vien­nent vont très prob­a­ble­ment voir de nom­breuses équipes de chercheurs s’at­ta­quer au prob­lème de la pro­duc­tion de cel­lules humaines pluripo­tentes par divers procédés éthique­ment acceptables. 

Les progrès de la médecine et les maladies émergentes

À l’ap­proche du XXIe siè­cle, nous sommes nom­breux à croire ou à espér­er que nos enfants et petits-enfants, dont la vie se déroulera en grande par­tie au cours de ce siè­cle, ne con­naîtront pas les tragédies qui ont mar­qué le XXe siè­cle : deux guer­res mon­di­ales, d’ig­no­bles géno­cides, des guer­res civiles frat­ri­cides, de nom­breuses crises économiques et sociales… À quoi il faut ajouter, pour revenir aux con­sid­éra­tions biologiques, deux pandémies : la grippe de 1918 (qui a tué 20 mil­lions de per­son­nes, la plu­part jeunes) et le SIDA, qui, depuis son appari­tion il y a une ving­taine d’an­nées, a déjà tué env­i­ron 14 mil­lions d’êtres humains et con­tin­ue inex­orable­ment à faire des rav­ages, prin­ci­pale­ment en Afrique sub­sa­hari­enne et en Asie du Sud-Est mais aus­si dans nos pays… 

Il apparte­nait au pro­fesseur Jacques Ruf­fié de par­ler des “Défis de la Sci­ence à l’aube du IIIe mil­lé­naire”. Pre­mier défi : la poussée démo­graphique accélérée, résul­tant en grande par­tie d’un accroisse­ment des ressources naturelles par le développe­ment de l’a­gri­cul­ture et d’une plus ou moins impor­tante amélio­ra­tion des con­di­tions de vie et d’hy­giène. En 1830, la planète comp­tait 1 mil­liard d’habi­tants ; en 1930, un siè­cle plus tard, elle en comp­tait 2 mil­liards. Ce chiffre est passé à 3 mil­liards en 1960 et à 4 mil­liards en 1975. En 1999, nous sommes déjà 6 mil­liards d’êtres humains. Le scé­nario retenu par les démo­graphes de l’ONU prévoit une pop­u­la­tion mon­di­ale de 8 mil­liards en 2050. 

Ces chiffres, même s’ils sont con­sid­érables, exclu­ent l’hy­pothèse jadis avancée d’une explo­sion démo­graphique cat­a­strophique. Au rythme actuel, la planète se peu­ple de 78 mil­lions de nou­veaux indi­vidus chaque année (au lieu des 90 mil­lions annuels il y a dix ans). Les raisons de ce ralen­tisse­ment sont mul­ti­ples : plus large util­i­sa­tion des con­tra­cep­tifs dans des pays sous-dévelop­pés, rav­ages du SIDA en Afrique subsaharienne. 

D’autre part, le vieil­lisse­ment et la stag­na­tion démo­graphique des pays rich­es indus­tri­al­isés sont un phénomène durable, alors que le poids des pays en voie de développe­ment devien­dra de plus en plus écras­ant. Ce sera là sans doute un des boule­verse­ments majeurs de la vie des humains au XXIe siè­cle : une société prospère mais vieil­lis­sante face à une marée humaine jeune naturelle­ment désireuse d’amélior­er ses con­di­tions d’ex­is­tence. Il faut porter au crédit de la biolo­gie, dans la mesure où cette sci­ence exerce une influ­ence directe et cap­i­tale sur la médecine humaine et vétéri­naire et sur l’a­gronomie, les vic­toires rem­portées sur de très nom­breuses patholo­gies humaines, ani­males et végé­tales, au cours du XXe siè­cle. La var­i­ole a été éradiquée de la sur­face du globe il y a une trentaine d’an­nées, la poliomyélite le sera sans doute très prochaine­ment. Il existe des vac­cins très effi­caces con­tre la rouge­ole, la rubéole (cause de mal­for­ma­tions con­géni­tales), les hépatites virales A et B, le tétanos, la coqueluche, la diph­térie et, dans quelques années sans doute, nous dis­poserons de vac­cins encore plus nom­breux, plus effi­caces, mieux tolérés con­tre les mul­ti­ples agents infec­tieux qui affectent les êtres humains et les ani­maux d’élevage. 

