Ombres et lumières de l’Indonésie

Dossier : ExpressionsMagazine N°697 Septembre 2014
Par Clio DINTILHAC (HEC - M2013)
Par David ELMALEH (03)

L’atterrissage peut être bru­tal, et pas seule­ment quand l’avion rate la piste. Les pre­miers con­tacts avec la société indonési­enne don­nent lieu à de nom­breux décalages culturels.

“ 240 millions d’habitants parlant 740 langues ”

Ain­si il ne faut pas s’étonner si vos col­lègues croient aux fan­tômes, embauchent un shaman pour con­jur­er la pluie avant un événe­ment en extérieur ou soignent la dengue en mangeant de la goyave.

La curiosité peut même laiss­er place à la crainte lorsque l’un d’entre eux se met en tête de vous frot­ter vigoureuse­ment une pièce de mon­naie sur le dos pour « faire sor­tir le rhume ».

Une croissance économique soutenue

Ayant tous deux décou­vert l’Asie par la Chine, nous étions curieux de mieux con­naître ce con­ti­nent. L’opportunité d’aller en Indonésie nous a immé­di­ate­ment séduits.

Ce vaste pays promet­tait de partager cer­taines des car­ac­téris­tiques chi­nois­es qui nous atti­raient, comme une crois­sance économique soutenue per­me­t­tant un recul rapi­de de la pau­vreté et s’accompagnant de trans­for­ma­tions socié­tales pro­fondes, tout en ayant des dif­férences mar­quées avec l’empire du Milieu, du fait par exem­ple qu’il s’agit d’un pays géo­graphique­ment morcelé, en majorité musul­man et faisant depuis peu l’expérience de la démocratie.

À l’heure où l’efficacité de celle-ci est remise en ques­tion, notam­ment par le « mod­èle » chi­nois, la capac­ité de la nou­velle Indonésie démoc­ra­tique à réformer ses struc­tures de gou­ver­nance, longtemps mar­quées par le népo­tisme et la cor­rup­tion, sera un test important.

Un suc­cès aiderait à invers­er la dynamique actuelle d’accroissement des iné­gal­ités, à main­tenir la sta­bil­ité du pays et à répon­dre aux aspi­ra­tions var­iées et aux défis com­plex­es de cet archipel-monde.

Les chiffres don­nent le tour­nis : 240 mil­lions d’habitants, 17 500 îles, 300 groupes eth­niques, 740 langues. L’île de Java, le cen­tre admin­is­tratif, abrite à elle seule 143 mil­lions d’habitants dans un espace de la taille du Por­tu­gal et elle a l’une des den­sités de pop­u­la­tion les plus élevées au monde.

L’archipel s’étend le long de la « cein­ture de feu », zone sujette aux trem­ble­ments de terre, tsunamis et érup­tions vol­caniques, ne comp­tant pas moins de 150 gunung api ou « mon­tagnes de feu ».

Le Big Bang du Reformasi

L’Indonésie a été touchée de plein fou­et par la crise finan­cière asi­a­tique de 1998. L’onde de choc fut d’abord économique avant d’atteindre le poli­tique, met­tant fin à la « prési­dence » de Suhar­to après trente et un ans de règne.

Ce change­ment ouvrit la voie à une réelle tran­si­tion poli­tique qui prit le nom de Refor­masi.

Ayant à coeur l’unité nationale, les lég­is­la­teurs indonésiens posèrent les bases d’une démoc­ra­tie – la troisième plus grande au monde après les démoc­ra­ties indi­enne et améri­caine – et entamèrent un proces­sus de décen­tral­i­sa­tion poli­tique et admin­is­tra­tive rad­i­cal qui fut qual­i­fié de Big Bang.

Depuis cette péri­ode de tran­si­tion, l’économie indonési­enne a con­nu une péri­ode de forte crois­sance, en moyenne de 5,6 % par an entre 2001 et 2011. Ce rapi­de développe­ment économique est porté par les secteurs des matières pre­mières et des services.

Selon le classe­ment Forbes de 2010, 16 des 21 mil­liar­daires que compte l’Indonésie doivent leur for­tune aux mines de char­bon ou aux plan­ta­tions de palmiers à huile.

