Multilatéralisme et bilatéralisme, ou pourquoi ne pas céder à l’inertie ni à la panique

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Patrick MESSERLIN

En juil­let 2006, Pas­cal Lamy, directeur général de l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce (OMC), a dû sus­pendre les négo­ci­a­tions du Doha Round ouvertes en 2001. Ces dernières ont pour objec­tif de libéralis­er davan­tage les marchés de biens et de ser­vices des 150 pays mem­bres de l’OMC. Une telle sus­pen­sion n’est pas excep­tion­nelle. La dernière advint en 1990 lorsque l’U­ruguay Round (le prédécesseur du Doha Round) sem­blait dans l’im­passe. Il fal­lut alors trois ans pour sur­mon­ter ces dif­fi­cultés et con­clure l’U­ruguay Round.

Qui se sou­vient encore de ces sus­pen­sions, hors les spé­cial­istes ? On pour­rait en con­clure qu’il suf­fit d’être patient. L’analyse économique comme l’ex­péri­ence des cinquante dernières années mon­trent le rôle néces­saire (mais non suff­isant) de la con­cur­rence inter­na­tionale dans l’ac­céléra­tion de la crois­sance économique et dans la lutte con­tre la pau­vreté. De plus, soix­ante-dix pour cent des Européens et des Améri­cains inter­rogés par sondage se déclar­ent favor­ables au com­merce inter­na­tion­al et deux tiers à une nou­velle phase de libéral­i­sa­tion [Ger­man Mar­shall Fund 2006]. En somme, dans une écras­ante majorité de sondés, il y a un con­som­ma­teur qui recon­naît que la libéral­i­sa­tion passée lui a don­né le choix entre des biens tou­jours moins chers et tou­jours plus variés.

Traiter avec insou­ciance la sus­pen­sion du Doha Round serait pour­tant une sérieuse erreur. Car, pour la pre­mière fois, des gou­verne­ments cherchent à répon­dre à la demande de plus de com­merce que révè­lent ces sondages par des négo­ci­a­tions bilatérales, plutôt que mul­ti­latérales dans le cadre de l’OMC. Env­i­ron 160 accords préféren­tiels (dits régionaux, mais il faut les qual­i­fi­er de bilatéraux car presque tous impliquent deux pays seule­ment) ont été signés et appliqués depuis 1995.

Ce chiffre exagère, pour plusieurs raisons, l’am­pleur réelle du change­ment. Mais il révèle une ten­dance par­mi les gou­verne­ments à « faire du bilatéral » plutôt que du « mul­ti­latéral », une ten­dance qui béné­fi­cie du sou­tien, au moins pas­sif, d’un nom­bre non nég­lige­able d’hommes d’affaires.

Pourquoi cette inflex­ion ? Car le juge­ment sur les accords bilatéraux signés dans le passé est plutôt négatif, en théorie et surtout dans les faits. Com­ment alors jus­ti­fi­er l’en­goue­ment actuel ? Com­ment analyser les accords bilatéraux exis­tants et futurs ? Enfin, quel serait l’im­pact de cette inflex­ion sur les rela­tions inter­na­tionales si elle se confirmait ?

Les accords bilatéraux dans le passé : illusions et frustrations

Des quelque 140 accords préféren­tiels signés entre 1947 et 1995, une cinquan­taine seule­ment a survécu, et très peu ont vrai­ment bien fonc­tion­né comme la Com­mu­nauté européenne ou l’Ac­cord de libre-échange nord-améri­cain (ALENA). De plus, il a été mon­tré que dix pour cent seule­ment des accords bilatéraux signés entre 1983 et 2003 ont con­tribué à l’ou­ver­ture des marchés nationaux à la con­cur­rence inter­na­tionale [Banque mon­di­ale 2005]. Par con­tre, les libéral­i­sa­tions « uni­latérales » (faites par un pays sans que celui-ci demande des ouver­tures récipro­ques de marchés à ses parte­naires) ont assuré soix­ante-cinq pour cent de cette ouver­ture, et la libéral­i­sa­tion mul­ti­latérale (celle découlant des accords con­clus dans le cadre du GATT et de l’OMC) a con­tribué pour vingt-cinq pour cent à cette ouverture.

