Un X dans les Andes : cinq ans parmi les Indiens quechuas

Dossier : ExpressionsMagazine N°743 Mars 2019
Par Robert RANQUET (72)
Qu’est-ce qui peut inciter un X à quitter les sphères dirigeantes de Saint-Gobain pour aller servir les Indiens quechuas en Équateur ? Avec Jacques Tribout (72), un voyage au pays des lamas (« quand lama fâché… »), des tortillards vertigineux de la Cordillère des Andes…, mais surtout des Indiens en quête de dignité.

Passer d’un poste de direction chez Saint-Gobain aux Indiens quechuas n’est pas banal ! Comment cela t’est-il venu ?

Effec­tive­ment, mais ce n’était pas un change­ment subit : je por­tais depuis longtemps en moi cette aspi­ra­tion, nour­rie dans mon imag­i­naire par une galerie de « héros » comme Mar­tin Luther King, Lan­za del Vas­to, Mgr Romero ou Albert Schweitzer. À Saint-Gob­ain, que j’avais rejoint après les Ponts, j’avais plutôt bien réus­si. On me pro­po­sait des postes de directeur en Espagne, en Alle­magne ou en Norvège. Et puis, un jour, j’ai ren­con­tré un groupe de Belges à Taizé : ils reve­naient de pass­er un mois en Équa­teur à tra­vailler auprès d’un cer­tain évêque, Mgr Léonidas Proaño, qui était déjà célèbre d’abord comme évêque de pre­mier plan du Con­cile Vat­i­can II, ensuite pour ses posi­tions sociale­ment avancées et son action au ser­vice des Indi­ens de cette région. Je lui ai donc écrit pour lui deman­der s’il était pos­si­ble de venir tra­vailler avec lui pour un stage. Il a accep­té, et c’est ain­si que je l’ai rejoint pen­dant un mois dans son diocèse de Riobam­ba. L’expérience m’a plu, et je lui ai donc demandé de pou­voir tra­vailler plus durable­ment à ses côtés. Je suis revenu en France et dix-huit mois plus tard, le temps de régler les mul­ti­ples démarch­es admin­is­tra­tives, j’y suis retourné, cette fois pour cinq ans.

Là-bas, qu’as-tu trouvé ?

L’Équateur est un petit pays. Le diocèse de Riobam­ba a pour ter­ri­toire la province du Chimb­o­ra­zo. Les Indi­ens quechuas y sont majori­taires, mais vivent dans une sit­u­a­tion d’oppression, de mar­gin­al­i­sa­tion et d’humiliation très fortes de la part de ceux qu’on appelle là-bas los Blan­cos, c’est-à-dire les Métis. Ces Blan­cos par­lent l’espagnol, tan­dis que les Indi­ens con­tin­u­ent à par­ler le quechua, la langue de l’Empire inca. Mgr Proaño y était arrivé en 1954, et avait été frap­pé par la sit­u­a­tion de pro­fonde mis­ère (je par­le bien de mis­ère, et pas de sim­ple pau­vreté) des Indi­ens. Un détail l’avait frap­pé : quand ils souri­aient, ces Indi­ens avaient des dents noires ; ils n’avaient tout sim­ple­ment pas accès à l’eau, et donc à l’hygiène… C’était une pop­u­la­tion très catholique, mais d’un catholi­cisme pré­c­on­cil­i­aire essen­tielle­ment sacra­mentel, et très imprégné d’une doc­trine de soumis­sion aux Métis dominants.

Quand j’ai rejoint Mgr Proaño en 1981, cela fai­sait plus de vingt-cinq ans qu’il était là, et il avait déjà accom­pli beau­coup pour amélior­er la sit­u­a­tion des Indi­ens. Il faut dire que, en Équa­teur, les lois n’étaient pas for­cé­ment mau­vais­es, mais elles restaient let­tre morte, sous la pres­sion des pro­prié­taires ter­riens, sou­vent appuyés par une admin­is­tra­tion et une police cor­rompues. Il fal­lait con­stam­ment lut­ter pour obtenir l’application de la loi. Les Indi­ens avaient obtenu au fil du temps le droit de vote, le droit de se con­stituer en « com­munes ». Mais la loi de réforme agraire restait peu appliquée, en rai­son de l’opposition farouche des grands pro­prié­taires métis, oppo­si­tion qu’ils n’hésitaient pas à faire régn­er les armes à la main.

“ Il fallait aider les Indiens ou
les paysans métis à s’organiser”

Et toi, qu’as-tu fait ?

