Mosaïque du Bardo.

Révolution à l’École polytechnique

Dossier : ExpressionsMagazine N°705 Mai 2015
Par Tahar ABDESSALEM (73)
Par Romain BORDIER (06)
Par Jonathan NUSSBAUMER (06)

Direc­teurs nom­més sans rela­tion avec leurs qua­li­tés mana­gé­riales et gérant l’École de manière inef­fi­cace », « manque de moyens », « pro­cé­dures admi­nis­tra­tives bureau­cra­tiques », « péda­go­gie n’encourageant pas la prise d’initiative et l’entrepreneuriat » : voi­là quelques-uns des extraits les plus vio­lents du rap­port au vitriol qui vient d’être publié concer­nant l’École poly­tech­nique et que nous avons eu la chance d’avoir entre les mains.

Ce rap­port interne a été dif­fu­sé de façon très confi­den­tielle à Palai­seau, et c’est bien nor­mal. Car il a plu­tôt fait du bruit à près de 1 800 kilo­mètres de là, à un jet de pierre du vil­lage per­ché ara­bo-anda­lou de Sidi Bou Saïd, dans la très chic ban­lieue de La Mar­sa où est ins­tal­lée depuis 1994 l’École poly­tech­nique de Tunisie.

On n’a pas tous les jours vingt ans

À l’occasion de la célé­bra­tion de ses vingt ans le 30 octobre der­nier, la petite sœur de l’École poly­tech­nique de Palai­seau a en effet réa­li­sé un bilan de son acti­vi­té, bilan qu’on ne pour­rait qua­li­fier de consensuel.

“ Ce rapport interne a été diffusé de façon très confidentielle à Palaiseau ”

Regret­tant de ne pas avoir pu assis­ter aux vingt ans de l’X en 1814, nous avons eu la chance de pou­voir être à Tunis pour vivre ce moment enthou­sias­mant avec les étu­diants et le per­son­nel de l’École.

« Lorsqu’on a vingt ans, on est incen­diaire, mais après la qua­ran­taine, on devient pom­pier », avait pré­dit l’auteur polo­nais Witold Gom­bro­wicz, qui, hasard de l’histoire, reçut en 1967 le prix inter­na­tio­nal de lit­té­ra­ture à Gam­marth, à quelques kilo­mètres de l’emplacement actuel de l’École poly­tech­nique de Tuni­sie (EPT).

Porter l’École à la perfection dont elle est capable

Il faut dire que tant Tunis que Paris semblent avoir abor­dé ce cap de la ving­taine avec une cer­taine dou­leur. Déjà en 1816, soit tout juste vingt-deux ans après la fon­da­tion de l’X, toute l’École fut congé­diée par Louis XVIII à la suite d’une « déso­béis­sance récente et géné­rale des élèves », ce qui per­mit à une com­mis­sion diri­gée par Laplace de réor­ga­ni­ser dras­ti­que­ment l’École pour la « por­ter à la per­fec­tion dont elle est susceptible ».

Mosaïque du Bardo.

Deux siècles plus tard, à l’occasion de ses vingt ans, l’École poly­tech­nique de Tuni­sie s’offre donc éga­le­ment une cure par la voix de Mah­moud Sami Nabi, diplô­mé de sa deuxième pro­mo­tion et direc­teur du dépar­te­ment d’économie. C’est ce der­nier, avec ses col­lègues ensei­gnants au sein d’une com­mis­sion inti­tu­lée pudi­que­ment « Gou­ver­nance & Qua­li­té », qui a pré­pa­ré ce rap­port choc.

Moderniser drastiquement

Le rap­port pré­co­nise de moder­ni­ser dras­ti­que­ment l’EPT, en se fon­dant sur des stan­dards inter­na­tio­naux. Les neuf pro­po­si­tions du rap­port concernent notam­ment la remise à plat du sta­tut de l’établissement et de ses ensei­gnants, mais éga­le­ment le déve­lop­pe­ment de l’écosystème du cam­pus, en pas­sant par « l’intensification de la contri­bu­tion des nou­velles pro­mo­tions au déve­lop­pe­ment du pays ».

Ce rap­port a été bien sûr publié dans un contexte poli­tique nou­veau qui peut lais­ser espé­rer des chan­ge­ments à tous les niveaux.