Scène culturelle en Indonésie

Une présence française

Les groupes français par­ticipent de ce dynamisme : Danone, Total, Lafarge, pour n’en citer que quelques-uns, sont présents. L’Oréal a ouvert sa plus grande unité de pro­duc­tion au monde en périphérie de Jakar­ta en novem­bre 2012.

La prin­ci­pale con­trainte pesant sur la crois­sance indonési­enne sem­ble être le manque général­isé d’infrastructures, illus­tré par les nom­breuses dif­fi­cultés logis­tiques aux­quelles font face les entre­pris­es de l’archipel.

Cette crois­sance n’est pas exempte de risques poli­tiques, soci­aux et envi­ron­nemen­taux. La cor­rup­tion demeure un prob­lème endémique en Indonésie1, mal­gré les insti­tu­tions démoc­ra­tiques. Les poli­tiques économiques sont par­fois déroutantes, pour les acteurs économiques indonésiens comme internationaux.

Par exem­ple, lorsque l’État décide d’interdire l’export de cer­taines matières pre­mières, l’import de cer­tains pro­duits, ou encore de lim­iter le recrute­ment d’ingénieurs étrangers, pour des raisons hélas pas tou­jours très lisibles.

Moins de pauvreté, davantage d’inégalités

Cette crois­sance économique s’est accom­pa­g­née d’un fort recul de la pau­vreté, divisée par deux depuis 1999, mais égale­ment d’un accroisse­ment des inégalités.

Ain­si, de nom­breux Indonésiens restent dans une sit­u­a­tion pré­caire alors que les class­es supérieures se pressent dans les nom­breux cen­tres com­mer­ci­aux de Jakar­ta, qui ne compte pas moins de trois bou­tiques Louis Vuitton.

Une classe moyenne urbaine se développe lente­ment, trop lente­ment peut-être, pour jouer le rôle cen­tral qu’elle a dans les démoc­ra­ties occidentales.

Bains publics en Indonésie

MODERNITÉ ET TRADITION, DOUCEUR ET VIOLENCE

La devise de l’Indonésie évoque celle de l’Union européenne : Unité dans la diversité. L’archipel partage des défis d’intégrations parfois similaires à ceux d’une union régionale telle que la nôtre, avec de multiples types de population – austronésien et mélanésien et population immigrée comme les Chinois –, religions, cultures, langues locales.
Sur l’île de Flores, la « jolie fleur » des Portugais, l’animisme se mêle à un fervent catholicisme, au sein du pays comptant le plus de musulmans au monde. On ne trouve sur l’île pas une demeure sans une petite statue de la Vierge ou une effigie du Christ, sans que cela ne remette en cause l’autorité du shaman sur les affaires du village.
La tradition orale tient une place centrale en Indonésie. S’il existait une tradition écrite en javanais limitée aux écrits de cour, la langue nationale, le bahasa indonesia, n’a été codifié pour l’écrit qu’au début du XXe siècle.
Un des paradoxes de l’Indonésie est la coexistence d’une tradition d’accueil et de douceur des rapports humains avec des événements historiques récents d’une extrême violence. L’arrivée au pouvoir de Suharto fut marquée par l’élimination de plus de 500 000 communistes en 1965–1966, suite à une tentative de coup d’État. La crise de 1998 fut l’occasion de manifestations sanglantes qui ont enflammé le pays comme une traînée de poudre.
L’univers culturel reflète cette douceur première. Le théâtre d’ombres traditionnel, wayang, est un héritage de la culture javanaise, où les personnages répètent les épopées hindoues du Mahabharata et du Ramayana à chaque représentation. La scène culturelle contemporaine est très centrée autour des villes universitaires de Yogjakarta ainsi que de Bandung.

Jakarta, mégapole tentaculaire

Jakar­ta, la cap­i­tale, est un mod­èle réduit du développe­ment du pays tout entier : crois­sance accélérée, évo­lu­tions rapi­des et rad­i­cales, le tout dans un style par­fois chao­tique et désorganisé.

L’Indonésie est le pays d’Asie à l’urbanisation la plus rapi­de, devant la Chine ou l’Inde. Jakar­ta est un « vil­lage » de 9,8 mil­lions d’habitants qui s’étend con­tin­uelle­ment et avale les villes alentour.

