Multilatéralisme et bilatéralisme, ou pourquoi ne pas céder à l’inertie ni à la panique

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Patrick MESSERLIN

En juillet 2006, Pas­cal Lamy, direc­teur géné­ral de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC), a dû sus­pendre les négo­cia­tions du Doha Round ouvertes en 2001. Ces der­nières ont pour objec­tif de libé­ra­li­ser davan­tage les mar­chés de biens et de ser­vices des 150 pays membres de l’OMC. Une telle sus­pen­sion n’est pas excep­tion­nelle. La der­nière advint en 1990 lorsque l’U­ru­guay Round (le pré­dé­ces­seur du Doha Round) sem­blait dans l’im­passe. Il fal­lut alors trois ans pour sur­mon­ter ces dif­fi­cul­tés et conclure l’U­ru­guay Round.

Qui se sou­vient encore de ces sus­pen­sions, hors les spé­cia­listes ? On pour­rait en conclure qu’il suf­fit d’être patient. L’a­na­lyse éco­no­mique comme l’ex­pé­rience des cin­quante der­nières années montrent le rôle néces­saire (mais non suf­fi­sant) de la concur­rence inter­na­tio­nale dans l’ac­cé­lé­ra­tion de la crois­sance éco­no­mique et dans la lutte contre la pau­vre­té. De plus, soixante-dix pour cent des Euro­péens et des Amé­ri­cains inter­ro­gés par son­dage se déclarent favo­rables au com­merce inter­na­tio­nal et deux tiers à une nou­velle phase de libé­ra­li­sa­tion [Ger­man Mar­shall Fund 2006]. En somme, dans une écra­sante majo­ri­té de son­dés, il y a un consom­ma­teur qui recon­naît que la libé­ra­li­sa­tion pas­sée lui a don­né le choix entre des biens tou­jours moins chers et tou­jours plus variés.

Trai­ter avec insou­ciance la sus­pen­sion du Doha Round serait pour­tant une sérieuse erreur. Car, pour la pre­mière fois, des gou­ver­ne­ments cherchent à répondre à la demande de plus de com­merce que révèlent ces son­dages par des négo­cia­tions bila­té­rales, plu­tôt que mul­ti­la­té­rales dans le cadre de l’OMC. Envi­ron 160 accords pré­fé­ren­tiels (dits régio­naux, mais il faut les qua­li­fier de bila­té­raux car presque tous impliquent deux pays seule­ment) ont été signés et appli­qués depuis 1995.

Ce chiffre exa­gère, pour plu­sieurs rai­sons, l’am­pleur réelle du chan­ge­ment. Mais il révèle une ten­dance par­mi les gou­ver­ne­ments à « faire du bila­té­ral » plu­tôt que du « mul­ti­la­té­ral », une ten­dance qui béné­fi­cie du sou­tien, au moins pas­sif, d’un nombre non négli­geable d’hommes d’affaires.

Pour­quoi cette inflexion ? Car le juge­ment sur les accords bila­té­raux signés dans le pas­sé est plu­tôt néga­tif, en théo­rie et sur­tout dans les faits. Com­ment alors jus­ti­fier l’en­goue­ment actuel ? Com­ment ana­ly­ser les accords bila­té­raux exis­tants et futurs ? Enfin, quel serait l’im­pact de cette inflexion sur les rela­tions inter­na­tio­nales si elle se confirmait ?

Les accords bilatéraux dans le passé : illusions et frustrations

Des quelque 140 accords pré­fé­ren­tiels signés entre 1947 et 1995, une cin­quan­taine seule­ment a sur­vé­cu, et très peu ont vrai­ment bien fonc­tion­né comme la Com­mu­nau­té euro­péenne ou l’Ac­cord de libre-échange nord-amé­ri­cain (ALENA). De plus, il a été mon­tré que dix pour cent seule­ment des accords bila­té­raux signés entre 1983 et 2003 ont contri­bué à l’ou­ver­ture des mar­chés natio­naux à la concur­rence inter­na­tio­nale [Banque mon­diale 2005]. Par contre, les libé­ra­li­sa­tions « uni­la­té­rales » (faites par un pays sans que celui-ci demande des ouver­tures réci­proques de mar­chés à ses par­te­naires) ont assu­ré soixante-cinq pour cent de cette ouver­ture, et la libé­ra­li­sa­tion mul­ti­la­té­rale (celle décou­lant des accords conclus dans le cadre du GATT et de l’OMC) a contri­bué pour vingt-cinq pour cent à cette ouverture.

