Les substances naturelles, source prodigieuse de médicaments

Dossier : Libres proposMagazine N°551 Janvier 2000
Par Pierre POTIER

Il n’y aurait donc pas eu lieu, il y a cent ans, de s’ébaudir à la lec­ture du titre du présent arti­cle puisque, à cette époque, l’essen­tiel des médica­ments util­isés par l’Homme pour se soign­er et pour soign­er les ani­maux prove­naient de la Nature et surtout des plantes. Pourquoi les plantes et pas (ou peu) d’animaux ?

Parce qu’il est beau­coup plus facile de faire séch­er des plantes qu’une méduse par exem­ple ; qu’il est plus facile, égale­ment, de sous­traire une plante à la destruc­tion par les moi­sis­sures ou autres dégra­da­tions en la faisant séch­er à l’om­bre et au chaud (gre­nier, claies, etc.). On peut ain­si retrou­ver en hiv­er le remède que l’on a récolté en été.

Qu’en est-il main­tenant ? Après avoir con­nu un prodigieux développe­ment au siè­cle dernier la chymie dev­enue la chimie est “tri­om­phante” et, depuis les années 1880 jusqu’aux années 1940, des chimistes pres­tigieux et imag­i­nat­ifs pro­duisirent, par syn­thèse, d’in­nom­brables molécules dont ils éval­uèrent les effets biologiques et, éventuelle­ment, thérapeu­tiques par des moyens phar­ma­cologiques clas­siques : petits puis gros ani­maux. Ce furent les dérivés sal­i­cylés, dont l’aspirine (inspirés de pro­duits naturels isolés du saule) ; les anesthésiques locaux (inspirés par la struc­ture de la cocaïne, isolée de la coca) ; des anal­gésiques puis­sants (inspirés par la struc­ture de la mor­phine, isolée de l’opi­um du pavot) ; des antipaludiques (inspirés par la struc­ture de la qui­nine du quin­quina), etc.

Mais les chimistes organi­ciens eurent, aus­si, leur pro­pre source d’in­spi­ra­tion pour syn­thé­tis­er des dérivés tels que le p‑acétaminophénol, anal­gésique encore très large­ment util­isé de nos jours ; les sul­famides qui révo­lu­tion­nèrent le traite­ment de cer­taines mal­adies infec­tieuses (avant la Sec­onde Guerre mon­di­ale). Le monde minéral n’é­tait pas, non plus, oublié et les innom­brables sels métalliques (ou com­bi­naisons métal­loïdiques) de toutes sortes furent util­isés tan­tôt comme médica­ments, tan­tôt comme… poi­sons (c’est la dose qui fait le poi­son !). L’arsenic y a occupé une place priv­ilégiée (procès d’empoisonnements ou de sor­cel­lerie de la Brinvil­liers, de Marie Besnard, etc.).

Le mou­ve­ment de bal­anci­er qui régit le monde revint vers les pro­duits naturels avec le développe­ment des antibi­o­tiques, notam­ment celui des péni­cillines décou­vertes près de vingt ans plus tôt par Flem­ing (en fait, déjà entre­vues par un médecin mil­i­taire français : Ernest Duch­esne, tra­vail­lant à Lyon à la fin du XIXe siè­cle, décou­verte restée alors sans suite… !).

Ces antibi­o­tiques ont mar­qué un pro­grès con­sid­érable dans le traite­ment des mal­adies infec­tieuses : péni­cillines, tétra­cy­clines, strep­to­mycine, chlo­ram­phéni­col, céphalosporines, antibi­o­tiques amino­sidiques, etc. Tous isolés de micro-organ­ismes qui com­mençaient seule­ment à être con­nus à la fin du siè­cle dernier. Le développe­ment prodigieux de ces pro­duits allongea d’au moins dix ans l’e­spérance de vie de l’e­spèce humaine ! On revint alors à d’autres sub­stances naturelles : réser­pine du rau­wolfia (pour lut­ter con­tre l’hy­per­ten­sion) ; vin­camine de la petite per­venche, alcaloïdes de divers­es plantes trop­i­cales util­isés dans le traite­ment de mal­adies car­dio­vas­cu­laires, etc.