Cepen­dant, un nou­veau défi est représen­té par l’ap­pari­tion de cer­taines mal­adies infec­tieuses nou­velles que l’on dit émer­gentes (le SIDA en est un exem­ple, mais il y a aus­si l’hé­patite C, les fièvres virales hémor­rag­iques, la mal­adie de Lyme, etc.) et celles qui réap­pa­rais­sent en force (mal­adies réémer­gentes) comme la tuberculose. 

Les pro­duits antimi­cro­bi­ens, en par­ti­c­uli­er les antibi­o­tiques, ont sauvé des mil­lions d’êtres humains depuis leur décou­verte, il y a une cinquan­taine d’an­nées et ils con­tin­u­ent à le faire. Cepen­dant, des phénomènes de résis­tance des agents infec­tieux vis-à-vis de ces antibi­o­tiques appa­rais­sent aujour­d’hui avec une fréquence inquié­tante, entre autres dans la pra­tique hos­pi­tal­ière, et la recherche biologique se trou­ve con­fron­tée à un autre défi : il devient impératif de décou­vrir de nou­velles molécules dotées d’ac­tiv­ités antimi­cro­bi­ennes s’ex­erçant par des mécan­ismes originaux. 

Dans la plu­part des pays, mais prin­ci­pale­ment dans les pays indus­tri­al­isés, l’e­spérance de vie a con­sid­érable­ment aug­men­té au cours de la sec­onde moitié du XXème siè­cle : cela est à met­tre au crédit d’une meilleure ali­men­ta­tion, d’une meilleure hygiène de vie et aus­si des pos­si­bil­ités thérapeu­tiques actuelles con­tre les mal­adies infec­tieuses ou car­dio­vas­cu­laires, les can­cers, divers proces­sus dégénérat­ifs, etc. 

Les humains vivent plus longtemps et générale­ment mieux que jadis mais l’al­longe­ment de la durée de vie moyenne s’ac­com­pa­gne par­fois, même trop sou­vent, de sit­u­a­tions d’ex­trême dépen­dance (comme la mal­adie d’Alzheimer), pour ne rien dire de la charge finan­cière que cela fait peser sur les plus jeunes, trop sou­vent con­fron­tés de leur côté au chô­mage. Mais la biolo­gie est impuis­sante à résoudre les prob­lèmes liés à l’or­gan­i­sa­tion de la société… 

Les manipulations génétiques des végétaux et des animaux

Le défi majeur que la pop­u­la­tion tou­jours plus nom­breuse des pays sous-dévelop­pés oppose à la biolo­gie prise dans son sens le plus large est, sans con­teste, celui de la mal­nu­tri­tion. Une grande par­tie de la pop­u­la­tion de ces pays reçoit une ali­men­ta­tion insuff­isante par sa qual­ité, sa quan­tité et sa diver­sité. Des sit­u­a­tions de famine sont présentes dans divers­es régions ; elles sont par­fois dues d’ailleurs à des fac­teurs poli­tiques (con­flits eth­niques, embar­gos) aux­quels la biolo­gie ne peut apporter aucune solution. 