Pourquoi un tel échec du bilatéral­isme ? Quand deux pays sig­nent un accord bilatéral, ils se con­sen­tent des « préférences ». Ils acceptent d’im­pos­er sur leurs impor­ta­tions des droits plus faibles (sou­vent nuls) que ceux qu’ils appliquent sur les impor­ta­tions en prove­nance des pays tiers. Ain­si, les pro­duc­teurs du pays A béné­fi­cient d’une marge de préférence sur le marché du pays B (A et B sont les sig­nataires de l’ac­cord bilatéral) qui est égale à la dif­férence entre le droit appliqué par B sur les impor­ta­tions en prove­nance des pays tiers (erga omnes) et le droit préféren­tiel imposé par B sur les impor­ta­tions en prove­nance de A. Avoir un accès préféren­tiel sur le marché du cosig­nataire est la rai­son essen­tielle des accords bilatéraux signés jusque dans le milieu des années 1990 car, durant toutes ces années, les droits appliqués erga omnes sont sou­vent élevés, donc les préférences importantes.

Ces préférences impor­tantes sont pour­tant un piège mor­tel pour la survie des accords bilatéraux. Plus elles sont élevées, plus les con­som­ma­teurs du pays A sont incités à acheter des pro­duits au cosig­nataire B, même si ce dernier fab­rique ces biens de façon inef­fi­ciente. Il en est ain­si unique­ment à cause des dif­féren­tiels entre droits de douane appliqués erga omnes et droits préféren­tiels — des dif­féren­tiels qui n’ont rien à voir avec les avan­tages con­cur­ren­tiels des pays en jeu. En somme, les préférences sont autant de « sur­primes » arti­fi­cielles accordées par les con­som­ma­teurs du pays A aux firmes inef­fi­cientes du pays B. Plus elles sont élevées, plus les con­som­ma­teurs du pays A vont, tôt ou tard, s’in­ter­roger sur l’in­térêt de l’ac­cord bilatéral signé avec le pays B. Pourquoi donc acheter telle­ment plus cher à B des biens qu’ils pour­raient trou­ver meilleur marché dans le reste du monde ? Ain­si les chances de survie d’un accord bilatéral sont-elles fonc­tion de l’im­por­tance des droits appliqués erga omnes, laque­lle déter­mine celle des préférences.

Ce n’est pas tout. Les accords bilatéraux qui ont survécu ont sou­vent souf­fert d’un autre défaut, à savoir leur capac­ité à engen­dr­er des frus­tra­tions pro­fondes. En effet, les préférences acquis­es par le pays A grâce à son accord bilatéral avec le pays B sont néces­saire­ment érodées quand le pays B décide de sign­er un accord bilatéral avec le pays C. « L’éro­sion » des préférences met en dif­fi­culté les secteurs inef­fi­cients du pays A, ce qui est économique­ment souhaitable, mais elle se fait d’une façon poli­tique­ment con­flictuelle : le pays B est perçu comme la source du prob­lème, alors que c’est la poli­tique d’ac­cord bilatéral menée par le pays A.

Si l’U­nion européenne a survécu et n’a pas con­nu de frus­tra­tions pro­fondes dans ses élar­gisse­ments suc­ces­sifs, c’est que la plu­part des droits appliqués erga omnes par ses pays mem­bres ont été mod­érés dès sa nais­sance, puis régulière­ment réduits à l’oc­ca­sion des Rounds suc­ces­sifs du GATT. Les sur­primes que les con­som­ma­teurs français (alle­mands) ont payé aux pro­duc­teurs alle­mands (français) ont donc tou­jours été mod­érées — gages à la fois de l’ef­fi­cience des firmes alle­man­des et français­es, de la sat­is­fac­tion des con­som­ma­teurs français et alle­mands, et, en ultime ressort, du suc­cès poli­tique de l’aven­ture européenne. L’Eu­rope se devait d’être ouverte — la préférence com­mu­nau­taire mod­este — ou elle risquait fort d’im­plos­er, une con­clu­sion qui devrait être encore méditée de nos jours.