Mais, par­mi les mal­adies non encore ter­rassées, fig­u­rait (et fig­ure encore !) le can­cer. Là aus­si, la Nature allait être généreuse puisque de nom­breux médica­ments anti­tu­moraux, actuelle­ment util­isés, sont d’o­rig­ine naturelle : dérivés de la podophyl­lo­tox­ine (isolés de la podophylle util­isée depuis des lus­tres pour le traite­ment des ver­rues) ; dérivés des anthra­cy­clines (isolés de micro-organ­ismes) ; dérivés de la vin­blas­tine (isolés de la per­venche de Mada­gas­car) et, plus récem­ment, dérivés “tax­oïdes” isolés de dif­férents ifs.

Claude Bernard avait cou­tume de dire, lors des cours qu’il dis­pen­sait au Col­lège de France, à la fin du XIXe siè­cle : “Les médica­ments sont le scalpel de la biologie.”

En effet, même de nos jours, il est fréquent, sinon la règle, de décou­vrir des médica­ments nou­veaux, de les utilis­er en thérapeu­tique et de ne révéler que beau­coup plus tard leur(s) mécanisme(s) d’ac­tion. C’est ain­si que la cyclosporine, décou­verte par hasard par des chercheurs tenaces et curieux de la firme suisse San­doz (main­tenant fon­due avec Ciba pour for­mer Novar­tis, en atten­dant la suite… !) a révo­lu­tion­né une grande par­tie de l’im­munolo­gie et, notam­ment, le pronos­tic des greffes d’or­ganes. Mais il a fal­lu atten­dre plusieurs années avant d’avoir une idée de son mécan­isme d’ac­tion. Ces études ont ain­si fait faire un “saut quan­tique” à l’immunologie.

Il en a été de même de beau­coup d’autres médica­ments. L’un des plus anciens est la mor­phine et avant qu’elle n’en soit isolée, l’opi­um. Quelle con­ver­gence que la décou­verte des pro­priétés anal­gésiques de l’opi­um en Égypte, en Perse, en Inde, en Chine et ailleurs. On peut com­pren­dre cela car l’homme accepte d’au­tant plus d’être malade qu’il ne souf­fre pas. Beau­coup de mal­adies, hélas, s’ac­com­pa­g­nent de souf­frances plus ou moins sup­port­a­bles. Parce que la douleur fait par­tie des mécan­ismes de survie : une anal­gésie com­plète, provo­quée ou d’o­rig­ine mal­adive, peut con­duire à la mort de l’in­di­vidu (autisme, etc.).

Les hommes ont donc sélec­tion­né, au cours des mil­lé­naires, dans des pays dif­férents (il est dif­fi­cile de savoir si le proces­sus de décou­verte s’est propagé le long de cette voie d’échanges qui allait de l’É­gypte à la Chine en pas­sant par le Proche puis l’Ex­trême- Ori­ent) l’opi­um qui est le latex récolté après inci­sion des cap­sules du pavot som­nifère : papaver som­nifer­um var. album (papavéracées). Ce latex, en s’oxy­dant à l’air, se trans­forme en une masse qui durcit puis devient cas­sante et qui con­stitue l’opi­um. À la fin du xvi­ie siè­cle, un grand médecin anglais Thomas Syden­ham écrivait en 1680 : Among the reme­dies which it has pleased to Almighty God to give to Man to relieve his suf­fer­ings, none is so effi­ca­cious and so uni­ver­sal as opi­um. Trois siè­cles plus tard, la mor­phine, isolée de l’opi­um, est tou­jours util­isée pour lut­ter con­tre la douleur !

Et pour illus­tr­er la pré­mo­ni­tion de Claude Bernard (voir plus haut) : qu’a-t-on fait de l’opi­um ? Util­isé longtemps sous forme d’une solu­tion alcoolique aro­ma­tisée con­tenant 10 % (poids/volume) d’opi­um, soit 1 % de mor­phine, appelée Lau­danum de Syden­ham, il soulagea d’in­nom­brables patients… mais, comme sou­vent, l’opi­um était aus­si fumé par de nom­breux tox­i­co­manes qui rejoignaient ain­si le nirvana !

