Véhicule autonome

Véhicule autonome : quelle politique pour l’Europe ?

Dossier : Urbanisme et mobilitéMagazine N°738 Octobre 2018
Par Bertrand DUFLOS (86)

En matière de véhicule autonome, si l’Europe ne veut pas pass­er sous la coupe de ses rivaux améri­cains et chi­nois, elle doit s’ouvrir résol­u­ment à ces nou­veaux modes de déplace­ment et inve­stir mas­sive­ment sur ces tech­nolo­gies (et sur l’IA), pour favoris­er le développe­ment d’une offre européenne dans ce secteur. 

En préam­bule, il faut not­er que, pour des raisons de prix et de sécu­rité, il n’y aura prob­a­ble­ment pas avant longtemps (sauf véhicules de luxe) de vente de véhicules autonomes aux par­ti­c­uliers. Le marché clé n’est pas la vente de véhicules autonomes, mais les ser­vices de trans­port en véhicule autonome. 

Sur le plan com­mer­cial, le moment cru­cial, c’est le moment où ces pre­miers ser­vices de trans­port en véhicule autonome com­menceront à se déploy­er sur les routes : c’est à ce moment-là que les acteurs pre­miers arrivés sur le marché pren­dront des parts de marché, qu’ils con­serveront le plus sou­vent de manière durable. Par con­séquent, dans chaque ville, la pre­mière plate­forme de mobil­ité ou la pre­mière flotte de véhicules qui s’imposera béné­ficiera d’un avan­tage con­sid­érable. The win­ner takes all.

REPÈRES

Le marché des ser­vices de trans­port en véhicule autonome est con­sid­érable : selon une étude réal­isée par Strat­e­gy Ana­lyt­ics pour le compte d’Intel, il est estimé à 7 000 mil­liards de dol­lars à l’horizon 2050. Dans quelques années, nous pour­rons com­man­der un trans­port par une appli­ca­tion sur smart­phone, et un taxi ou une navette autonome vien­dra nous pren­dre au pied de l’immeuble pour nous con­duire à notre des­ti­na­tion ou… à la gare ou la sta­tion de bus rapi­des la plus proche. 

Les USA aux avant-postes

Ce moment cru­cial, aux États-Unis, et bien­tôt peut-être en Chine, nous y arrivons. Dans ces pays, ce qui compte, c’est de lancer une offre de ser­vices dans les deux à
trois ans qui vien­nent, et non ce qui se passera dans six ou huit ans. Le pre­mier ser­vice de taxis autonomes devrait com­mencer à fonc­tion­ner dans les mois qui vien­nent : Way­mo, fil­iale véhicule autonome de Google, pro­jette d’ouvrir à Phoenix, Ari­zona d’ici à fin 2018 un pre­mier ser­vice de trans­port en taxi autonome. En par­al­lèle, Google développe Waze et Google Maps pour en faire peut-être les appli­ca­tions de sa future plate­forme de mobil­ité : Google, qui d’après une esti­ma­tion UBS pour­rait en 2030 con­trôler 60 % des revenus de la tech­nolo­gie du véhicule autonome, s’apprête à devenir un géant du transport. 

Par ailleurs, GM prévoit d’ouvrir un ser­vice de taxis autonomes au moins dans une ville des États-Unis en 2019. Les cal­en­dri­ers de lance­ment des autres acteurs sont moins clairs, avec des dates de lance­ment s’échelonnant générale­ment dans la péri­ode 2020–2025.

La Chine à marche forcée

Bien que les acteurs chi­nois aient lancé rel­a­tive­ment tard leurs travaux de développe­ment de véhicules autonomes, ils com­pensent ce retard par le très grand dynamisme de leurs sociétés comme Aliba­ba, Baidu, Ten­cent, et par le large sou­tien de l’État aux con­struc­teurs de véhicules élec­triques. Pour con­tr­er l’avance améri­caine, Baidu – le Google chi­nois – a lancé Apol­lo, une plate­forme open­source de développe­ment d’un sys­tème de pilotage de véhicules autonomes. Porté par plus de 100 parte­naires indus­triels – et plus de 10 000 développeurs infor­ma­tiques –, le sys­tème de pilotage Apol­lo pour­rait devenir un con­cur­rent très sérieux dans la course au véhicule autonome. 