Mais pour le reste, il est clair qu’une pro­duc­tion locale plus effi­cace et plus diver­si­fiée des ali­ments essen­tiels, une meilleure dis­tri­b­u­tion, de meilleurs moyens de stock­age mod­i­fieraient quelques-unes de ces sit­u­a­tions de dis­ette. Et c’est là que les biotech­nolo­gies ont leur mot à dire. Il s’ag­it de ces “manip­u­la­tions géné­tiques” qui sus­ci­tent tant d’in­quié­tudes et d’in­com­préhen­sion, en grande par­tie parce que leur principe et leurs modal­ités ont été insuff­isam­ment expliqués. Cette révo­lu­tion biologique con­siste à trans­former, essen­tielle­ment des végé­taux, mais aus­si éventuelle­ment des ani­maux d’él­e­vage, en mod­i­fi­ant leurs génomes par des tech­niques de transgénisme. 

Le trans­génisme con­siste à intro­duire chez un végé­tal ou chez un ani­mal un gène prélevé dans une espèce ou dans une race voisines et qui, s’in­cor­po­rant au génome de l’or­gan­isme receveur, mod­i­fiera de manière per­ma­nente et, bien enten­du, dans le sens de l’amélio­ra­tion souhaitée un ou plusieurs de ses car­ac­tères (par exem­ple : résis­tance aux insectes, aux insec­ti­cides, au froid, à la sécher­esse, aux par­a­sites, en ce qui con­cerne les végé­taux ; pro­duc­tion accrue de lait, de viande, en ce qui con­cerne les ani­maux d’élevage). 

C’est par de telles tech­niques de trans­ferts de gènes que plusieurs groupes indus­triels biotech­nologiques, prin­ci­pale­ment améri­cains mais aus­si européens, ont pu sélec­tion­ner des semences de nom­breuses espèces végé­tales (maïs, colza, courge, riz, mel­ons, tomates, pommes de terre, coton) ren­dues résis­tantes aux insectes, champignons et autres par­a­sites, ou résis­tantes aux insec­ti­cides et aux her­bi­cides (ce qui per­met d’u­tilis­er ces derniers sans dom­mage pour la plante elle-même) ou présen­tant des car­ac­téris­tiques désir­ables (tomates plus résis­tantes à l’amol­lisse­ment, mel­ons plus sucrés, etc.). 

Qui ne voit le poten­tiel de ces biotech­nolo­gies pour amélior­er la qual­ité et la quan­tité des ali­ments d’o­rig­ine végé­tale ou même ani­male, à la fois pour les pop­u­la­tions des pays indus­tri­al­isés mais aus­si et surtout pour celles des pays sous-dévelop­pés ? Pour ne pren­dre qu’un exem­ple de ce que les tech­niques de pro­duc­tion d’or­gan­ismes géné­tique­ment mod­i­fiés (OGM) peu­vent apporter de béné­fique aux pop­u­la­tions de ces derniers, citons la pos­si­bil­ité d’aug­menter la teneur en vit­a­mine A de cer­tains légumes ou fruits ; or on sait qu’une sup­plé­men­ta­tion en vit­a­mine A aug­mente de manière sig­ni­fica­tive la résis­tance des jeunes enfants de ces régions à cer­taines mal­adies infec­tieuses, notam­ment au paludisme. 

Cepen­dant, à l’heure actuelle, en Europe et aus­si au Japon, les OGM sus­ci­tent de nom­breuses et vives inquié­tudes, par­fois fondées (et exigeant donc une analyse beau­coup plus pré­cise et plus com­plète de toutes les car­ac­téris­tiques nou­velles que présen­tent les OGM du fait du trans­fert de gène, cer­taines de ces car­ac­téris­tiques pou­vant être indésir­ables ou même néfastes), mais sou­vent aus­si des inquié­tudes de nature poli­tique, économique ou idéologique, sans compter celles que l’on peut qual­i­fi­er de com­plète­ment irrationnelles… 

Ce n’est pas le lieu ici d’en­tr­er dans le détail des prob­lèmes réels que posera le développe­ment prob­a­ble­ment inéluctable des OGM mais osons exprimer la con­vic­tion que ces prob­lèmes pour­ront être réso­lus par une étude appro­fondie et au cas par cas de cha­cun de ces prob­lèmes par des instances nationales et inter­na­tionales. Réal­isme et vig­i­lance devront aller de pair. 