Pourquoi des accords bilatéraux de nos jours ?

La sit­u­a­tion a pro­fondé­ment changé depuis le milieu des années 1990. Les nom­breuses libéral­i­sa­tions uni­latérales — de la Chine (dès les années 1980) à la République tchèque (1989–1990) et à l’Inde (dans les années 2000) — ont sub­stantielle­ment abais­sé les droits de douane appliqués erga omnes. Du coup, la rai­son d’être des accords bilatéraux de la pre­mière vague — des préférences élevées — perd de son intérêt. Pourquoi con­tin­uer alors de négoci­er des accords qui ne don­nent que des préférences négligeables ?

Une pre­mière réponse tient à ce que cer­tains pays, et non des moin­dres, ont des droits de douane encore élevés, mais sur une gamme lim­itée de pro­duits. Ain­si la moyenne des droits de douane au Brésil et en Inde (par exem­ple) dépasse les dix pour cent, ce qui implique l’ex­is­tence de droits de douane encore élevés (supérieurs à quinze pour cent) sur les impor­ta­tions d’un cer­tain nom­bre de pro­duits. La rai­son d’être tra­di­tion­nelle de l’ac­cord bilatéral demeure donc si les pro­duits encore forte­ment pro­tégés sont impor­tants pour les deux partenaires.

Une sec­onde rai­son serait le ren­force­ment des liens poli­tiques entre les sig­nataires. Si cer­tains accords jus­ti­fient ce point de vue, nom­bre d’autres, au con­traire, ont abouti à réac­tiv­er des con­flits poli­tiques latents, comme entre la Corée et les États-Unis, ou entre l’U­nion européenne et la Turquie.

La dernière rai­son d’être découle de l’ef­fort crois­sant de libéral­i­sa­tion des ser­vices et des flux d’in­vestisse­ment. Depuis la fin des années 1980, de nom­breux pays ont ressen­ti le besoin de ren­dre plus effi­cients leurs ser­vices, et utilisent l’ou­ver­ture de leurs marchés de ser­vices à la con­cur­rence inter­na­tionale comme un moyen priv­ilégié pour attein­dre cet objec­tif. La con­cur­rence en matière de ser­vices pas­sant sou­vent par l’étab­lisse­ment de nou­velles fil­iales, une ouver­ture inter­na­tionale accrue des marchés de ser­vices requiert des investisse­ments inter­na­tionaux crois­sants. Ces derniers sont égale­ment exigés par la mise en place de proces­sus de pro­duc­tion déployés sur tou­jours plus de pays. Ce redé­ploiement des opéra­tions de pro­duc­tion est engen­dré par le pro­grès tech­nique dans les trans­ports, la logis­tique et les com­mu­ni­ca­tions, et par la baisse des coûts qui en résulte. Il est ampli­fié par la baisse des droits de douane appliqués (pro­duire les divers com­posants d’un pro­duit final dans dif­férents pays n’est pas hand­i­capé par le fait que les com­posants doivent franchir plusieurs frontières).

La libéral­i­sa­tion des échanges inter­na­tionaux de ser­vices pose un prob­lème nou­veau, bien par­ti­c­uli­er. On sait com­ment échang­er des con­ces­sions de libéral­i­sa­tion dans le domaine des biens : un pays accepte de baiss­er de x pour cent ses droits de douane à con­di­tion que l’autre accepte de baiss­er les siens de y pour cent. Les négo­ci­a­teurs savent peser le pour et le con­tre de pareilles con­ces­sions depuis le milieu du XIXe siè­cle. Mais libéralis­er les ser­vices fait appel à une notion dif­férente, celle de ren­dre plus con­cur­ren­tielles les régle­men­ta­tions appliquées aux ser­vices en ques­tion. Par exem­ple, ouvrir les marchés des télé­com­mu­ni­ca­tions ne se réduit pas à abolir un droit de douane (qui d’ailleurs n’ex­iste pas !) ni même à proclamer la fin du mono­pole nation­al. Il faut définir des règles de con­cur­rence adap­tées à une cir­con­stance très par­ti­c­ulière (le mono­pole nation­al pos­sède ini­tiale­ment toutes les clés du marché) ce qui peut amen­er à vouloir favoris­er délibéré­ment les nou­veaux con­cur­rents dans un pre­mier temps.