Des enjeux industriels majeurs

Dans ce con­texte d’une con­cur­rence exac­er­bée US/Chine, les acteurs européens de l’automobile et du trans­port cherchent à se posi­tion­ner sur le futur marché de la mobilité. 

Pour les sociétés des secteurs auto­mo­bile et trans­port, les enjeux sont énormes. Avec les ser­vices de trans­port en véhicule autonome, les marchés de l’automobile et du trans­port vont se recréer totale­ment. De nom­breuses sociétés vont dis­paraître, de nom­breux nou­veaux acteurs vont naître. KPMG estime que, d’ici dix ans, la moitié des con­struc­teurs d’automobiles pour­rait avoir dis­paru. Par con­séquent, les con­struc­teurs d’automobiles sont en train de se repo­si­tion­ner sur ces ser­vices en investis­sant notam­ment sur l’autopartage et le cov­oiturage. Moov­el, fil­iale de Daim­ler, sem­ble avoir la stratégie la plus aboutie en la matière avec une offre com­bi­nant cov­oiturage, autopartage, et une plate­forme de trans­port multimodal. 

Les con­struc­teurs d’automobiles européens sem­blent cepen­dant s’être impliqués sur le sujet du véhicule autonome rel­a­tive­ment tard, ce qui les con­duit à ne pas être dans une posi­tion opti­male dans la course au véhicule autonome face aux lead­ers américains. 

La moitié des constructeurs pourrait disparaître  d’ici à dix ans.
La moitié des con­struc­teurs pour­rait dis­paraître d’ici à dix ans. 
© Fedor Seli­v­anov / Shutterstock.com

Des pouvoirs publics européens peu engagés

Par ailleurs, le cadre juridique et les pou­voirs publics sem­blent net­te­ment moins favor­ables au véhicule autonome en Europe qu’aux États-Unis. La régle­men­ta­tion la plus blo­quante est la con­ven­tion de Vienne, qui impose qu’un con­duc­teur ait con­stam­ment le con­trôle du véhicule. La révi­sion de cette con­ven­tion ain­si que de dif­férents textes de loi sem­ble absol­u­ment néces­saire dans la plu­part des pays d’Europe pour pou­voir y lancer des offres de trans­port attrac­tives en véhicule autonome. 

La fil­ière auto­mo­bile sem­ble être large­ment à l’origine de cette sit­u­a­tion rel­a­tive­ment défa­vor­able. Les grands acteurs de l’automobile ont longtemps lais­sé enten­dre que le déploiement de véhicules autonomes (niveau 4/5 SAE) ne se ferait que dans bien longtemps. Ils ont ain­si amené le gou­verne­ment français à choisir une démarche pro­gres­sive dans le dossier du véhicule autonome, ce qui con­duit de fac­to à fer­mer le marché français (et européen) – sauf expéri­men­ta­tions – au véhicule autonome. 

La progressivité, un choix à haut risque

Le choix d’une démarche pro­gres­sive, plutôt que volon­tariste, vers le véhicule autonome, risque d’être lourd de con­séquences pour le con­ti­nent. Laiss­er les acteurs améri­cains et éventuelle­ment chi­nois pren­dre de l’avance par rap­port aux Européens met en péril notre économie, et peut men­ac­er notre sou­veraineté nationale. Un retard ini­tial sur le marché de la mobil­ité pour­rait con­duire à la fer­me­ture d’une par­tie de nos indus­tries automobile/transport, et à leur relé­ga­tion dans des posi­tions de sous-trai­tance avec des marges et des vol­umes poten­tielle­ment bien en deçà de leurs valeurs actuelles. Ce retard entraîn­era par ailleurs l’ajournement des effets posi­tifs espérés du véhicule autonome : la réduc­tion du nom­bre d’accidents de cir­cu­la­tion, l’accès pour tous à de nou­veaux moyens de trans­port plus pra­tiques, moins chers, desser­vant une bien plus grande par­tie du ter­ri­toire ; de nou­velles pos­si­bil­ités de trans­port de marchandises… 