La production de protéines humaines

Insis­tons sur le fait que les biotech­nolo­gies basées sur les trans­ferts de gènes offrent encore d’autres pos­si­bil­ités d’un intérêt cap­i­tal : des bac­téries savent main­tenant pro­duire des pro­téines humaines dont l’u­til­ité thérapeu­tique est con­sid­érable : inter­férons, inter­leukines, hor­mone de crois­sance, fac­teur VIII de la coag­u­la­tion, qu’il fal­lait autre­fois pré­par­er à par­tir de sang humain, avec les risques que l’on connaît. 

Dans un proche avenir sans doute des végé­taux trans­géniques pour­ront pro­duire de l’hé­mo­glo­bine, de l’in­su­line, des pro­téines virales ou bac­téri­ennes util­is­ables comme vac­cins : la con­som­ma­tion de bananes trans­géniques pro­duisant l’antigène majeur d’une bac­térie ou d’un virus respon­s­able de diar­rhées gravis­simes suf­fi­rait à immu­nis­er con­tre ces mal­adies… Qui ne voit l’in­térêt de toutes ces prouess­es biotech­nologiques pour l’hu­man­ité et, tout par­ti­c­ulière­ment, pour les habi­tants des pays pau­vres ? Des biotech­nolo­gies sim­i­laires ont per­mis d’obtenir des bac­téries capa­bles de pro­duire, en respec­tant l’en­vi­ron­nement, des matières pre­mières pour l’in­dus­trie, telles que des bio­car­bu­rants ou des biopolymères totale­ment dégrad­ables rem­plaçant cer­taines matières plas­tiques très polluantes. 

La thérapie génique

Il faut dire un mot aus­si des pos­si­bil­ités d’avenir, encore incer­taines mais du plus haut intérêt médi­cal, de ce que l’on nomme la thérapie génique et dont l’ob­jec­tif est de cor­riger à l’in­térieur des cel­lules d’un organ­isme humain les anom­alies qui en affec­tant son génome sont respon­s­ables de patholo­gies graves, sou­vent aujour­d’hui incurables. 

Le principe de la thérapie génique est d’in­tro­duire, au moyen d’un vecteur appro­prié, dans les cel­lules d’un patient atteint d’une mal­adie hérédi­taire monogénique (c’est-à-dire résul­tant de la muta­tion d’un seul gène comme, par exem­ple, la muco­vis­ci­dose) le gène nor­mal qui, une fois inté­gré, fonc­tion­nera à la place du gène défectueux. 

Mais la thérapie génique peut aus­si par des mécan­ismes quelque peu dif­férents (par exem­ple intro­duc­tion dans les cel­lules can­céreuses d’un gène codant pour une sub­stance capa­ble de tuer ces cel­lules ou pour un fac­teur stim­u­lant le rejet de ces cel­lules par le sys­tème immu­ni­taire) fournir une arme puis­sante en thérapeu­tique anti­cancéreuse et c’est dans ce domaine qu’est effec­tuée, à l’heure actuelle, la majorité des études en clin­ique humaine de thérapie génique. 

Devant toutes ces répons­es actuelles ou poten­tielles que la biolo­gie (et plus par­ti­c­ulière­ment la géné­tique) fait aux défis du XXIe siè­cle dans les domaines de l’al­i­men­ta­tion et de la san­té des êtres humains, nom­breux sont ceux qui accusent les biol­o­gistes de “jouer aux appren­tis sor­ciers”… Mais n’est-ce pas parce que, depuis longtemps, des hommes ont osé domes­ti­quer la nature et braver ses con­traintes, inven­ter des approches nou­velles et forg­er de meilleurs out­ils, que l’hu­man­ité est sor­tie de l’âge des cav­ernes et que cer­taines pop­u­la­tions sont par­v­enues à échap­per à la mis­ère et à la souf­france chroniques qui sont encore le lot de tant d’habi­tants des pays sous-dévelop­pés ? C’est à ces derniers, à leur avenir, à leurs droits qu’il faut aus­si penser… 