Et il se peut qu’il faille adopter d’autres règles comme, par exem­ple, la déf­i­ni­tion d’un ser­vice pub­lic et la con­tri­bu­tion de cha­cun à son coût. Or, comme il est très dif­fi­cile de mesur­er ex ante l’im­pact libéral­isa­teur des mod­i­fi­ca­tions des régle­men­ta­tions, libéralis­er les ser­vices repose large­ment sur la con­fi­ance que les pays ont les uns dans les autres. Cette exi­gence de con­fi­ance fait que négoci­er au niveau de l’OMC, avec ses 150 mem­bres si hétérogènes, est plus dif­fi­cile qu’en bilatéral. L’Eu­rope, elle-même, est un bon exem­ple de ces dif­fi­cultés. La fameuse Direc­tive ser­vices, née de la frus­tra­tion des efforts précé­dents visant à créer un vrai marché unique des ser­vices, et ses dif­fi­cultés provi­en­nent large­ment de l’ab­sence de con­fi­ance entre anciens et nou­veaux États membres.

Cela dit, si les dif­fi­cultés à ouvrir les marchés de ser­vices et le besoin d’une forte con­fi­ance entre pays don­nent à l’ap­proche bilatérale une nou­velle rai­son d’être, elle lui redonne aus­si ses coûts tra­di­tion­nels : celui de créer des préférences impor­tantes (en général, les ser­vices sont des activ­ités très forte­ment pro­tégées) donc celui d’en­gen­dr­er des sur­primes et des dis­tor­sions dans les flux inter­na­tionaux de ser­vices et d’in­vestisse­ments et celui de faire face, tôt ou tard, à une éro­sion des préférences ini­tiales, à mesure que le pays parte­naire signe de nou­veaux accords bilatéraux avec des pays tiers, etc.

Une nou­velle stratégie européenne ?
En octo­bre 2006, Peter Man­del­son, Com­mis­saire européen au com­merce, a pro­posé un tour­nant majeur de la poli­tique com­mer­ciale européenne en se déclarant en faveur de la con­clu­sion de toute une série d’ac­cords bilatéraux, au point de don­ner l’im­pres­sion de nég­liger les négo­ci­a­tions du Doha Round [Com­mis­sion européenne 2006]. Que peut-on dire de cette nou­velle stratégie ?

La Com­mis­sion définit qua­tre critères pour définir les accords bilatéraux à con­clure. Le pre­mier est la taille économique, actuelle et poten­tielle, des parte­naires envis­agés. Le sec­ond est celui de la « pro­tec­tion des intérêts expor­ta­teurs » européens, un terme vague cou­vrant l’ex­is­tence de bar­rières autres que les droits de douane (comme les normes et stan­dards, les marchés publics, ou la poli­tique de la con­cur­rence) et l’ex­is­tence d’ac­cords bilatéraux entre le pays parte­naire envis­agé par la Com­mis­sion et des pays tiers. Le troisième critère traite des dimen­sions géopoli­tiques allant des droits de la per­son­ne à de pures con­sid­éra­tions de realpoli­tik. Le dernier critère pose que les nou­veaux accords bilatéraux ne doivent pas éroder les préférences accordées par les accords bilatéraux appliqués par l’Europe.

Au vu de ces critères, la Com­mis­sion pro­pose d’ou­vrir des négo­ci­a­tions bilatérales avec pas moins de 24 pays1. Ce qui suit laisse de côté la fais­abil­ité diplo­ma­tique d’un pro­gramme de négo­ci­a­tions aus­si pharaonique pour se con­cen­tr­er sur l’é­val­u­a­tion des 24 accords bilatéraux envis­agés par la Com­mis­sion, en com­para­nt la stratégie européenne à celle de cinq autres pays mem­bres de l’OMC.

Le tableau 1 pro­pose huit indi­ca­teurs pour éval­uer les trois pre­miers critères de la Com­mis­sion2.