Cela étant, l’adoption du véhicule autonome com­porte de nom­breux dan­gers. Celui-ci peut avoir des effets cat­a­strophiques, totale­ment invers­es aux objec­tifs espérés : l’augmentation de la sur­veil­lance indi­vidu­elle, les atteintes à la vie privée, l’augmentation des bou­chons, de la pol­lu­tion et l’étalement des villes. Ces effets négat­ifs devront être com­bat­tus par une poli­tique adap­tée, notam­ment fis­cale (taxe sur les déplace­ments, etc.). 

Le développement  des VTC a engendré  une croissance  des bouchons.
Le développe­ment des VTC a engen­dré une crois­sance des bou­chons. © bibipho­to

Le besoin d’un engagement collectif

Mal­gré ces risques, les enjeux économiques et mil­i­taires sont tels que par­ticiper à la course au véhicule autonome n’est pas une option. Si nous n’agissons pas rad­i­cale­ment, ensem­ble, pour diriger l’essentiel de nos investisse­ments vers les tech­nolo­gies du véhicule autonome et de l’IA, il est illu­soire de croire que les acteurs européens, alors que leur pro­pre con­ti­nent con­tin­uerait à brid­er la cir­cu­la­tion de véhicules autonomes, réus­siront à rat­trap­er des acteurs comme Google, GM, et prob­a­ble­ment Baidu ou Didi Chuxing. 

La voie est donc claire. Nous devons col­lec­tive­ment nous mobilis­er sur le véhicule autonome et sur l’IA. Pour ne pas être dépassés par nos con­cur­rents améri­cains et chi­nois, nous avons à com­pren­dre que la seule issue pos­si­ble est l’ouverture très prochaine de notre marché intérieur aux ser­vices de trans­port en véhicule autonome, et la réori­en­ta­tion dras­tique de nos investisse­ments sur le véhicule autonome et l’IA.

Augmenter massivement les moyens affectés aux nouvelles mobilités

Une poli­tique de sou­tien aux secteurs de l’automobile et du trans­port devra iden­ti­fi­er la mobil­ité comme un secteur à part entière de l’économie, appelé à se sub­stituer au cours de la prochaine décen­nie aux secteurs de l’automobile et du trans­port, et auquel des moyens con­séquents devront être affec­tés. De nom­breuses actions sont à réalis­er. Par exem­ple, en France, créer une struc­ture opéra­tionnelle inter­min­istérielle chargée de pilot­er la muta­tion du trans­port ; for­mer admin­is­tra­tions et entre­pris­es sur les change­ments dans le domaine de la mobil­ité ; adapter le cadre juridique français et européen ; redy­namiser les groupes de tra­vail de la Com­mis­sion économique pour l’Europe des Nations unies (Unece) en charge du trans­port ; ouvrir une struc­ture d’homologation (fran­co-alle­mande) de sys­tèmes de pilotage de véhicules autonomes par sim­u­la­tion ; aug­menter forte­ment les effec­tifs d’ingénieurs de haut niveau for­més à l’IA ; organ­is­er la muta­tion des fil­ières automobile/transport ; aider les villes à inté­gr­er des trans­ports en véhicule autonome – cer­taines le deman­dent déjà – ; pré­par­er une fis­cal­ité des trans­ports per­me­t­tant de réguler le déploiement du véhicule autonome, etc. 

De telles mesures per­me­t­tront de met­tre en place en France et en Europe un cadre favor­able au développe­ment de ser­vices de trans­port inté­grant le véhicule autonome, afin – idéale­ment – que les lance­ments de véhicules autonomes se fassent en Europe au même rythme qu’aux États-Unis. Cepen­dant, ces mesures ne con­stituent pas une poli­tique industrielle. 

Comment réguler les plateformes de mobilité ?