Pour­quoi un tel échec du bila­té­ra­lisme ? Quand deux pays signent un accord bila­té­ral, ils se consentent des « pré­fé­rences ». Ils acceptent d’im­po­ser sur leurs impor­ta­tions des droits plus faibles (sou­vent nuls) que ceux qu’ils appliquent sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance des pays tiers. Ain­si, les pro­duc­teurs du pays A béné­fi­cient d’une marge de pré­fé­rence sur le mar­ché du pays B (A et B sont les signa­taires de l’ac­cord bila­té­ral) qui est égale à la dif­fé­rence entre le droit appli­qué par B sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance des pays tiers (erga omnes) et le droit pré­fé­ren­tiel impo­sé par B sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance de A. Avoir un accès pré­fé­ren­tiel sur le mar­ché du cosi­gna­taire est la rai­son essen­tielle des accords bila­té­raux signés jusque dans le milieu des années 1990 car, durant toutes ces années, les droits appli­qués erga omnes sont sou­vent éle­vés, donc les pré­fé­rences importantes.

Ces pré­fé­rences impor­tantes sont pour­tant un piège mor­tel pour la sur­vie des accords bila­té­raux. Plus elles sont éle­vées, plus les consom­ma­teurs du pays A sont inci­tés à ache­ter des pro­duits au cosi­gna­taire B, même si ce der­nier fabrique ces biens de façon inef­fi­ciente. Il en est ain­si uni­que­ment à cause des dif­fé­ren­tiels entre droits de douane appli­qués erga omnes et droits pré­fé­ren­tiels – des dif­fé­ren­tiels qui n’ont rien à voir avec les avan­tages concur­ren­tiels des pays en jeu. En somme, les pré­fé­rences sont autant de « sur­primes » arti­fi­cielles accor­dées par les consom­ma­teurs du pays A aux firmes inef­fi­cientes du pays B. Plus elles sont éle­vées, plus les consom­ma­teurs du pays A vont, tôt ou tard, s’in­ter­ro­ger sur l’in­té­rêt de l’ac­cord bila­té­ral signé avec le pays B. Pour­quoi donc ache­ter tel­le­ment plus cher à B des biens qu’ils pour­raient trou­ver meilleur mar­ché dans le reste du monde ? Ain­si les chances de sur­vie d’un accord bila­té­ral sont-elles fonc­tion de l’im­por­tance des droits appli­qués erga omnes, laquelle déter­mine celle des préférences.

Ce n’est pas tout. Les accords bila­té­raux qui ont sur­vé­cu ont sou­vent souf­fert d’un autre défaut, à savoir leur capa­ci­té à engen­drer des frus­tra­tions pro­fondes. En effet, les pré­fé­rences acquises par le pays A grâce à son accord bila­té­ral avec le pays B sont néces­sai­re­ment éro­dées quand le pays B décide de signer un accord bila­té­ral avec le pays C. « L’é­ro­sion » des pré­fé­rences met en dif­fi­cul­té les sec­teurs inef­fi­cients du pays A, ce qui est éco­no­mi­que­ment sou­hai­table, mais elle se fait d’une façon poli­ti­que­ment conflic­tuelle : le pays B est per­çu comme la source du pro­blème, alors que c’est la poli­tique d’ac­cord bila­té­ral menée par le pays A.

Si l’U­nion euro­péenne a sur­vé­cu et n’a pas connu de frus­tra­tions pro­fondes dans ses élar­gis­se­ments suc­ces­sifs, c’est que la plu­part des droits appli­qués erga omnes par ses pays membres ont été modé­rés dès sa nais­sance, puis régu­liè­re­ment réduits à l’oc­ca­sion des Rounds suc­ces­sifs du GATT. Les sur­primes que les consom­ma­teurs fran­çais (alle­mands) ont payé aux pro­duc­teurs alle­mands (fran­çais) ont donc tou­jours été modé­rées – gages à la fois de l’ef­fi­cience des firmes alle­mandes et fran­çaises, de la satis­fac­tion des consom­ma­teurs fran­çais et alle­mands, et, en ultime res­sort, du suc­cès poli­tique de l’a­ven­ture euro­péenne. L’Eu­rope se devait d’être ouverte – la pré­fé­rence com­mu­nau­taire modeste – ou elle ris­quait fort d’im­plo­ser, une conclu­sion qui devrait être encore médi­tée de nos jours.