Les bilatéraux mis en oeuvre,signés, en négo­ci­a­tion pour 6 pays (2006)
Taille des parte­naires [a]

Droit de douane moyen

[b] (%)

Classe­ment en ter­mes de qual­ité régle­men­taire (rang) [c]

aux taux de change

($ courants)

aux taux de change

($ PPA)

Com­merce transfrontalier Octroi de licences facil­ité pour faire affaire Trans­fert de propriété Pro­tec­tion des investisseurs
1 2 3 4 5 6 7 8
Singapour 90,6 81,2 5,7 40,0 68,9 43,5 42,3 41,0
Corée 49,1 57,4 7,3 43,3 85,3 57,6 39,8 40,4
Japon 46,3 51,5 7,5 53,5 58,3 54,8 60,6 56,6
Etats-Unis 14,9 16,5 9,2 54,1 69,7 52,2 64,7 44,2
Chine 10,4 17,0 10,1 83,1 96,4 83,5 76,1 47,2
Union européenne 23,4 44,2 10,3 71,1 125,6 91,2 61,8 64,8

Notes et sources :

[a] PNB en 2004 en $, aux taux de change courants (colonne 1 ou taux de change sous par­ité des pou­voirs d’achat (PPA) en pour­cent­age du PNB mon­di­al [FMI site Web].

[b] Taux moyen de droits de douane, en pour­cent­age [OMC, Trade Pro­files, site Web OMC].

[c] Classe­ment en 2006 estimé pour cha­cun des cinq critères Banque mon­di­ale-IFC, Doing Busi­ness, site Web]


Les colonnes 1 et 2 mesurent la taille des parte­naires en ter­mes de part dans le PNB mon­di­al. La colonne 3 donne la moyenne des droits de douane afin de savoir si les accords bilatéraux envis­agés obéis­sent à une logique de recherche de préférences impor­tantes dans le domaine des biens. Comme la colonne 3 présente des moyennes, elle ne saisit pas directe­ment l’ex­is­tence de droits élevés dans quelques secteurs seule­ment ; mais il reste qu’une moyenne de droits de douane supérieure à dix pour cent implique l’ex­is­tence de nom­breux droits de douane élevés (supérieurs à quinze pour cent). Les colonnes 4 et 5 don­nent une indi­ca­tion des bar­rières autres que les droits de douane en rap­por­tant le rang des pays parte­naires en matière de com­merce trans­frontal­ier et d’oc­troi de licences. Ces rangs sont ceux estimés par la base de don­nées Doing Busi­ness [Banque mon­di­ale 2006]. Bien évidem­ment, une métrique en ter­mes de rang est rudi­men­taire, mais elle donne une idée grossière de la sit­u­a­tion si des dif­férences impor­tantes appa­rais­sent, ce qui est le cas pour notre pro­pos. La colonne 6 donne le rang des pays en ter­mes de qual­ité régle­men­taire glob­ale, un aspect essen­tiel pour les échanges de ser­vices. Enfin, les colonnes 7 et 8 don­nent le rang des pays parte­naires en ter­mes de trans­fert de pro­priété et de pro­tec­tion des investis­seurs, deux indi­ca­teurs clés pour l’aspect investisse­ment. Cela dit, les colonnes 3 à 8 du tableau 1 présen­tent les moyennes (pondérées par les PNB aux taux de change sous par­ité de pou­voir d’achat) des indi­ca­teurs affichés par les pays parte­naires cosig­nataires de tous les accords bilatéraux con­nus, présents et futurs, des six pays examinés.

Le tableau 1 soulève trois ques­tions à pro­pos de la qual­ité de la stratégie de la Com­mis­sion. La pre­mière porte sur la taille des futurs pays parte­naires. La stratégie européenne ne cou­vre qu’un pour­cent­age lim­ité du PNB mon­di­al (et encore la pro­por­tion de quar­ante-qua­tre pour cent est-elle sus­pendue à un éventuel accord avec la Chine sur lequel le doc­u­ment de la Com­mis­sion est peu clair) et il est bien inférieur à celui de Sin­gapour, voire de la Corée. Au pas­sage, le doc­u­ment de la Com­mis­sion donne l’im­pres­sion que l’Eu­rope serait en retard dans une course aux accords bilatéraux par rap­port aux États-Unis, une impres­sion qui n’est pas du tout con­fir­mée par ces deux colonnes du tableau 1.