Les Indonésiens aiment com­bin­er des mots pour décrire leur réal­ité mou­vante : leur cap­i­tale s’appelle désor­mais « Jabodetabek », mot issu de la fusion des villes de JAkar­ta, BOgor, DEpok, TAngerang et BEKasi… unies dans une même aggloméra­tion urbaine.

La décou­verte de Jakar­ta laisse rarement indif­férent : cette méga­lo­pole asi­a­tique manie les con­trastes avec dés­in­vol­ture. Les tours de bureaux y côtoient les Kam­pung – lit­térale­ment « vil­lages » –, ces quartiers pop­u­laires, par­fois bidonvilles ; les voitures de luxe pro­tè­gent leurs pro­prié­taires de la chaleur, de la pol­lu­tion et de l’humidité pen­dant que des gens man­gent assis au bord de la route, attroupés autour de stands de nour­ri­t­ure ambu­lants où l’on pré­pare nasi goreng – riz frit – ou tempe – gâteaux de soja – dans de généreuses quan­tités d’huile.

Les voies rapi­des sil­lon­nent ces quartiers. Mais le manque de trans­ports en com­mun et l’absence de plan d’urbanisme cohérent créent des embouteil­lages gigan­tesques sur les prin­ci­paux axes plusieurs heures par jour. De longues files de motards atten­dent patiem­ment que la cir­cu­la­tion reprenne pour retourn­er chez eux après leur journée de travail.

Travailler dans l’archipel

Clio tra­vaille pour un cab­i­net de con­seil en stratégie à Jakar­ta et est à ce titre un témoin priv­ilégié des évo­lu­tions économiques du pays. La mon­di­al­i­sa­tion à l’indonésienne a évolué depuis l’époque de Suhar­to, où quelques com­pag­nies inter­na­tionales avaient accès au pays en bonne entente avec les proches du régime.

“ L’Indonésie est le pays d’Asie à l’urbanisation la plus rapide ”

Aujourd’hui, les mem­bres de ce cab­i­net de con­seil inter­na­tion­al sont en majorité indonésiens, y com­pris les part­ners (directeurs asso­ciés), et de nom­breux con­sul­tants sont issus des class­es moyennes, passés par les meilleures uni­ver­sités indonésiennes.

La diver­sité des pro­jets est à l’image des défis du pays : trans­former les entre­pris­es publiques, accom­pa­g­n­er le gou­verne­ment pour définir ses straté­gies économiques, ou encore soutenir les entre­pris­es nationales pour aller à l’export.

David est écon­o­miste pour une organ­i­sa­tion inter­na­tionale, dont l’une des mis­sions est d’informer les poli­tiques économiques.

L’approche a beau­coup d’un parte­nar­i­at et con­siste à venir en sup­port de l’administration sur des ques­tions ou enjeux pré­cis pour apporter des analy­ses et solu­tions de nature tech­nique. L’un de ces enjeux est de mod­erniser l’administration pour la ren­dre plus effi­cace et apte à répon­dre aux prob­lèmes actuels.

Des per­son­nal­ités indonési­ennes s’illustrent égale­ment comme acteurs de pre­mier plan de la mondialisation.

L’ancienne min­istre des Finances Sri Mulyani, femme qui s’était élevée con­tre la cor­rup­tion, est aujourd’hui Direc­trice des opéra­tions de la Banque mon­di­ale – numéro deux de l’organisation –, en charge d’une pro­fonde restruc­tura­tion de l’organisation.

Pécheurs en Indonésie

Soigner les relations humaines

L’ambiance de tra­vail est chaleureuse et une équipe s’apparente beau­coup à une famille. Soign­er les rela­tions humaines est pri­mor­dial, et quelques règles doivent être respectées.

Ain­si, on s’expose à une indif­férence glaciale de la part de ses col­lègues si l’on revient d’un déplace­ment, pro­fes­sion­nel ou per­son­nel, sans oleh-oleh, cadeau comestible à partager avec la communauté.

“ La diversité des projets est à l’image des défis du pays ”

Savoir faire preuve de flex­i­bil­ité est égale­ment une qual­ité essen­tielle pour gér­er son emploi du temps. À Jakar­ta, les fréquents embouteil­lages ser­vent d’excuse à tous les retards, et il est rare qu’une réu­nion com­mence à l’heure.

Cela entame rarement la patience et la bonne humeur des par­tic­i­pants : les Indonésiens utilisent le con­cept de jam karet ou « heure caoutchouc », sorte de fatal­isme opti­miste face aux impondérables de la vie… et de la circulation.

