Mobilité urbaine : une autre histoire d’énergies

Dossier : La transition énergétiqueMagazine N°689 Novembre 2013
Par Arnaud PASSALACQUA (98)

Ce n’est qu’avec l’industrialisation que les con­di­tions urbaines s’emballèrent

Le monde des trans­ports reflète bien des enjeux de la tran­si­tion énergé­tique. Les choix poli­tiques et leur portée comme l’inertie des pra­tiques y sont décisifs, à l’origine de mul­ti­ples chemins de dépen­dance. Le con­texte urbain vient ren­forcer cette acuité des imbri­ca­tions, par la masse des déplace­ments qu’il sup­pose, comme par la mul­ti­plic­ité des solu­tions qu’il propose.

Les inno­va­tions récentes les plus intéres­santes se sont dévelop­pées en ville, notam­ment celles qui brouil­lent la fron­tière entre sys­tèmes indi­vidu­els et col­lec­tifs, dont le vélo en libre ser­vice est l’exemple le plus frappant.

REPÈRES
Le quar­an­tième anniver­saire du périphérique parisien est venu rap­pel­er deux traits car­ac­téris­tiques des sys­tèmes de transport.
D’une part, ils s’inscrivent dans le temps long, du fait de l’ampleur des infra­struc­tures, des investisse­ments qu’ils sup­posent et de l’ancrage des pra­tiques dont ils font l’objet.
D’autre part, ils se com­pren­nent comme le pro­duit d’une époque, dont ils sont à la fois le témoignage et l’héritage.
Le périphérique, icône d’une mobil­ité auto­mo­bile qui présente bien des décalages avec la sobriété énergé­tique prônée par notre société con­tem­po­raine, reflète des choix de trans­port et d’urbanisation opérés au cours des trente glo­rieuses, mais cha­cun de ses kilo­mètres per­met encore aujourd’hui la cir­cu­la­tion horaire de plus de cinq mille véhicules.

Mobilité et industrialisation :
deux dynamiques convergentes

Cette ville qui est la nôtre et la matrice de celle de l’avenir est en grande par­tie née dans le con­texte d’un long XIXe siè­cle, qui court jusqu’en 1914. La ville préin­dus­trielle était encore un espace de taille plutôt réduite. Mal­gré ses 600 000 habi­tants, Paris n’excédait pas l’enceinte des Fer­miers généraux.

L’icône de l’industrialisation
La mobil­ité est l’une des clés de com­préhen­sion du bas­cule­ment dans le monde indus­triel, en ville, sur des liaisons interur­baines, puis à la cam­pagne. Le chemin de fer n’est-il pas l’icône de cette indus­tri­al­i­sa­tion ? Venu d’Angleterre, il com­bi­nait le fer et la vapeur et per­mit le trans­port du char­bon comme des nou­veaux matéri­aux et pro­duits indus­triels, tan­dis que l’ampleur de ses réseaux néces­si­tait une arma­ture finan­cière que ce monde cap­i­tal­iste met­tait juste­ment en place.

Le besoin de nou­veaux sys­tèmes de mobil­ité ne s’était du reste pas véri­ta­ble­ment révélé, ce qu’avait reflété l’expérience, intéres­sante mais finale­ment sans suite, des car­ross­es à cinq sols, dans laque­lle s’était impliqué Blaise Pas­cal au milieu du XVIIe siè­cle. Ce n’est donc qu’avec l’industrialisation que les con­di­tions urbaines s’emballèrent.

L’accroissement démo­graphique des aggloméra­tions – com­bi­nai­son d’un afflux de dérac­inés, de l’exode rur­al et d’un essor pro­pre – s’accompagna d’une expan­sion de leur zone urban­isée, en rai­son de la néces­sité de trou­ver des lieux pour les nou­veaux étab­lisse­ments indus­triels. Dev­enues plus vastes, ces zones urbaines sup­po­saient donc de nou­veaux sys­tèmes de transport.

Le chemin de fer

L’impact du chemin de fer sur les men­tal­ités est fon­da­men­tal pour com­pren­dre le développe­ment d’une vision pos­i­tive, voire pos­i­tiviste, de la mobil­ité au milieu du XIXe siè­cle, qui croise plusieurs dynamiques. Dans le sil­lage des saint-simoniens, comme Michel Cheva­lier, de penseurs libéraux – au sens poli­tique de l’époque –, comme Alex­is de Toc­queville, ou d’écrivains, comme Stend­hal, auteur des Mémoires d’un touriste en 1838, cette nou­velle société indus­trielle fit de la mobil­ité l’une de ses valeurs fon­da­tri­ces. Jusqu’à lui con­fér­er de nou­veaux buts, puisqu’elle démoc­ra­ti­sa pro­gres­sive­ment les loisirs, dont l’occupation sup­pose bien sou­vent des déplace­ments sur un ter­ri­toire lui aus­si renouvelé.