À la fin du XVIIIe siè­cle, la chimie rem­plaça la chymie. Lavoisi­er et bien d’autres (Scheele, Priest­ley, etc.) y étaient pour quelque chose. On com­mença à avancer la notion de “principe act­if” au lieu qu’une plante don­née soit vue comme pos­sé­dant des pro­priétés mys­térieuses rel­e­vant plus de la sor­cel­lerie, de l’alchimie que de la sci­ence à peine nais­sante sous sa forme “mod­erne”. On com­mença à penser que ces pro­priétés pou­vaient être reliées à des sub­stances définies : les principes actifs.

C’est ain­si qu’au tout début du XIXe siè­cle, Ser­turn­er, phar­ma­cien alle­mand de Pader­born, Séguin, phar­ma­cien à Paris, isolèrent la mor­phine qui repro­dui­sait une par­tie des effets phys­i­ologiques de l’opi­um. Il fal­lut atten­dre près d’un siè­cle pour que la struc­ture chim­ique de la mor­phine fût établie et encore un demi-siè­cle pour que la syn­thèse en fût réalisée.

Mais là ne s’ar­rête pas l’his­toire, en effet, la phar­ma­colo­gie, par­tie de la biolo­gie, fit, elle aus­si, beau­coup de pro­grès : la notion de récep­teur s’af­fir­ma, ce sont des struc­tures biologiques, mem­branaires, cel­lu­laires qui recon­nais­sent des “lig­ands”, sub­stances endogènes (élaborées par le même organ­isme) qui, s’as­so­ciant aux récep­teurs présents dans le sys­tème nerveux, provo­quent et amor­cent la réponse biologique. Mais ces récep­teurs recon­nais­sent aus­si des lig­ands exogènes qui sont des molécules qui, quoique d’o­rig­ine extérieure, sont reconnues.

C’est le cas de la mor­phine qui est recon­nue par des récep­teurs mor­phiniques ; mais les sub­stances “mor­phiniques” endogènes exis­tent aus­si, ce sont, entre autres, les enképha­lines pen­tapep­tides : Tyr-Gly-Gly-Phe-Met ou Tyr-Gly-Gly-Phe-Leu. Cette décou­verte des enképha­lines peut être con­sid­érée comme l’une des pier­res angu­laires de la phar­ma­colo­gie mod­erne. Les struc­tural­istes établirent rapi­de­ment l’analo­gie qui existe entre ces pep­tides endogènes et la molécule de morphine.

Structure de la Navelbine ® 1
Navel­bine ® 1

Une his­toire à peu près iden­tique se dévelop­pa avec le chan­vre indi­en et les sub­stances respon­s­ables de l’ac­tiv­ité de cette drogue (exogènes), les récep­teurs cor­re­spon­dant du sys­tème nerveux et des sub­stances endogènes (que l’on retrou­ve dans le choco­lat !). Le choco­lat est-il une drogue douce qui mène aux autres, plus dures !

Il en est ain­si de nom­breux autres médica­ments sou­vent décou­verts longtemps avant de savoir com­ment ils agis­sent : même l’u­ni­verselle aspirine dont l’ac­tiv­ité a pu être reliée, près d’un siè­cle après sa décou­verte, à sa fac­ulté d’acétyler une lysine du cen­tre act­if d’une enzyme impliquée dans le développe­ment de phénomènes inflam­ma­toires. De tels exem­ples sont très nombreux.

Des chercheurs de l’In­sti­tut de chimie des sub­stances naturelles du CNRS à Gif-sur-Yvette que j’ai l’hon­neur de diriger se sont dis­tin­gués dans la décou­verte de deux médica­ments anti­tu­moraux importants :

  • la navel­bine ® 1, dévelop­pée par les Lab­o­ra­toires Pierre Fab­re en coopéra­tion avec d’autres lab­o­ra­toires mondiaux ;
  • le tax­otère ® 2, dévelop­pé par les Lab­o­ra­toires Rhône-Poulenc Ror­er (devenus Aven­tis) après leur réu­nion avec Hoechst.