Pourquoi des accords bilatéraux de nos jours ?

La situa­tion a pro­fon­dé­ment chan­gé depuis le milieu des années 1990. Les nom­breuses libé­ra­li­sa­tions uni­la­té­rales – de la Chine (dès les années 1980) à la Répu­blique tchèque (1989−1990) et à l’Inde (dans les années 2000) – ont sub­stan­tiel­le­ment abais­sé les droits de douane appli­qués erga omnes. Du coup, la rai­son d’être des accords bila­té­raux de la pre­mière vague – des pré­fé­rences éle­vées – perd de son inté­rêt. Pour­quoi conti­nuer alors de négo­cier des accords qui ne donnent que des pré­fé­rences négligeables ?

Une pre­mière réponse tient à ce que cer­tains pays, et non des moindres, ont des droits de douane encore éle­vés, mais sur une gamme limi­tée de pro­duits. Ain­si la moyenne des droits de douane au Bré­sil et en Inde (par exemple) dépasse les dix pour cent, ce qui implique l’exis­tence de droits de douane encore éle­vés (supé­rieurs à quinze pour cent) sur les impor­ta­tions d’un cer­tain nombre de pro­duits. La rai­son d’être tra­di­tion­nelle de l’ac­cord bila­té­ral demeure donc si les pro­duits encore for­te­ment pro­té­gés sont impor­tants pour les deux partenaires.

Une seconde rai­son serait le ren­for­ce­ment des liens poli­tiques entre les signa­taires. Si cer­tains accords jus­ti­fient ce point de vue, nombre d’autres, au contraire, ont abou­ti à réac­ti­ver des conflits poli­tiques latents, comme entre la Corée et les États-Unis, ou entre l’U­nion euro­péenne et la Turquie.

La der­nière rai­son d’être découle de l’ef­fort crois­sant de libé­ra­li­sa­tion des ser­vices et des flux d’in­ves­tis­se­ment. Depuis la fin des années 1980, de nom­breux pays ont res­sen­ti le besoin de rendre plus effi­cients leurs ser­vices, et uti­lisent l’ou­ver­ture de leurs mar­chés de ser­vices à la concur­rence inter­na­tio­nale comme un moyen pri­vi­lé­gié pour atteindre cet objec­tif. La concur­rence en matière de ser­vices pas­sant sou­vent par l’é­ta­blis­se­ment de nou­velles filiales, une ouver­ture inter­na­tio­nale accrue des mar­chés de ser­vices requiert des inves­tis­se­ments inter­na­tio­naux crois­sants. Ces der­niers sont éga­le­ment exi­gés par la mise en place de pro­ces­sus de pro­duc­tion déployés sur tou­jours plus de pays. Ce redé­ploie­ment des opé­ra­tions de pro­duc­tion est engen­dré par le pro­grès tech­nique dans les trans­ports, la logis­tique et les com­mu­ni­ca­tions, et par la baisse des coûts qui en résulte. Il est ampli­fié par la baisse des droits de douane appli­qués (pro­duire les divers com­po­sants d’un pro­duit final dans dif­fé­rents pays n’est pas han­di­ca­pé par le fait que les com­po­sants doivent fran­chir plu­sieurs frontières).

La libé­ra­li­sa­tion des échanges inter­na­tio­naux de ser­vices pose un pro­blème nou­veau, bien par­ti­cu­lier. On sait com­ment échan­ger des conces­sions de libé­ra­li­sa­tion dans le domaine des biens : un pays accepte de bais­ser de x pour cent ses droits de douane à condi­tion que l’autre accepte de bais­ser les siens de y pour cent. Les négo­cia­teurs savent peser le pour et le contre de pareilles conces­sions depuis le milieu du XIXe siècle. Mais libé­ra­li­ser les ser­vices fait appel à une notion dif­fé­rente, celle de rendre plus concur­ren­tielles les régle­men­ta­tions appli­quées aux ser­vices en ques­tion. Par exemple, ouvrir les mar­chés des télé­com­mu­ni­ca­tions ne se réduit pas à abo­lir un droit de douane (qui d’ailleurs n’existe pas !) ni même à pro­cla­mer la fin du mono­pole natio­nal. Il faut défi­nir des règles de concur­rence adap­tées à une cir­cons­tance très par­ti­cu­lière (le mono­pole natio­nal pos­sède ini­tia­le­ment toutes les clés du mar­ché) ce qui peut ame­ner à vou­loir favo­ri­ser déli­bé­ré­ment les nou­veaux concur­rents dans un pre­mier temps.