Des élites tech­niques ou poli­tiques aux habi­tants des ter­ri­toires les plus reculés, la vitesse s’imposa alors comme l’une des grandes références, por­teuse de l’idée de pro­grès, qu’elle finit même par incar­n­er au siè­cle suiv­ant. La société pas­sa ain­si de la « lenteur homogène » à la « rapid­ité dif­féren­ciée », puisque les struc­tures sociales furent aus­si pro­fondé­ment remaniées.

Vue de la cour de Rome devant la gare Saint-Lazare autour de 1900.
Vue de la cour de Rome devant la gare Saint-Lazare autour de 1900. © RATP 27789

Quand la mobilité urbaine était durable

Ces boule­verse­ments s’opérèrent néan­moins dans l’espace urbain en grande par­tie avec des sources énergé­tiques ani­males. La motori­sa­tion res­ta longtemps l’apanage des longues dis­tances, en chemin de fer ou sur les voies flu­viales et maritimes.

La ville ne pou­vait compter pour ses déplace­ments que sur la puis­sance humaine ou animale

La vapeur ne fut finale­ment accli­matée aux trans­ports urbains que d’une façon lim­itée. D’abord par l’établissement de haltes de ban­lieue, venues se gref­fer sur des liaisons interur­baines. Puis par l’ouverture de lignes de chemin de fer mét­ro­pol­i­tain, dont le pio­nnier fut celui de Lon­dres en 1863. Ce n’est qu’avec la révo­lu­tion de l’électricité que les autres aggloméra­tions occi­den­tales s’équipèrent en métro, à par­tir des années 1890.

Jusqu’alors, la ville ne pou­vait compter pour ses déplace­ments que sur la puis­sance humaine ou animale.

Les descrip­tions qu’Émile Zola a dressées de la foule des ouvri­ers se ren­dant quo­ti­di­en­nement à pied au cen­tre de Paris pour y trou­ver du tra­vail témoignent de la place qu’occupait la marche dans les pra­tiques de mobil­ité, au-delà d’analyses quan­ti­ta­tives inexistantes.

Mais il con­vient égale­ment de compter les chevaux, plusieurs dizaines de mil­liers dans le Paris de 1900, sur lesquels repo­saient les grands sys­tèmes de mobil­ité – omnibus, tramways et fiacres – comme les sys­tèmes indi­vidu­els privés pour les plus aisés et le trans­port de marchandises.

Les flux que con­nais­sait cette ville péde­stre et hip­po­mo­bile étaient néan­moins d’ores et déjà ceux de l’ère indus­trielle. En témoignent notam­ment les grands événe­ments qu’organisèrent les prin­ci­pales métrop­o­les, comme les Expo­si­tions uni­verselles, de celle de Lon­dres en 1851 à celle de Paris en 1900. Si des mil­lions de vis­i­teurs s’y rendirent sou­vent par un mode motorisé – train ou bateau – une fois en ville, leurs déplace­ments furent assurés par des sys­tèmes à énergie animale.

La Belle Époque et la motorisation

Des écuries de quartier
L’énergie hip­po­mo­bile sup­po­sait une logis­tique par­ti­c­ulière­ment effi­cace. À Paris, la Com­pag­nie générale des omnibus pos­sé­dait ain­si des dizaines de petites écuries de quarti­er, accueil­lant quelques dizaines de chevaux, par­fois en étage, et dis­po­sait de ter­rains et d’équipements agri­coles périphériques pour le repos et la repro­duc­tion de ses animaux.

Toute­fois, la crois­sance urbaine inédite finit par révéler les lim­ites des sys­tèmes hip­po­mo­biles : capac­ités faibles du fait de la puis­sance des chevaux, encom­bre­ment des chaussées par l’augmentation des fréquences en résul­tant, etc.

Les inno­va­tions tech­niques de la phase d’industrialisation qui mar­que la Belle Époque, de la fin des années 1880 à 1914, per­mirent alors de sor­tir de ce goulet d’étranglement. Les trans­ports urbains se révélèrent un champ d’application fort intéres­sant pour les inven­teurs de mul­ti­ples formes de motorisation.

Une grande ouverture

L’effervescence énergé­tique est frap­pante par sa grande ouver­ture. Il était alors impos­si­ble de prédire l’énergie appelée à s’imposer. Si l’une devait l’emporter sur les autres, l’électricité sem­blait même extrême­ment promet­teuse. Énergie phare de l’Expo­si­tion uni­verselle de 1900, où elle propul­sa le métro, elle avait per­mis l’année précé­dente à la Jamais con­tente d’être la pre­mière auto­mo­bile à dépass­er les 100 km/h, avant d’équiper par la suite les taxis new-yorkais.