On peut imag­in­er que le marché du trans­port va s’organiser entre des opéra­teurs de flottes de véhicules et des plate­formes de mobil­ité : les opéra­teurs de flottes exploiteront d’énormes flottes de véhicules, tan­dis que les plate­formes de mobil­ité, à l’instar d’Uber, agrégeront les deman­des de déplace­ment et les ven­tileront vers les dif­férents véhicules disponibles au sein des flottes de véhicules. 

Un cer­tain nom­bre d’acteurs européens de l’automobile et du trans­port sont déjà assez bien posi­tion­nés pour devenir opéra­teurs de flottes de véhicules autonomes. 

Mais le pou­voir est ailleurs. L’échelon le plus impor­tant, celui qui pour­rait réelle­ment con­trôler le marché de la mobil­ité, ce sont les plate­formes de mobilité. 

Compte tenu des posi­tions déjà pris­es en la matière par Google, Baidu, et par les lead­ers du VTC comme Uber ou Didi Chux­ing, entre plate­formes de mobil­ité, la lutte sera âpre. Un pre­mier objec­tif des pou­voirs publics européens peut donc être de favoris­er parte­nar­i­ats et fusions entre acteurs européens de la mobil­ité pour faire naître des acteurs européens de taille à par­ticiper à cette lutte, et peut-être in fine, faire émerg­er une plate­forme de mobil­ité européenne d’envergure mon­di­ale. Dans ce but, les États européens devraient con­trôler étroite­ment le pas­sage des acteurs de l’automobile et du trans­port sous con­trôle étranger, notam­ment chi­nois. La par­tic­i­pa­tion de l’alliance Renault-Nis­san-Mit­subishi à la Didi Auto Alliance va à ce sujet con­tribuer à éloign­er Renault de ses attach­es européennes… 

Cela étant, si les plate­formes numériques sont des cash machines sans égales, elles posent en revanche de réels prob­lèmes : atteintes à la vie privée, cap­ta­tion abu­sive des richess­es, absence de con­trôle des États, etc. Le con­trôle de flottes de véhicules autonomes depuis l’étranger pose de plus des prob­lèmes de sou­veraineté majeurs. 

L’économie des plate­formes telle que nous la con­nais­sons doit donc évoluer. Les pou­voirs publics européens devront réguler les plate­formes de mobilité. 

Une régu­la­tion cen­tral­isée des déplace­ments par les États don­nerait à ceux-ci des moyens de con­trôle exces­sifs sur les indi­vidus, et sem­ble à pro­scrire. La sur­veil­lance de masse par vidéo­sur­veil­lance et recon­nais­sance faciale en Chine con­stitue déjà une très inquié­tante dérive. 

C’est donc aux villes que la mis­sion de réguler les plate­formes de mobil­ité pour­rait être dévolue. Proches des citoyens, directe­ment en prise avec les ques­tions de trans­port et rel­a­tive­ment indépen­dantes du pou­voir cen­tral, les villes et leurs autorités organ­isatri­ces de mobil­ité sont peut-être les mieux placées pour réguler les déplace­ments et con­trôler le fonc­tion­nement des plate­formes de mobilité. 

Pour réus­sir à réguler ces plate­formes, il sera de plus prob­a­ble­ment néces­saire d’utiliser inter­net de manière dif­férente, notam­ment de manière plus décen­tral­isée : le web 3.0. La blockchain pour­rait aider à attein­dre cet objec­tif, en favorisant les échanges peer-to-peer entre voyageurs ou marchan­dis­es et véhicules, et la Mobil­i­ty-as-a-Ser­vice (MaaS). Des sys­tèmes de mobil­ité util­isant la blockchain sont en cours de développe­ment, comme IoMob ou TSIO. 

Le monde d’aujourd’hui est en pleine muta­tion, induite par la tech­nolo­gie. Face à ses con­cur­rents, l’Europe de la mobil­ité ne pour­ra réus­sir que par l’action et par l’union. Elle ne pour­ra réus­sir notam­ment que si ses indus­triels s’unissent, pour créer des plate­formes ouvertes, por­teuses de pro­jets fédéra­teurs comme en Chine les pro­jets Apol­lo de Baidu ou la Didi Auto Alliance. Pour con­stru­ire l’Europe, mobil­isons-nous ensem­ble sur la mobilité. 

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