Quant aux codes ves­ti­men­taires, ils sont adap­tés au cli­mat trop­i­cal. Le batik, ce tis­su aux motifs col­orés tra­di­tion­nelle­ment tracés à la cire, est tail­lé en chemise pour les hommes ou en robe pour les femmes. Il fait office de tenue offi­cielle dans toutes les sit­u­a­tions impor­tantes de la vie indonésienne.

Et gare à l’inculte qui aurait le mal­heur de le com­par­er, mal­gré les apparences, à une chemise à fleurs. Il s’attirerait immé­di­ate­ment le mépris des Indonésiens.

Enfin si le tra­vail devient une valeur tou­jours plus impor­tante pour les élites urbaines, la famille et les tra­di­tions con­tin­u­ent d’occuper une place centrale.

La reli­gion, loin d’être une affaire privée, joue un rôle social de pre­mier ordre. Les gens vont prier plusieurs fois par jour, en par­ti­c­uli­er le ven­dre­di, journée où l’on prend le temps de pal­abr­er entre collègues.

Décalages culturels en Indonésie
Décalages cul­turels : ne pas s’étonner si vos col­lègues croient aux fan­tômes, embauchent un shaman pour con­jur­er la pluie ou soignent la dengue en mangeant de la goyave.

Le Ramadan est l’occasion pen­dant env­i­ron un mois de pass­er plus de temps en famille.

Jokowi, la nouvelle génération au pouvoir

Le nou­veau prési­dent Joko Wido­do, plus con­nu sous son surnom affectueux de « Jokowi », incar­ne un espoir en matière de lutte con­tre la cor­rup­tion et d’efficacité admin­is­tra­tive. Jokowi incar­ne une nou­velle généra­tion de politi­ciens, sou­vent issus des éch­e­lons locaux.

Il débu­ta sa car­rière en tant que maire de Solo, une grande ville du cen­tre de Java. Avant son élec­tion en 2005, c’était la ville sum­bu pen­dek, à la mèche courte, prête à exploser.

Au pre­mier plan lors des émeutes de 1998, foy­er du réseau ter­ror­iste à l’origine des atten­tats de Bali de 2002, la ville était con­nue pour son cli­mat de vio­lence ali­men­té par un taux de chô­mage élevé et des ser­vices publics déficients.

Elle est aujourd’hui une ville prospère atti­rant de nom­breux touristes.

Son souci d’améliorer le sys­tème de san­té à Solo comme à Jakar­ta, où il fut ensuite gou­verneur et intro­duisit la kar­tu sehat ou « carte Vitale » locale, est une car­ac­téris­tique clé de sa poli­tique. Sa pop­u­lar­ité à tra­vers l’archipel avait fait de lui le grand favori de l’élection prési­den­tielle de juil­let 2014.

Il n’est pas sans rap­pel­er le prési­dent d’une autre grande démoc­ra­tie. Barack Oba­ma est lui aus­si très pop­u­laire en Indonésie, notam­ment car il a passé une par­tie de son enfance à Jakar­ta et par­lerait même quelques mots d’indonésien.

Le prin­ci­pal adver­saire de Jokowi pour les élec­tions était Prabowo Subianto, le gen­dre de Suhar­to. Accusé d’avoir organ­isé des « dis­pari­tions » d’étudiants dis­si­dents et des mas­sacres d’opposants au Tim­or- Ori­en­tal pour le compte de son beau-père, l’ancien général en chef des forces armées « spé­ciales » est inter­dit d’entrée aux États-Unis pour vio­la­tion des droits de l’homme.

L’élection de Jokowi le 22 juil­let dernier est un signe encour­ageant pour cette jeune démocratie.

En effet, les deux can­di­dats Prabowo et Jokowi incar­naient des visions du pays bien dif­férentes, et pou­vaient lui per­me­t­tre de réalis­er enfin les promess­es de l’après-Suharto et ses rêves de démoc­ra­tie, ou le con­damn­er à rejouer une fois de plus les mêmes drames trop con­nus, comme au théâtre d’ombres.

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1. L’ONG Trans­paren­cy Inter­na­tion­al clas­sait l’Indonésie 114e sur 177 pays en 2013 pour les ques­tions de corruption

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