Il con­vient d’ailleurs, en ce qui con­cerne les risques poten­tiels de cer­taines biotech­nolo­gies, de ne pas con­fon­dre les tech­niques pré­cis­es et générale­ment bien cod­i­fiées de trans­ferts de gènes con­duisant à des OGM claire­ment car­ac­térisés, avec des pra­tiques qui n’ont rien de com­mun avec elles. 

L’ap­pari­tion de l’encéphalopathie spongi­forme bovine (“mal­adie de la vache folle”) n’est nulle­ment liée à une approche biotech­nologique : elle a résulté de l’u­til­i­sa­tion aven­tureuse, sans con­trôle véri­ta­ble, de farines ani­males d’o­rig­ines dou­teuses, mal stéril­isées de sur­croît, pour l’al­i­men­ta­tion des bovins. 

De même, la per­cep­tion tar­dive et insuff­isante des risques inhérents aux pro­duits san­guins con­t­a­m­inés par le virus du SIDA n’est pas liée à une quel­conque biotech­nolo­gie : bien au con­traire, ce sont aujour­d’hui des biotech­nolo­gies qui per­me­t­tent de pro­duire en toute sécu­rité des sub­stances thérapeu­tiques autre­fois extraites du sang… Ne faisons pas d’a­mal­game entre les biotech­nolo­gies sci­en­tifique­ment fondées et cer­tains “brico­lages” aventureux ! 

L’origine de la vie

Les biol­o­gistes d’au­jour­d’hui ne s’in­téressent pas exclu­sive­ment d’ailleurs aux appli­ca­tions médi­cales, zootech­niques, agronomiques, indus­trielles de leur sci­ence : la plu­part d’en­tre eux, comme bon nom­bre de leurs con­tem­po­rains, se deman­dent com­ment on peut expli­quer, à l’heure actuelle, l’o­rig­ine et l’évo­lu­tion de la vie sur notre planète. C’est le thème qu’avait choisi de traiter le pro­fesseur Chris­t­ian de Duve. 

Que faut-il penser en 1999 de la phrase, empreinte d’un stoï­cisme dés­espéré, par laque­lle Jacques Mon­od, il y a trente ans, con­clu­ait un livre célèbre, Le Hasard et la Néces­sité : L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme… L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indif­férente de l’univers, d’où il a émergé par hasard… La thèse de Chris­t­ian de Duve affirme au con­traire que l’Univers était “ gros de la Vie ” et que la Biosphère était “ grosse de l’Homme ” en s’appuyant sur ce que ce chercheur appelle “ les con­traintes du hasard ”. 

On est à peu près cer­tain que la vie a dû se dévelop­per par le jeu de réac­tions chim­iques qui, sous l’influence des con­di­tions physic­ochim­iques exis­tant à une cer­taine époque sur la planète Terre (et vraisem­blable­ment aus­si sur d’autres planètes, dans d’autres sys­tèmes solaires), don­nèrent nais­sance à des molécules, puis à des sys­tèmes poly­molécu­laires de plus en plus com­plex­es, pour aboutir enfin (et là, le saut est gigan­tesque) aux pre­mières cel­lules dont sont issues toutes les espèces vivantes actuelles. 

Ce proces­sus a néces­saire­ment com­porté un très grand nom­bre d’étapes suc­ces­sives : le résul­tat final ne pou­vait avoir une prob­a­bil­ité sig­ni­fica­tive de se pro­duire que si cha­cune des étapes de ce proces­sus avait une grande prob­a­bil­ité de se pro­duire, quand et là où elles ont eu lieu. 