J’ai d’abord reçu la mis­sion d’accompagner les nom­breux Indi­ens qui venaient s’embaucher à Riobam­ba comme car­gadores (des porte-faix). Il fal­lait les aider à s’organiser pour obtenir de meilleures con­di­tions de vie. Le diocèse met­tait à leur dis­po­si­tion une salle où se réu­nir et où dormir, qui leur per­me­t­tait de ne pas rester à la rue. L’objectif était de s’organiser en syn­di­cat pour mieux faire val­oir leurs droits. Sur les con­seils du diocèse, j’ai con­sti­tué une équipe avec un jeune Indi­en, ancien car­gador et leader du mou­ve­ment indi­en, et une insti­tutrice d’une com­mu­nauté indi­enne proche de Riobam­ba. Ce n’était pas facile car tous ces Indi­ens sont des migrants, qui retour­nent dans leurs com­mu­nautés dès qu’ils ont gag­né un peu d’argent.

Une dif­fi­culté sig­ni­fica­tive à laque­lle le diocèse était con­fron­té résidait dans la présence agres­sive des Évangéliques améri­cains. Ce sont des mis­sion­naires qui se car­ac­térisent par un fon­da­men­tal­isme absolu, avec une lec­ture des textes bibliques au pied de la let­tre, une men­tal­ité indi­vid­u­al­iste qui tranche avec la cul­ture indi­enne très com­mu­nau­taire, et un enseigne­ment tein­té d’un fort moral­isme, en par­ti­c­uli­er con­cer­nant l’alcool. Il faut dire que la sit­u­a­tion de l’alcoolisme chez les Quechuas atteint une dimen­sion cat­a­strophique… Ces Évangéliques sont très opposés à l’Église catholique, qu’ils con­sid­èrent comme qua­si com­mu­niste ! J’étais sur­pris de con­stater leur suc­cès, y com­pris par­mi les Indi­ens. J’ai mené, avec l’accord de l’évêque et l’aide d’une jeune anthro­po­logue colom­bi­enne qui comme moi était venue rejoin­dre les équipes de Mgr Proaño, une étude anthro­pologique pour com­pren­dre ce suc­cès. En fait, j’ai con­staté à quel point l’Église évangélique, qui tra­vail­lait en monde indi­en, avait su s’ancrer dans la pop­u­la­tion locale : elle ne com­pre­nait qu’un seul mis­sion­naire étranger per­ma­nent, un Cana­di­en, et tous les pas­teurs étaient indi­ens. Pour les Indi­ens, c’était donc une église « indi­enne », c’était leur Église, c’était cela qui les atti­rait et les val­ori­sait. Et j’ai pu con­stater qu’en fait les Indi­ens évangéliques n’adhéraient absol­u­ment pas aux thès­es indi­vid­u­al­istes de l’enseignement évangélique.

J’ai ensuite rejoint la pres­tigieuse Équipe mis­sion­naire itinérante, d’envergure régionale. Des gens y venaient de toute l’Amérique latine et même d’Europe pour se for­mer. Sur invi­ta­tion des com­mu­nautés indi­ennes ou des vil­lages métis, nous assu­ri­ons des mis­sions de dix à quinze jours, avec des objec­tifs var­iés : il pou­vait s’agir de pro­jets très con­crets, comme créer une salle com­mu­nau­taire ou men­er un pro­jet d’adduction d’eau. Encore une fois, les lois locales ne sont pas défa­vor­ables aux Indi­ens ou aux paysans pau­vres : par exem­ple, le gou­verne­ment provin­cial était dis­posé à fournir les matéri­aux pour ces pro­jets, mais encore fal­lait-il aider les Indi­ens ou les paysans métis à s’organiser pour men­er le pro­jet, pour lequel ils avaient toutes les com­pé­tences pra­tiques requises.

Il pou­vait aus­si s’agir d’objectifs plus vastes, comme aider les com­mu­nautés indi­ennes au ren­force­ment de leur vie com­mu­nau­taire, à lut­ter con­tre l’alcoolisme et la divi­sion, ou à s’organiser pour obtenir l’application de la réforme agraire. Dans ce dernier cas, il leur fal­lait beau­coup de courage, car les grands pro­prié­taires s’y oppo­saient par les armes, soit directe­ment eux-mêmes soit en util­isant la police qui était « aux ordres ». La mis­sion don­nait le courage de s’engager. L’immense suc­cès des mis­sions que menait l’équipe a été d’apporter au peu­ple indi­en la con­vic­tion qu’ils sont des êtres humains et des citoyens dignes de respect, égaux des Blan­cos ; de con­va­in­cre que la mis­ère n’est pas une fatal­ité et encore moins une volon­té divine ; de les motiv­er à s’engager, de manière com­mu­nau­taire, dans la lutte pour la jus­tice sociale. Mgr Proaño dis­ait que la pre­mière des chaînes est celle que l’on a dans la tête. Nous avons con­nu de belles réal­i­sa­tions, des com­mu­nautés indi­ennes ont obtenu l’eau et l’électricité, se sont dotées d’écoles voire même de col­lèges, ont créé des coopéra­tives agri­coles, et se sont mis­es à aider les autres communautés.