Et il se peut qu’il faille adop­ter d’autres règles comme, par exemple, la défi­ni­tion d’un ser­vice public et la contri­bu­tion de cha­cun à son coût. Or, comme il est très dif­fi­cile de mesu­rer ex ante l’im­pact libé­ra­li­sa­teur des modi­fi­ca­tions des régle­men­ta­tions, libé­ra­li­ser les ser­vices repose lar­ge­ment sur la confiance que les pays ont les uns dans les autres. Cette exi­gence de confiance fait que négo­cier au niveau de l’OMC, avec ses 150 membres si hété­ro­gènes, est plus dif­fi­cile qu’en bila­té­ral. L’Eu­rope, elle-même, est un bon exemple de ces dif­fi­cul­tés. La fameuse Direc­tive ser­vices, née de la frus­tra­tion des efforts pré­cé­dents visant à créer un vrai mar­ché unique des ser­vices, et ses dif­fi­cul­tés pro­viennent lar­ge­ment de l’ab­sence de confiance entre anciens et nou­veaux États membres.

Cela dit, si les dif­fi­cul­tés à ouvrir les mar­chés de ser­vices et le besoin d’une forte confiance entre pays donnent à l’ap­proche bila­té­rale une nou­velle rai­son d’être, elle lui redonne aus­si ses coûts tra­di­tion­nels : celui de créer des pré­fé­rences impor­tantes (en géné­ral, les ser­vices sont des acti­vi­tés très for­te­ment pro­té­gées) donc celui d’en­gen­drer des sur­primes et des dis­tor­sions dans les flux inter­na­tio­naux de ser­vices et d’in­ves­tis­se­ments et celui de faire face, tôt ou tard, à une éro­sion des pré­fé­rences ini­tiales, à mesure que le pays par­te­naire signe de nou­veaux accords bila­té­raux avec des pays tiers, etc.

Une nou­velle stra­té­gie européenne ?
En octobre 2006, Peter Man­del­son, Com­mis­saire euro­péen au com­merce, a pro­po­sé un tour­nant majeur de la poli­tique com­mer­ciale euro­péenne en se décla­rant en faveur de la conclu­sion de toute une série d’ac­cords bila­té­raux, au point de don­ner l’im­pres­sion de négli­ger les négo­cia­tions du Doha Round [Com­mis­sion euro­péenne 2006]. Que peut-on dire de cette nou­velle stratégie ?

La Com­mis­sion défi­nit quatre cri­tères pour défi­nir les accords bila­té­raux à conclure. Le pre­mier est la taille éco­no­mique, actuelle et poten­tielle, des par­te­naires envi­sa­gés. Le second est celui de la « pro­tec­tion des inté­rêts expor­ta­teurs » euro­péens, un terme vague cou­vrant l’exis­tence de bar­rières autres que les droits de douane (comme les normes et stan­dards, les mar­chés publics, ou la poli­tique de la concur­rence) et l’exis­tence d’ac­cords bila­té­raux entre le pays par­te­naire envi­sa­gé par la Com­mis­sion et des pays tiers. Le troi­sième cri­tère traite des dimen­sions géo­po­li­tiques allant des droits de la per­sonne à de pures consi­dé­ra­tions de real­po­li­tik. Le der­nier cri­tère pose que les nou­veaux accords bila­té­raux ne doivent pas éro­der les pré­fé­rences accor­dées par les accords bila­té­raux appli­qués par l’Europe.

Au vu de ces cri­tères, la Com­mis­sion pro­pose d’ou­vrir des négo­cia­tions bila­té­rales avec pas moins de 24 pays1. Ce qui suit laisse de côté la fai­sa­bi­li­té diplo­ma­tique d’un pro­gramme de négo­cia­tions aus­si pha­rao­nique pour se concen­trer sur l’é­va­lua­tion des 24 accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion, en com­pa­rant la stra­té­gie euro­péenne à celle de cinq autres pays membres de l’OMC.