La con­clu­sion qui s’impose c’est que notre planète (et sans doute toutes celles qui éventuelle­ment ont été le siège de réac­tions physic­ochim­iques sim­i­laires) était “ grosse de la Vie ”. La suc­ces­sion de hasards qui a con­duit à l’apparition de la vie avait, en quelque sorte, un sens obligé. 

Et qu’en est-il, dans cette per­spec­tive, de l’émergence de l’espèce humaine, c’est-à-dire de la pen­sée et de la con­science ? Le grand biol­o­giste Ernst Mayr a écrit : Ce qui impres­sionne l’évolutionniste c’est l’incroyable improb­a­bil­ité qu’une forme de vie intel­li­gente ait jamais été pro­duite par l’évolution. Mais, fait remar­quer de Duve, quelque improb­a­ble que fût l’émergence de l’espèce humaine, il n’en reste pas moins vrai que l’événement a bien eu lieu ! À la suite de vul­gar­isa­teurs bril­lants, comme Stephen Jay Gould, la mode s’est imposé de dénier toute sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière à l’espèce humaine sous pré­texte qu’elle n’est, comme toutes les autres espèces vivantes, que le fruit d’une improb­a­ble suc­ces­sion d’événements for­tu­its : “ l’incarnation de la contingence ”… 

À cela de Duve répond qu’il n’est pas besoin de dénier au hasard le rôle que la biolo­gie mod­erne lui accorde dans l’évolution (par le jeu des muta­tions inces­santes et des innom­brables fac­teurs de sélec­tion) pour dis­cern­er dans ces phénomènes naturels des direc­tions priv­ilégiées menant, entre autres, à la con­science et à la pensée. 

Donc, de même que l’Univers était gros de la Vie, la Biosphère était grosse de l’Homme ! Le pro­fesseur de Duve s’est bien gardé de faire appel à une “hypothèse créa­tion­niste ”, car, d’un point de vue stricte­ment sci­en­tifique, les phénomènes naturels ne doivent s’expliquer que par des caus­es naturelles, sans inter­ven­tion sur­na­turelle d’un Créa­teur, mais on ne peut s’empêcher de rap­procher cette thèse attrayante des “con­traintes du hasard” de celle de “ l’élan vital ” si bril­lam­ment exposée par un philosophe spir­i­tu­al­iste Hen­ri Berg­son dans L’Évolution créa­trice.

Hen­ri Berg­son écrivait : Toutes nos analy­ses nous mon­trent dans la vie un effort pour remon­ter la pente que la matière descend… L’évolution de la vie con­tin­ue une impul­sion ini­tiale. Direc­tions priv­ilégiées, “ grossesse ”, sens, effort, impul­sion : toutes ces ten­ta­tives d’explication de l’émergence de la vie et de la pen­sée peu­vent, à notre avis, con­forter la foi de ceux qui croient en l’action ini­tiale et per­ma­nente d’un Créateur. 

D’autre part, comme l’a souligné Chris­t­ian de Duve, s’il est indé­ni­able que l’espèce humaine occupe aujourd’hui le som­met de l’arbre de vie, rien de ce que nous savons ne per­met d’affirmer que cette place est défini­tive et que l’évolution qui con­duit tou­jours à une plus grande com­plex­ité est achevée avec l’Homme…

L’évolution pour­ra-t-elle con­duire à des êtres men­tale­ment et morale­ment plus per­for­mants et plus assurés que nous ? 

Tout ce que nous con­nais­sons des proces­sus évo­lu­tifs nous per­met d’envisager cette éven­tu­al­ité, sachant bien que, si elle a lieu, ce ne pour­ra être que dans de nom­breux millénaires… 

En revanche, les pro­grès que l’humanité a enreg­istrés dans la con­nais­sance et l’analyse des phénomènes de la vie et dans sa maîtrise de nom­bre d’entre eux ont eu lieu en l’espace de deux siè­cles, prin­ci­pale­ment celui qui va s’achever.