Structure du Taxotère ®2
Tax­otère ®2


Ces deux médica­ments sont, certes, d’o­rig­ine naturelle : per­venche de Mada­gas­car, catha­ran­thus roseus (apoc­y­nacée) pour la navel­bine, if, taxus bac­ca­ta (tax­acées) pour le tax­otère mais ils ont été mod­i­fiés par “chim­i­urgie” c’est-à-dire que l’art du chimiste a per­mis, en util­isant des réac­tions appro­priées (ou en en inven­tant), de mod­i­fi­er une par­tie de la molécule naturelle afin d’obtenir des molécules plus actives que les molécules naturelles archétypes.

En fait, la navel­bine et le tax­otère ont été obtenus en tant que com­posés chim­iques puis leurs pro­priétés anti­tu­morales ont été mis­es en évidence.

Ces deux médica­ments anti­tu­moraux représen­tent une avancée sig­ni­fica­tive en chimio­thérapie des can­cers, même si, mal­heureuse­ment, le prob­lème de la guéri­son de tous les can­cers est encore à l’or­dre du jour. On ne peut nier, qu’an­née après année, de fan­tas­tiques pro­grès ont été accom­plis. Mais c’est aus­si, peut-être, en étu­di­ant com­ment agis­sent les médica­ments, actuelle­ment à notre dis­po­si­tion, que nous décou­vrirons les mécan­ismes intimes de la can­céri­sa­tion. Là encore, Claude Bernard aura eu rai­son (voir plus haut).

Mais c’est aus­si pour d’autres raisons que navel­bine et tax­otère représen­tent des exem­ples, hélas trop rares puisqu’ils sont uniques.

La navel­bine a été dévelop­pée en coopéra­tion avec les Lab­o­ra­toires Pierre Fab­re ; le tax­otère l’a été en coopéra­tion avec les Lab­o­ra­toires Rhône-Poulenc Ror­er. Ce sont deux suc­cès thérapeu­tiques, bien sûr ; mais ce sont aus­si deux suc­cès dans d’autres domaines : la col­lab­o­ra­tion, au coude à coude, entre la recherche publique (notre Lab­o­ra­toire pro­pre du CNRS) et l’in­dus­trie a été essen­tielle dans ces suc­cès. Au plan com­mer­cial, l’ensem­ble des deux médica­ments représen­tent près de 5 mil­liards de francs par an. La navel­bine est le pre­mier pro­duit du groupe Pierre Fab­re ; le tax­otère le sec­ond du groupe Rhône-Poulenc. Il n’est pas si fréquent, non plus, de con­stater le suc­cès mon­di­al de médica­ments d’o­rig­ine française.

En con­clu­sion, je pense qu’il faut ampli­fi­er le mieux pos­si­ble les splen­dides résul­tats obtenus récem­ment en biolo­gie et en chimie struc­turale appliquée à la biolo­gie ; dans le domaine de la “génomique” certes mais sans oubli­er que l’ex­pres­sion du génome est sou­vent rétro­con­trôlée par de petites molécules.

Et, qu’en­fin, il faut pour­suiv­re sans relâche l’in­ven­taire du “Mag­a­sin du Père Bon Dieu” car il n’est, à l’heure actuelle, effec­tué qu’à 10 % env­i­ron. Il y a encore de beaux jours pour cette recherche qui mèn­era non seule­ment à des médica­ments nou­veaux mais, de là, à la com­préhen­sion du fonc­tion­nement des organ­ismes vivants.

P.-S. : mon suc­cesseur, à la Direc­tion de l’In­sti­tut de chimie des sub­stances naturelles sera, au 1er sep­tem­bre 2000, le Pro­fesseur Jean-Yves LALLEMAND (62)

Commentaire

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bau­mont répondre
17 juin 2018 à 18 h 08 min

Les sub­stances naturelles
Il est regret­table que la biolo­gie et les lab­o­ra­toires , devant les évi­dences que rap­pelle cette arti­cle sur l’o­rig­ine naturelle de nos médica­ments , ne man­i­feste pas plus d ‘intérêt sur l ‘élim­i­na­tion pro­gram­mée de la biodiversité .
La Con­nais­sance est dans nature et l ‘avenir dans sa préservation .
l intel­li­gence arti­fi­cielle et les lab­o­ra­toire qui la mène n ‘est qu un sin­istre leurre
Biol­o­gistes un peu de courage , engagez vous !

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