Le tableau 1 pro­pose huit indi­ca­teurs pour éva­luer les trois pre­miers cri­tères de la Com­mis­sion2.

Les bila­té­raux mis en oeuvre,signés, en négo­cia­tion pour 6 pays (2006)
Taille des par­te­naires [a]

Droit de douane moyen

[b] (%)

Clas­se­ment en termes de qua­li­té régle­men­taire (rang) [c]

aux taux de change

($ courants)

aux taux de change

($ PPA)

Com­merce transfrontalier Octroi de licences faci­li­té pour faire affaire Trans­fert de propriété Pro­tec­tion des investisseurs
1 2 3 4 5 6 7 8
Singapour 90,6 81,2 5,7 40,0 68,9 43,5 42,3 41,0
Corée 49,1 57,4 7,3 43,3 85,3 57,6 39,8 40,4
Japon 46,3 51,5 7,5 53,5 58,3 54,8 60,6 56,6
Etats-Unis 14,9 16,5 9,2 54,1 69,7 52,2 64,7 44,2
Chine 10,4 17,0 10,1 83,1 96,4 83,5 76,1 47,2
Union européenne 23,4 44,2 10,3 71,1 125,6 91,2 61,8 64,8

Notes et sources :

[a] PNB en 2004 en $, aux taux de change cou­rants (colonne 1 ou taux de change sous pari­té des pou­voirs d’a­chat (PPA) en pour­cen­tage du PNB mon­dial [FMI site Web].

[b] Taux moyen de droits de douane, en pour­cen­tage [OMC, Trade Pro­files, site Web OMC].

[c] Clas­se­ment en 2006 esti­mé pour cha­cun des cinq cri­tères Banque mon­diale-IFC, Doing Busi­ness, site Web]


Les colonnes 1 et 2 mesurent la taille des par­te­naires en termes de part dans le PNB mon­dial. La colonne 3 donne la moyenne des droits de douane afin de savoir si les accords bila­té­raux envi­sa­gés obéissent à une logique de recherche de pré­fé­rences impor­tantes dans le domaine des biens. Comme la colonne 3 pré­sente des moyennes, elle ne sai­sit pas direc­te­ment l’exis­tence de droits éle­vés dans quelques sec­teurs seule­ment ; mais il reste qu’une moyenne de droits de douane supé­rieure à dix pour cent implique l’exis­tence de nom­breux droits de douane éle­vés (supé­rieurs à quinze pour cent). Les colonnes 4 et 5 donnent une indi­ca­tion des bar­rières autres que les droits de douane en rap­por­tant le rang des pays par­te­naires en matière de com­merce trans­fron­ta­lier et d’oc­troi de licences. Ces rangs sont ceux esti­més par la base de don­nées Doing Busi­ness [Banque mon­diale 2006]. Bien évi­dem­ment, une métrique en termes de rang est rudi­men­taire, mais elle donne une idée gros­sière de la situa­tion si des dif­fé­rences impor­tantes appa­raissent, ce qui est le cas pour notre pro­pos. La colonne 6 donne le rang des pays en termes de qua­li­té régle­men­taire glo­bale, un aspect essen­tiel pour les échanges de ser­vices. Enfin, les colonnes 7 et 8 donnent le rang des pays par­te­naires en termes de trans­fert de pro­prié­té et de pro­tec­tion des inves­tis­seurs, deux indi­ca­teurs clés pour l’as­pect inves­tis­se­ment. Cela dit, les colonnes 3 à 8 du tableau 1 pré­sentent les moyennes (pon­dé­rées par les PNB aux taux de change sous pari­té de pou­voir d’a­chat) des indi­ca­teurs affi­chés par les pays par­te­naires cosi­gna­taires de tous les accords bila­té­raux connus, pré­sents et futurs, des six pays examinés.