Face à elle, le pét­role présen­tait l’inconvénient d’une assez faible fia­bil­ité des pre­miers moteurs, d’une puis­sance plus lim­itée et d’être perçu comme une énergie sale, dans une société où l’hygiénisme s’était imposé, en par­ti­c­uli­er en ville. Le cheval, pour sa part, sem­blait bel et bien con­damné, comme l’illustre son aban­don par les grandes com­pag­nies d’omnibus, à Paris comme à Lon­dres, à la veille de la Grande Guerre.

L’enjeu pétrolier

Le dernier omnibus hippomobile parisien en 1913
Céré­monie organ­isée en l’hon­neur du dernier omnibus hip­po­mo­bile parisien, sur la ligne Saint-Sulpice-La Vil­lette, le 12 jan­vi­er 1913. © RATP R67

Le pre­mier con­flit mon­di­al changea la donne et con­tribua à sta­bilis­er les créneaux de per­ti­nence de chaque énergie. Du fait des besoins mas­sifs d’armées très peu motorisées en 1914, les déter­mi­nants du choix énergé­tique évoluèrent en faveur du pét­role. Offrant une très grande sou­p­lesse d’usage grâce à son car­ac­tère liq­uide, il con­férait aux véhicules une autonomie vitale sur le champ de bataille. La pro­duc­tion mil­i­taire s’orienta donc vers les camions, puis les chars, à motori­sa­tion thermique.

L’enjeu pétroli­er devint du reste net aux yeux des prin­ci­paux acteurs du con­flit, de Churchill à Clemenceau, dans leurs rela­tions avec les États-Unis comme dans les négo­ci­a­tions du traité de Versailles.

Des sources variées
Dans le cadre de con­cours ou sur ini­tia­tive privée furent expéri­men­tées des sources énergé­tiques var­iées (élec­tric­ité, pét­role, vapeur, air com­primé, etc.). Elles se déclinèrent sur les sys­tèmes auto­mo­biles (voiture indi­vidu­elle, omnibus) ou fer­rovi­aires (tramway, métro). Des com­bi­naisons étaient égale­ment pos­si­bles, comme les omnibus pétroléo-élec­triques pro­posés en 1905 par Krieger pour l’équipement du réseau parisien.

C’est bien un monde des pos­si­bles qui se refer­mait. Si la ville indus­trielle avait fondé l’une de ses dynamiques sur l’idée de mobil­ité, il deve­nait dès lors inscrit dans les sys­tèmes tech­niques que le pét­role serait la source du trans­port routi­er et l’électricité celle du trans­port ferré.

La voiture élec­trique ne fut plus con­sid­érée ensuite que comme une alter­na­tive à la solu­tion ther­mique hégé­monique, qui retrou­va régulière­ment mais tou­jours briève­ment un regain d’intérêt, en fonc­tion des préoc­cu­pa­tions énergé­tiques, économiques et écologiques de la société.

Pour leur part, les autres sources s’effacèrent rapi­de­ment, mal­gré quelques réap­pari­tions éphémères, notam­ment pen­dant la Deux­ième Guerre mondiale.

Industrialisation et mobilité

Les trans­for­ma­tions urbaines, sous l’effet de l’industrialisation, doivent se com­pren­dre sur le temps long. La mobil­ité, valeur qui s’ancre dans les men­tal­ités occi­den­tales, en est l’un des champs les plus impor­tants. Mais il ne faut pas oubli­er que les choix énergé­tiques qui lui ont été asso­ciés ne sont vieux que d’un siècle.

BIBLIOGRAPHIE

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La ville du XIXe siè­cle fut, en grande par­tie, une ville de la mobil­ité con­sid­érée aujourd’hui comme durable. Indus­tri­al­i­sa­tion et mobil­ité sem­blent en effet inextricables.

Le pre­mier con­flit mon­di­al a changé la donne

Cette dernière, bien qu’essentiellement col­lec­tive, a incar­né la lib­erté dans l’Europe du XIXe siè­cle avant même que l’automobile nor­daméri­caine en devi­enne l’icône indi­vidu­elle au siè­cle suivant.

Mais cette démoc­ra­ti­sa­tion de l’automobile est venue surtout entériner des choix tech­niques et soci­aux en grande par­tie ancrés dans la dynamique d’industrialisation née au XIXe siè­cle et qui ont bas­culé entre la Belle Époque et la Pre­mière Guerre mondiale.

La Belle Époque offre ain­si un exem­ple de tran­si­tion énergé­tique rapi­de, où néan­moins les créneaux de per­ti­nence de chaque source énergé­tique se sont sta­bil­isés sous l’influence de la Pre­mière Guerre mon­di­ale. Au risque que les choix opérés alors ne soient plus aus­si per­ti­nents lors du retour à la paix.

Aujourd’hui comme hier, il s’agit bien ain­si d’interroger la cohérence entre les options énergé­tiques retenues, les choix faits entre les dif­férents sys­tèmes de trans­port, la forme urbaine et les modes de vie.

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