Mel­ba, mon épouse anthro­po­logue, et moi-même ren­dons vis­ite à Mar­i­ano Yuquile­ma, notre par­rain de mariage, diacre indi­en, et son épouse.

Et sur un plan plus personnel ?

Ce fut riche aus­si ! Mgr Proaño appré­ci­ait le tra­vail que je fai­sais pour mieux com­pren­dre les Indi­ens et leur monde cul­turel. Et il me fal­lait donc m’intéresser à l’anthropologie. Un jour, il me dit : « San­ti­a­go (c’était mon nom là-bas), il y a une jeune anthro­po­logue qui vient d’arriver de Colom­bie. Tu devrais aller la voir : elle pour­ra sans doute t’aider. » J’y suis allé, et trois ans plus tard… je l’ai épousée, Mgr Proaño nous a mariés.

C’est une belle histoire ! Et ton retour en France ?

La sit­u­a­tion poli­tique était dev­enue extrême­ment ten­due, et nous sommes ren­trés en France en 1986, mon épouse Mel­ba et moi, avec l’intention de retourn­er en Équa­teur une fois la sit­u­a­tion apaisée. J’ai passé qua­tre ans à tra­vailler à la Con­férence des évêques de France, plus pré­cisé­ment à la Délé­ga­tion catholique pour la coopéra­tion, où j’étais chargé des coopérants par­tant pour l’Amérique latine. En par­al­lèle, j’ai suivi des études de théolo­gie (au total, j’aurai d’ailleurs con­sacré davan­tage d’années à ma for­ma­tion théologique qu’à ma for­ma­tion d’ingénieur…). Entre-temps, la sit­u­a­tion dans le diocèse avait évolué, Mgr Proaño était décédé en 88, nos amis avaient quit­té Riobam­ba. Avec main­tenant deux enfants, il me fal­lait trou­ver une sit­u­a­tion plus sta­ble… Bref, nous ne sommes pas repar­tis. Et j’ai repris une car­rière plus clas­sique. J’ai ren­con­tré Jean-Louis Bor­loo, qui m’a demandé de le rejoin­dre comme directeur général des ser­vices tech­niques dans son fief de Valen­ci­ennes ; puis ce furent la Société de Mar­seille, la Com­mu­nauté urbaine de Nantes (ville où je vis tou­jours), et pour finir la SNCF.

Et ta formation de polytechnicien, dans tout cela ?

Il n’y a bien qu’un seul et unique Jacques Tri­bout, qui a vécu toutes ces expéri­ences. Mais je suis sûr que, par exem­ple, mes com­pé­tences clas­sique­ment attachées à la for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne, comme la capac­ité à bien pos­er les don­nées d’un prob­lème, le résoudre de manière méthodique, etc., m’ont été pré­cieuses. Ain­si, quand le fon­da­teur respon­s­able de l’Équipe mis­sion­naire itinérante fut nom­mé vicaire épis­co­pal et dut cess­er ses fonc­tions de coor­di­na­teur de l’équipe, c’est en prenant en compte ces com­pé­tences, il me l’a dit, qu’il prit la déci­sion de me nom­mer pour lui suc­céder. Récipro­que­ment, de retour dans une voie plus clas­sique d’ingénieur, j’ai tou­jours gardé une exi­gence éthique forte, exi­gence que j’ai su sans dif­fi­culté imprimer dans le tra­vail de mes équipes. Il est sig­ni­fi­catif que qua­tre ans après mon départ à la retraite, elles con­tin­u­ent de me ren­con­tr­er, et m’ont invité à leur présen­ter mon livre 1. Quand mon livre est paru, plusieurs col­lab­o­ra­teurs m’ont fait l’amitié de l’acheter et le lire : beau­coup ont alors décou­vert un Jacques Tri­bout qu’ils ne soupçon­naient absol­u­ment pas ! 

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1. L’évêque qui refu­sait le cléri­cal­isme. Cinq années avec Léonidas Proaño chez les Indi­ens d’Equateur, aux édi­tions Karthala.

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