Le tableau 1 sou­lève trois ques­tions à pro­pos de la qua­li­té de la stra­té­gie de la Com­mis­sion. La pre­mière porte sur la taille des futurs pays par­te­naires. La stra­té­gie euro­péenne ne couvre qu’un pour­cen­tage limi­té du PNB mon­dial (et encore la pro­por­tion de qua­rante-quatre pour cent est-elle sus­pen­due à un éven­tuel accord avec la Chine sur lequel le docu­ment de la Com­mis­sion est peu clair) et il est bien infé­rieur à celui de Sin­ga­pour, voire de la Corée. Au pas­sage, le docu­ment de la Com­mis­sion donne l’im­pres­sion que l’Eu­rope serait en retard dans une course aux accords bila­té­raux par rap­port aux États-Unis, une impres­sion qui n’est pas du tout confir­mée par ces deux colonnes du tableau 1.

La seconde ques­tion porte sur la nature pro­fonde des accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion dans le domaine des biens. Les pays par­te­naires éven­tuels des Euro­péens ont, en moyenne, les droits de douane les plus éle­vés (colonne 3) et les rangs les plus éle­vés (c’est-à-dire la gou­ver­nance la plus mau­vaise) en matière de régle­men­ta­tions des tran­sac­tions de biens (colonnes 4 et 5). En d’autres termes, la Com­mis­sion semble recher­cher, avant tout, de fortes pré­fé­rences à tra­vers les accords bila­té­raux envi­sa­gés – une stra­té­gie dont on sait qu’elle est source d’illu­sions, de frus­tra­tions, et sou­vent d’échecs.

La der­nière ques­tion sur la qua­li­té des accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion porte sur leur nature dans le domaine des ser­vices et des inves­tis­se­ments (colonnes 6 à 8). La Com­mis­sion adopte, là encore, une stra­té­gie de recherche de fortes pré­fé­rences en pri­vi­lé­giant des accords avec des pays ayant plu­tôt une mau­vaise gouvernance.

Ce fai­sant, la stra­té­gie de la Com­mis­sion risque de faire de l’Eu­rope un frein futur aux négo­cia­tions mul­ti­la­té­rales dans la mesure où, si ces der­nières réus­sissent, l’Eu­rope « per­dra » les pré­fé­rences et rentes asso­ciées aux négo­cia­tions bila­té­rales que la Com­mis­sion envi­sage d’ou­vrir – une situa­tion que connaissent actuel­le­ment les pays en déve­lop­pe­ment les moins efficients.

Une der­nière remarque s’im­pose. De façon sur­pre­nante a prio­ri, les pays puis­sants n’ap­pa­raissent pas comme les lea­ders du mou­ve­ment récent vers le bila­té­ra­lisme – du moins, jus­qu’au docu­ment de tra­vail de la Com­mis­sion. Ils sont plu­tôt des « sui­veurs », les lea­ders étant des petits pays [Mes­ser­lin 2007]. Certes, pour cer­tains petits pays comme Sin­ga­pour, la pro­fu­sion d’ac­cords bila­té­raux est clai­re­ment un moyen de pour­suivre une libé­ra­li­sa­tion mon­diale à un rythme plus rapide que celui des négo­cia­tions de l’OMC. Mais, pour la plu­part des autres petits pays, on peut se deman­der pour­quoi ils adoptent une telle stra­té­gie, d’au­tant que les accords bila­té­raux donnent l’oc­ca­sion aux pays puis­sants (États-Unis et Europe) d’im­po­ser des dis­po­si­tions « qua­si impé­riales » (qua­li­fiées de dis­po­si­tions « OMC-Plus » car elles imposent aux petits pays des obli­ga­tions plus impor­tantes que celles de l’OMC) sur des sujets dif­fi­ciles à abor­der à l’OMC, dont le meilleur exemple est celui des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle [Hen­ry 2004, Fink et Rei­chen­mil­ler 2005].

Il faut retourner à Genève

La stra­té­gie esquis­sée par la Com­mis­sion sup­pose que les négo­cia­teurs euro­péens soient plus effi­caces en bila­té­ral qu’en mul­ti­la­té­ral. Rien n’est moins sûr. Pour­quoi la Com­mis­sion pour­rait-elle obte­nir plus de l’Inde, de la Rus­sie ou de la Chine en bila­té­ral qu’à l’OMC, où elle peut mobi­li­ser des alliés ? Il est donc vrai­sem­blable que la stra­té­gie euro­péenne fera long feu – comme le sug­gère le soap ope­ra des négo­cia­tions avec le Mer­co­sur – et ne pour­ra engen­drer des accords ayant de la sub­stance. Signer des accords de façade est tou­jours pos­sible, mais est très coû­teux car, si ces der­niers n’ap­portent pas de gains éco­no­miques, les­quels exigent une réelle libé­ra­li­sa­tion des sec­teurs les plus pro­té­gés, ils nour­rissent la peur d’une glo­ba­li­sa­tion qu’ils n’ap­portent pas.