Déjà au XIXe siè­cle, Claude Bernard, Louis Pas­teur et tant d’autres chercheurs avaient posé les bases d’une médecine sci­en­tifique, fondée sur l’expérimentation biologique. Mais au cours du XXe siè­cle, la cadence des décou­vertes fon­da­men­tales a été ver­tig­ineuse : en 1947, la décou­verte de l’ADN comme sup­port de l’hérédité, en 1953, l’élucidation de la struc­ture de l’ADN (la fameuse “ dou­ble hélice ” de Wat­son et Crick), en 1975, les tech­niques de recom­bi­nai­son d’ADN con­duisant à ce que l’on nomme le génie (au sens d’engineering) génétique. 

Et tout per­met de penser que, dans une cer­taine mesure, cette cadence va se main­tenir, prin­ci­pale­ment en ce qui con­cerne les appli­ca­tions pra­tiques (médi­cales, agri­coles et autres) de ces sci­ences biologiques. Mais aus­si en ce qui con­cerne le reten­tisse­ment des con­nais­sances nou­velles sur les con­cepts fon­da­men­taux sur lesquels se base la vie en société. 

Que l’on songe, par exem­ple, au développe­ment actuel des neu­ro­sciences qui ne vont sans doute pas tarder à jeter une vive lumière sur les mécan­ismes molécu­laires qui sous­ten­dent la pen­sée, la con­science, et, par voie de con­séquence, les com­porte­ments humains, l’affectivité, le sens moral, les ten­dances profondes… 

Les défis du XXIe siècle

L’homme du XXIe siè­cle sera-t-il capa­ble de relever les défis éthiques que posent déjà et que poseront sans doute encore plus les inter­ven­tions biotech­nologiques (au sens large du terme) dans la vie des indi­vidus et des sociétés ? 

Il lui faudrait une sagesse indi­vidu­elle et col­lec­tive qui peut paraître improb­a­ble si l’on songe un instant aux atroc­ités qui ont mar­qué l’histoire du XXe siè­cle, mon­trant que glob­ale­ment et fon­da­men­tale­ment l’humanité ne dif­férait guère, dans ses ten­dances pro­fondes, de celle de nos ancêtres les plus reculés, lesquels ne dis­po­saient que de moyens rudi­men­taires pour s’entretuer !

Pour­tant il est absol­u­ment néces­saire de garder un cer­tain opti­misme, fondé sur le fait que l’homme de demain sera suff­isam­ment infor­mé des enjeux, des béné­fices et des risques inhérents aux pro­grès des sci­ences pour savoir pren­dre les déci­sions col­lec­tives qui s’imposeront. Il est tou­jours ten­tant de rap­pel­er la phrase célèbre : Sci­ence sans con­science n’est que ruine de l’âme, mais, au temps de Rabelais, la sci­ence était le fait de quelques individus. 

Aujourd’hui la sci­ence est col­lec­tive et l’humanité a donc besoin impéra­tive­ment d’une con­science col­lec­tive : déjà, dans de nom­breux pays indus­tri­al­isés, exis­tent des comités d’éthique, chargés d’informer les gou­verne­ments sur les prob­lèmes moraux que posent les avancées tech­niques. On peut espér­er, comme vient de le mon­tr­er la déc­la­ra­tion de l’ONU sur le génome humain, que les con­clu­sions de ces comités aboutiront à des con­sen­sus inter­na­tionaux sur le car­ac­tère licite ou illicite, béné­fique ou dan­gereux, de telle ou telle technique. 

La mon­di­al­i­sa­tion de l’information peut être amenée à jouer là un rôle vrai­ment impor­tant. Car un des risques inhérents aux pro­grès des con­nais­sances et des pra­tiques biologiques serait celui d’élargir le fos­sé, en ce qui con­cerne leurs bien­faits, entre pays en voie de développe­ment et pays indus­tri­al­isés, et, au sein même des pays rich­es, entre les class­es aisées et les exclus de la croissance. 