La sec­onde ques­tion porte sur la nature pro­fonde des accords bilatéraux envis­agés par la Com­mis­sion dans le domaine des biens. Les pays parte­naires éventuels des Européens ont, en moyenne, les droits de douane les plus élevés (colonne 3) et les rangs les plus élevés (c’est-à-dire la gou­ver­nance la plus mau­vaise) en matière de régle­men­ta­tions des trans­ac­tions de biens (colonnes 4 et 5). En d’autres ter­mes, la Com­mis­sion sem­ble rechercher, avant tout, de fortes préférences à tra­vers les accords bilatéraux envis­agés — une stratégie dont on sait qu’elle est source d’il­lu­sions, de frus­tra­tions, et sou­vent d’échecs.

La dernière ques­tion sur la qual­ité des accords bilatéraux envis­agés par la Com­mis­sion porte sur leur nature dans le domaine des ser­vices et des investisse­ments (colonnes 6 à 8). La Com­mis­sion adopte, là encore, une stratégie de recherche de fortes préférences en priv­ilé­giant des accords avec des pays ayant plutôt une mau­vaise gouvernance.

Ce faisant, la stratégie de la Com­mis­sion risque de faire de l’Eu­rope un frein futur aux négo­ci­a­tions mul­ti­latérales dans la mesure où, si ces dernières réus­sis­sent, l’Eu­rope « per­dra » les préférences et rentes asso­ciées aux négo­ci­a­tions bilatérales que la Com­mis­sion envis­age d’ou­vrir — une sit­u­a­tion que con­nais­sent actuelle­ment les pays en développe­ment les moins efficients.

Une dernière remar­que s’im­pose. De façon sur­prenante a pri­ori, les pays puis­sants n’ap­pa­rais­sent pas comme les lead­ers du mou­ve­ment récent vers le bilatéral­isme — du moins, jusqu’au doc­u­ment de tra­vail de la Com­mis­sion. Ils sont plutôt des « suiveurs », les lead­ers étant des petits pays [Messer­lin 2007]. Certes, pour cer­tains petits pays comme Sin­gapour, la pro­fu­sion d’ac­cords bilatéraux est claire­ment un moyen de pour­suiv­re une libéral­i­sa­tion mon­di­ale à un rythme plus rapi­de que celui des négo­ci­a­tions de l’OMC. Mais, pour la plu­part des autres petits pays, on peut se deman­der pourquoi ils adoptent une telle stratégie, d’au­tant que les accords bilatéraux don­nent l’oc­ca­sion aux pays puis­sants (États-Unis et Europe) d’im­pos­er des dis­po­si­tions « qua­si impéri­ales » (qual­i­fiées de dis­po­si­tions « OMC-Plus » car elles imposent aux petits pays des oblig­a­tions plus impor­tantes que celles de l’OMC) sur des sujets dif­fi­ciles à abor­der à l’OMC, dont le meilleur exem­ple est celui des droits de pro­priété intel­lectuelle [Hen­ry 2004, Fink et Reichen­miller 2005].

Il faut retourner à Genève

La stratégie esquis­sée par la Com­mis­sion sup­pose que les négo­ci­a­teurs européens soient plus effi­caces en bilatéral qu’en mul­ti­latéral. Rien n’est moins sûr. Pourquoi la Com­mis­sion pour­rait-elle obtenir plus de l’Inde, de la Russie ou de la Chine en bilatéral qu’à l’OMC, où elle peut mobilis­er des alliés ? Il est donc vraisem­blable que la stratégie européenne fera long feu — comme le sug­gère le soap opera des négo­ci­a­tions avec le Mer­co­sur — et ne pour­ra engen­dr­er des accords ayant de la sub­stance. Sign­er des accords de façade est tou­jours pos­si­ble, mais est très coû­teux car, si ces derniers n’ap­por­tent pas de gains économiques, lesquels exi­gent une réelle libéral­i­sa­tion des secteurs les plus pro­tégés, ils nour­ris­sent la peur d’une glob­al­i­sa­tion qu’ils n’ap­por­tent pas.