Les printemps arabes

UNE ÉCOLE DE PRESTIGE POUR DES INGÉNIEURS DE HAUT NIVEAU

Fondée par la loi du 26 juin 1991, l’EPT a été créée sur le modèle français de l’école d’ingénieur de prestige. Une prépa d’excellence, l’IPEST, préparant à l’EPT mais aussi aux écoles d’ingénieurs françaises, a été créée simultanément.
Avec deux écoles doctorales, six laboratoires et une pépinière d’entreprises (Carthage Innovation) sur le campus, l’EPT est très attractive : 4 000 candidats tentent chaque année le concours d’entrée, dont seulement une cinquantaine sont retenus. Et, comme en France où près de la moitié des étudiants de l’X sont issus de deux prépas, ce sont seulement trois prépas, dont l’IPEST, qui fournissent l’essentiel des admis.
L’École forme des ingénieurs au profil généraliste disposant d’un socle de connaissances scientifiques et techniques ainsi qu’économiques et humaines de haut niveau. Les diplômés ont vocation à occuper des postes à responsabilité de gestion de projets, de management d’équipe aussi bien dans le secteur privé que public. 78 % des élèves espèrent un salaire mensuel de plus de 1 300 dinars (560 euros) à la sortie de l’EPT, soit environ le double du salaire national moyen.
La formation s’articule autour d’un cursus de trois ans dont pratiquement la moitié de tronc commun, même si les élèves-ingénieurs doivent par la suite choisir une spécialisation et effectuer de nombreux stages.

En effet, l’anniversaire de l’EPT sur­vient quelques jours à peine après les élec­tions légis­la­tives du 26 octobre, étape déci­sive de la tran­si­tion poli­tique dans laquelle s’est enga­gé le pays et dont il faut sou­li­gner l’extrême rapidité.

“ La Tunisie est désormais libre de tout vivre ”

Il y a quatre ans à peine, le 17 décembre 2010, l’immolation de Moha­med Boua­zi­zi, jeune ven­deur de fruits et légumes à Sidi Bou­zid, était l’élément déclen­cheur qui pro­vo­quait le début de la révo­lu­tion tuni­sienne se pro­pa­geant les mois sui­vants dans les pays voi­sins sous la forme des « Prin­temps arabes ».

Un mois plus tard, le 14 jan­vier 2011, Ben Ali, pré­sident de la Tuni­sie depuis 1987 et seule­ment deuxième pré­sident de la Tuni­sie indé­pen­dante (après Bour­gui­ba), était contraint de céder le pou­voir et de quit­ter le pays. Même avec ce départ pré­ci­pi­té, la situa­tion était alors loin d’être sta­bi­li­sée, la Consti­tu­tion ayant été sus­pen­due. Les pre­mières élec­tions libres n’eurent lieu qu’en octobre 2011, et ce n’est que trois ans plus tard, en jan­vier 2014, qu’une nou­velle Consti­tu­tion était adoptée.

Le moment de faire bouger les lignes

Ain­si, les élec­tions légis­la­tives du 26 octobre 2014 sont les pre­mières à se tenir sur la base de la nou­velle Consti­tu­tion. Celles-ci ouvrent des pers­pec­tives de conso­li­da­tion démo­cra­tique après un rééqui­li­brage du pay­sage poli­tique entre les par­tis sécu­liers et le par­ti isla­miste Ennahd­ha : la Tuni­sie est donc désor­mais « libre de tout vivre », comme le scande son office du tou­risme, sur les conseils de Publicis.

Pour de nom­breux Tuni­siens, et en par­ti­cu­lier au sein de l’EPT, le moment est venu de faire bou­ger les lignes et de dire tout ce qui ne va pas dans le sys­tème édu­ca­tif tuni­sien, mais aus­si tout ce qui va.

Une gouvernance spécifique

Le mode de gou­ver­nance de l’École se dis­tingue net­te­ment de celui adop­té dans les écoles d’ingénieurs françaises.

“ Nous souffrons en Tunisie d’un système fortement bureaucratique et trop centralisé ”

L’EPT est rat­ta­chée à un ensemble plus vaste, l’Université de Car­thage, dont elle consti­tue d’une cer­taine façon le fer de lance mais au sein de laquelle elle pèse peu en nombre d’étudiants (150 contre 42 000).