Il faut relire aujourd’hui le roman d’anticipation de H. G. Wells L’Île du doc­teur More­au (1896) et celui d’Aldous Hux­ley Le Meilleur des mon­des (1932) pour s’apercevoir que des esprits lucides avaient prévu les dan­gers d’une civil­i­sa­tion pure­ment tech­ni­ci­enne par­faite­ment huilée dont le pou­voir serait “ psy­chobi­ologique ” et les risques que des savants fous pou­vaient faire courir à la société mais aus­si pour con­stater avec soulage­ment que tout cela ne s’est pas encore produit. 

Depuis très longtemps d’ailleurs, l’humanité sait, plus ou moins claire­ment, qu’il y a des lim­ites à ne pas franchir : le mythe de Prométhée ayant encou­ru la colère de Zeus pour avoir dérobé le feu sacré et l’avoir apporté aux hommes, celui de Lucifer, le plus intel­li­gent des anges, pré­cip­ité en enfer et devenu Satan pour s’être cru l’égal de Dieu, sont tou­jours là pour nous instruire. 

Nous devons espér­er aus­si que les grandes reli­gions qui inspirent encore aujourd’hui la pen­sée et la con­duite de mil­lions d’êtres humains sauront fournir à leurs fidèles des repères éthiques, ni trop rigides, ni trop per­mis­sifs, pour les guider dans l’acceptation ou le refus de ce que les appli­ca­tions pra­tiques de la biolo­gie peu­vent leur offrir. 

Nous aime­ri­ons con­clure ce compte ren­du par les paroles tou­jours actuelles du psaume n° 8 : 

À voir Ton ciel,
ouvrage de Tes doigts,
la lune et les étoiles que Tu fixas,
qu’est donc le mor­tel que Tu en gardes mémoire,
le fils d’Adam que Tu en prennes souci ?
À peine le fis-Tu moin­dre qu’un dieu,
le couron­nant de gloire et de splendeur,
Tu l’établis sur l’
œuvre de Tes mains,
tout fut mis par Toi sous ses pieds.

À peine moin­dre qu’un dieu, la lim­ite est claire­ment indiquée ! Quel que soit le sens pro­fond qu’ils don­nent au con­cept d’une autorité tran­scen­dante, athées, agnos­tiques et croy­ants peu­vent et doivent se met­tre d’accord sur un principe fon­da­men­tal : l’Homme ne doit pas se pren­dre pour Dieu ; il est la mesure de toutes choses et c’est le respect absolu et con­stant de la dig­nité humaine qui doit inspir­er son action. 

Puis­sent les biol­o­gistes du XXIe siè­cle, armés d’enthousiasme et d’audace mais aus­si de l’humilité indis­pens­able aux chercheurs, puis­sent les gou­verne­ments et les fon­da­tions qui sub­ven­tion­nent leurs travaux, puis­sent les groupes indus­triels qui géreront les appli­ca­tions pra­tiques de leurs résul­tats, com­pren­dre que l’objectif ultime reste, à côté des joies pures de la con­nais­sance et des très tan­gi­bles récom­pens­es de la décou­verte, l’amélioration des con­di­tions de vie de tous les êtres humains ! 

Comme l’a fort bien dit le philosophe Alain : Chaque matin, il faut remon­ter l’homme et vain­cre la fatal­ité toute la journée, c’est-à-dire vain­cre la peur, la colère et la cru­auté, filles de l’une et de l’autre. Ne rêvons pas d’une civil­i­sa­tion qui se ferait sans nous et se garderait sans nous ! Et que l’avenir ne donne pas rai­son au pes­simisme de Jean Ros­tand qui écrivait : La sci­ence a fait de nous des dieux, avant même que nous deve­nions vrai­ment des hommes !

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