Alors même qu’elle offre de maigres pers­pec­tives, cette stra­té­gie qui paraît domi­née par un sen­ti­ment de panique fait cou­rir de gros risques pour le sys­tème com­mer­cial inter­na­tio­nal. Car elle peut déclen­cher une course aux accords bila­té­raux avec les autres grandes puis­sances com­mer­ciales – Japon, Chine, et sur­tout États-Unis.

Ce gâchis est d’au­tant plus dom­ma­geable que les négo­cia­tions du Doha Round n’exi­ge­raient que peu d’ef­forts sup­plé­men­taires de la part de l’Eu­rope [Mes­ser­lin 2006]. Celle-ci devrait essen­tiel­le­ment consen­tir des baisses plus impor­tantes de droits de douane sur les pro­duits agri­coles que celles qu’elle pro­pose actuel­le­ment. Contrai­re­ment à ce qui est sou­vent cru, cette baisse ne concerne pas tant les pro­duits agri­coles pro­duits à la ferme (bet­te­rave sucrière, blé, bovins, etc.) que les pro­duits agroa­li­men­taires trans­for­més (bis­cuits, confi­se­rie, etc.). Or les indus­tries agroa­li­men­taires euro­péennes ont inté­rêt à l’ou­ver­ture des mar­chés dans le reste du monde, et, de ce fait, pour­raient fort bien accep­ter une plus grande libé­ra­li­sa­tion des mar­chés euro­péens que celle pro­po­sée actuel­le­ment par la Commission.

Entre l’i­ner­tie et la panique, il y a donc une voie – celle qui consiste à reprendre sur des bases plus appro­priées les négo­cia­tions du Doha Round. Cela dit, com­bien de temps la sus­pen­sion du Doha Round dure­ra-t-elle ? Trois mois, trois ans, ou trois décen­nies ? On en sau­ra plus fin jan­vier lors du Forum de Davos, tra­di­tion­nel ren­dez-vous des négo­cia­teurs. Une sus­pen­sion de trois mois (un redé­mar­rage des négo­cia­tions en février) est si courte qu’elle sera vite oubliée si elle abou­tit à un suc­cès dans l’é­té 2007. Une sus­pen­sion de trois ans pose le pro­blème de ce qu’il fau­dra faire pour renouer intel­li­gem­ment le fil des négo­cia­tions. Une sus­pen­sion de trois décen­nies serait une pre­mière. Le monde a connu deux grandes périodes d’ac­cords bila­té­raux (les années 1875–1914 et les années 1920–1930). Les deux périodes se sont ter­mi­nées dans des guerres mon­diales avant d’a­voir atteint les quatre décen­nies. C’est que, en ultime ana­lyse, les accords bila­té­raux reposent sur l’ex­plo­sive notion d’ex­clu­sion (qui réap­pa­raît actuel­le­ment sous sa forme la plus clas­sique et bru­tale d’ac­cès exclu­sif aux res­sources natu­relles) alors que l’OMC repose sur celle de non-dis­cri­mi­na­tion, laquelle mini­mise les sources de conflits. C’est ce qu’a­vaient bien com­pris les pères fon­da­teurs du GATT : il est vrai qu’ils avaient assis­té à la folle spi­rale sui­ci­daire des accords bila­té­raux des années 1920–1930.

1. Pays membres de l’A­SEAN, du Conseil de coopé­ra­tion du Golfe, du Mer­co­sur, Corée, Inde, Rus­sie et Chine.
2. Le der­nier cri­tère est impos­sible à rem­plir. Par défi­ni­tion, l’ou­ver­ture des mar­chés euro­péens à de nou­veaux par­te­naires dans le cadre des accords bila­té­raux envi­sa­gés réduit les pré­fé­rences dont béné­fi­cient les par­te­naires des accords actuels. On peut vou­loir com­pen­ser ces pertes de pré­fé­rences. On ne peut pas les éliminer.

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