L’Université de Car­thage est elle-même rat­ta­chée au minis­tère de l’Enseignement supé­rieur, de la Recherche scien­ti­fique et des TIC, qui concentre glo­ba­le­ment tout le pou­voir de décision.

En résulte un cer­tain manque de sou­plesse, en par­ti­cu­lier (mais pas seule­ment) budgétaire.

Libérer le potentiel

Monastir-Ribat
Monas­tir-Ribat

Pen­dant la céré­mo­nie des vingt ans de l’École, le ministre Jelas­si a bien com­pris ces enjeux et n’a pas mâché ses mots à l’égard de son admi­nis­tra­tion : « Actuel­le­ment, nous souf­frons d’un sys­tème for­te­ment bureau­cra­tique et trop cen­tra­li­sé, les déci­sions impor­tantes pas­sant tou­jours par le ministère. »

Les dif­fé­rents débats qui se sont dérou­lés durant cette jour­née d’anniversaire, à laquelle nous avons par­ti­ci­pé, ont illus­tré la prise de conscience par les res­pon­sables de l’École de cette lour­deur de la chaîne de déci­sion et de ses effets.

Le direc­teur de l’École a très peu de marge de manœuvre et les dif­fé­rents direc­teurs de recherche encore moins : tout le monde s’accorde à dire que le paie­ment de maté­riel péda­go­gique ou de frais géné­raux devrait être davan­tage décen­tra­li­sé et qu’il devrait s’agir de l’une des mesures les plus urgentes à prendre à ce stade pour « libé­rer le poten­tiel » de l’EPT.

Cinq cent mille euros par an

Le bud­get de fonc­tion­ne­ment de l’École reste par ailleurs maigre : à peine 500 000 euros pour faire tour­ner l’École chaque année, dans des condi­tions pas tou­jours dignes d’un grand éta­blis­se­ment international.

“ L’École polytechnique de Tunisie va vivre des années cruciales ”

On peut rap­pe­ler que les débuts de la grande sœur de Paris ne furent pas non plus par­ti­cu­liè­re­ment glo­rieux. Les condi­tions maté­rielles étaient dif­fi­ciles : l’hiver 1795 ayant été par­ti­cu­liè­re­ment rude, « on se ser­vait des fours des labo­ra­toires de chi­mie pour rôtir des pommes de terre plu­tôt que pour chauf­fer des réactifs ».

Cer­tains pro­fes­seurs étaient éga­le­ment par­ti­cu­liè­re­ment médiocres, comme Jean-Hen­ri Has­sen­fratz qui ensei­gnait la phy­sique céleste et l’art des for­ti­fi­ca­tions et qui a été invi­té à don­ner sa démis­sion en 1814.

Des enjeux considérables

Tunis, avenue Habib-Bourguiba.
Tunis, ave­nue Habib-Bourguiba.

Mais comme l’École poly­tech­nique de Paris, née après la Révo­lu­tion fran­çaise pour pal­lier le manque fla­grant d’infrastructures en France, les défis de l’École poly­tech­nique de Tuni­sie sont eux aus­si consi­dé­rables. Dans un pays où la moi­tié de la popu­la­tion a moins de trente ans, l’enjeu de l’éducation et de l’enseignement supé­rieur est fondamental.

D’autant que les aspi­ra­tions de la nou­velle géné­ra­tion de Tuni­siens sont consi­dé­rables, à la hau­teur de leur ouver­ture sur les évo­lu­tions socio-éco­no­miques à l’étranger (la Tuni­sie est notam­ment le pays afri­cain le plus connec­té sur le réseau social Facebook).

Pour répondre à ces enjeux, encore faut-il espé­rer que l’enthousiasme col­lec­tif que nous avons réel­le­ment res­sen­ti lors de ces quelques jours fes­tifs à Tunis se pour­suive et puisse prendre le pas sur la tor­peur bureau­cra­tique qui peut tou­jours resurgir.

« Libre de tout vivre », l’EPT va donc désor­mais vivre des années cru­ciales pour son déve­lop­pe­ment, mais aus­si, au tra­vers de l’École, cru­ciales pour le déve­lop­pe­ment du Magh­reb et de l’ensemble du conti­nent africain.

Sbeitla
Sbeitla

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