Alors même qu’elle offre de mai­gres per­spec­tives, cette stratégie qui paraît dom­inée par un sen­ti­ment de panique fait courir de gros risques pour le sys­tème com­mer­cial inter­na­tion­al. Car elle peut déclencher une course aux accords bilatéraux avec les autres grandes puis­sances com­mer­ciales — Japon, Chine, et surtout États-Unis.

Ce gâchis est d’au­tant plus dom­mage­able que les négo­ci­a­tions du Doha Round n’ex­ig­eraient que peu d’ef­forts sup­plé­men­taires de la part de l’Eu­rope [Messer­lin 2006]. Celle-ci devrait essen­tielle­ment con­sen­tir des baiss­es plus impor­tantes de droits de douane sur les pro­duits agri­coles que celles qu’elle pro­pose actuelle­ment. Con­traire­ment à ce qui est sou­vent cru, cette baisse ne con­cerne pas tant les pro­duits agri­coles pro­duits à la ferme (bet­ter­ave sucrière, blé, bovins, etc.) que les pro­duits agroal­i­men­taires trans­for­més (bis­cuits, con­fis­erie, etc.). Or les indus­tries agroal­i­men­taires européennes ont intérêt à l’ou­ver­ture des marchés dans le reste du monde, et, de ce fait, pour­raient fort bien accepter une plus grande libéral­i­sa­tion des marchés européens que celle pro­posée actuelle­ment par la Commission.

Entre l’in­er­tie et la panique, il y a donc une voie — celle qui con­siste à repren­dre sur des bases plus appro­priées les négo­ci­a­tions du Doha Round. Cela dit, com­bi­en de temps la sus­pen­sion du Doha Round dur­era-t-elle ? Trois mois, trois ans, ou trois décen­nies ? On en saura plus fin jan­vi­er lors du Forum de Davos, tra­di­tion­nel ren­dez-vous des négo­ci­a­teurs. Une sus­pen­sion de trois mois (un redé­mar­rage des négo­ci­a­tions en févri­er) est si courte qu’elle sera vite oubliée si elle aboutit à un suc­cès dans l’été 2007. Une sus­pen­sion de trois ans pose le prob­lème de ce qu’il fau­dra faire pour renouer intel­ligem­ment le fil des négo­ci­a­tions. Une sus­pen­sion de trois décen­nies serait une pre­mière. Le monde a con­nu deux grandes péri­odes d’ac­cords bilatéraux (les années 1875–1914 et les années 1920–1930). Les deux péri­odes se sont ter­minées dans des guer­res mon­di­ales avant d’avoir atteint les qua­tre décen­nies. C’est que, en ultime analyse, les accords bilatéraux reposent sur l’ex­plo­sive notion d’ex­clu­sion (qui réap­pa­raît actuelle­ment sous sa forme la plus clas­sique et bru­tale d’ac­cès exclusif aux ressources naturelles) alors que l’OMC repose sur celle de non-dis­crim­i­na­tion, laque­lle min­imise les sources de con­flits. C’est ce qu’avaient bien com­pris les pères fon­da­teurs du GATT : il est vrai qu’ils avaient assisté à la folle spi­rale sui­cidaire des accords bilatéraux des années 1920–1930.

1. Pays mem­bres de l’ASEAN, du Con­seil de coopéra­tion du Golfe, du Mer­co­sur, Corée, Inde, Russie et Chine.
2. Le dernier critère est impos­si­ble à rem­plir. Par déf­i­ni­tion, l’ou­ver­ture des marchés européens à de nou­veaux parte­naires dans le cadre des accords bilatéraux envis­agés réduit les préférences dont béné­fi­cient les parte­naires des accords actuels. On peut vouloir com­penser ces pertes de préférences. On ne peut pas les éliminer.

Bibliographie

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