La transition énergétique et écologique réinvente les villes

Dossier : MégapolesMagazine N°691 Janvier 2014
Par Pierre VELTZ (64)

Dans sa descrip­tion de la genèse des Temps mod­ernes en Occi­dent, Fer­nand Braudel a mag­nifique­ment mis en scène la rival­ité entre deux grandes entités : la Ville et l’État (d’un côté les cités fla­man­des et ital­i­ennes ; de l’autre les États ter­ri­to­ri­aux en con­struc­tion comme la France ou l’Espagne).

Au cours du XIXe et du XXe siè­cle, la vic­toire de l’État a pu sem­bler totale. Aujourd’hui, les États restent les acteurs plané­taires les plus puis­sants. Mais la donne pour­rait changer.

Une économie en archipel

Le phénomène dom­i­nant de notre époque est la con­cen­tra­tion accrue de la richesse et du pou­voir (mais aus­si de la pau­vreté) dans les villes et spé­ciale­ment les mégapoles. Ces très grandes villes ten­dent de plus en plus à jouer leurs pro­pres cartes. L’économie mon­di­ale ressem­ble davan­tage, en réal­ité, à une « économie en archipel », con­nec­tant les grandes régions mét­ro­pol­i­taines par-delà les fron­tières nationales, qu’à l’économie « inter­na­tionale » des sta­tis­tiques officielles.

Le poids économique de Toky​o est le dou­ble de celui du Brésil

Les échanges se font entre grandes régions urbaines plus qu’entre plaques nationales – comme, du reste, ce fut presque tou­jours le cas dans l’histoire économique du monde.

Le poids économique de Tokyo est le dou­ble de celui du Brésil, pays-con­ti­nent qui con­cen­tre lui-même une part con­sid­érable de son activ­ité autour de São Paulo. Des esti­ma­tions fondées sur l’analyse par satel­lite de la lumière noc­turne sug­gèrent que les dix pre­mières grandes régions urbaines, qui regroupent 6% de la pop­u­la­tion mon­di­ale, pro­duisent 50% du PIB.

Quant aux enjeux de la révo­lu­tion numérique et de la tran­si­tion écologique et énergé­tique, ils se con­cen­trent aus­si très large­ment dans les grandes villes, ne serait-ce qu’en rai­son du poids économique et démo­graphique con­sid­érable de ces dernières.

REPÈRES
Depuis 2011, plus de la moitié de la pop­u­la­tion mon­di­ale est urbaine. Chaque mois, 5 mil­lions de per­son­nes sup­plé­men­taires rejoignent les villes des pays en développe­ment. L’Asie est en tête du mou­ve­ment. En 2015, elle comptera 12 des 20 pre­mières villes mon­di­ales. L’Afrique s’urbanise égale­ment à très grande vitesse. De 2005 à 2050, l’essentiel de la crois­sance de la pop­u­la­tion mon­di­ale se localis­era dans les villes d’Asie (plus 2 mil­liards) et d’Afrique (plus un mil­liard), alors que les pays dévelop­pés ver­ront leur pop­u­la­tion urbaine aug­menter faible­ment (de 754 mil­lions à 950 millions).
Si les « mégav­illes » comme Lagos, Kin­shasa, Shang­hai, Mum­bai, Dac­ca, etc., attirent les regards, l’essentiel de cette crois­sance se fera dans les villes de 500 000 à 5 mil­lions d’habitants.
Il aura fal­lu un siè­cle à Lon­dres pour pass­er de un à 8 mil­lions d’habitants. Le même par­cours aura duré trente-cinq ans à Dac­ca et vingt-cinq à Séoul

Démographie ou économie

Les villes des pays dévelop­pés sont loin de con­naître le dynamisme démo­graphique des villes du monde émer­gent. Mais elles restent, économiques majeurs du monde, car la polar­i­sa­tion des activ­ités, et notam­ment des activ­ités de pointe, est aus­si très forte dans les pays riches.

Faut-il alors dis­tinguer la crois­sance urbaine « exten­sive » à base démo­graphique et migra­toire et la polar­i­sa­tion urbaine « inten­sive » à base économique et technologique ?

La grande ville, moteur de l’économie

Com­ment expli­quer la polar­i­sa­tion économique autour des villes, et par­ti­c­ulière­ment des plus grandes ? Ce proces­sus sem­ble para­dox­al à l’époque où l’Internet et la baisse inces­sante du coût des trans­ports devraient per­me­t­tre, en théorie, une dis­sémi­na­tion beau­coup plus forte des activ­ités, voire une indif­férence aux lieux.

Le rôle posi­tif de l’agglomération
Un tour­nant majeur a été pris récem­ment par la Banque mon­di­ale, qui a longtemps con­sid­éré qu’il fal­lait frein­er l’urban​isation dans les pays en développe­ment, et qui aujour­d’hui souligne au con­traire le rôle posi­tif de l’ur­ban­i­sa­tion pour le développe­ment et la sor­tie de la pauvreté.
L’idée fon­da­men­tale est que les villes accrois­sent la pro­duc­tiv­ité, tirent la crois­sance et pour­ront donc redis­tribuer cette crois­sance vers les cam­pagnes et les villes moyennes.

En réal­ité, c’est l’inverse qui se passe. Le scé­nario qu’on a con­nu pour New York avec l’apparition de la marine à vapeur, avec Chica­go et beau­coup d’autres villes avec le développe­ment du chemin de fer, se rejoue aujourd’hui. La valeur de la prox­im­ité aug­mente lorsque les coûts de con­nex­ion à longue dis­tance chutent.

Lorsque ces coûts sont élevés, voire très élevés, comme ce fut le cas avant le chemin de fer, des com­par­ti­ments spa­ti­aux fer­més se créent, lim­i­tant la con­cur­rence entre les entre­pris­es, créant des rentes de mono­pole géo­graphique et empêchant de ce fait les économies d’échelle et les « exter­nal­ités d’agglomération » de s’exprimer.

À l’inverse, plus les échanges devi­en­nent flu­ides, plus ces effets posi­tifs de ren­de­ment d’échelle et d’effets externes se déploient pleinement.

Des traits spécifiques

Pourquoi et com­ment ? Méfions-nous d’abord des for­mules trop sim­ples ou trop glob­ales. La knowl­edge-based city, par exem­ple, n’est pas une nou­veauté (Paris au Moyen Âge, ou au XVIIIe siè­cle, était une économie de la con­nais­sance très dévelop­pée). De même, la « ville créa­tive », mise à la mode par Richard Flori­da, relève du slo­gan mar­ket­ing plus que de l’analyse de fond.

La valeur créée par l’agglomération
Le Grand Paris pro­duit un tiers du PIB nation­al avec un cinquième de la pop­u­la­tion. Les Améri­cains qui vivent dans les villes de plus de 5 mil­lions d’h​abitants ont un pro­duit par tête supérieur de 50% aux autres. On peut dis­cuter les con­ven­tions sta­tis­tiques sur lesquelles sont con­stru­ites ces don­nées, mais l’indi­ca­tion générale est claire.
Ce ne sont évidem­ment pas les Parisiens pris indi­vidu­elle­ment qui sont plus pro­duc­tifs. C’est l’ag­gloméra­tion qui crée de la valeur supplémentaire.

La métro­pole con­tem­po­raine, celle de l’Internet, des hubs aériens et mar­itimes, de la finance, des activ­ités à haute com­posante tech­nologique, se dis­tingue en revanche des métrop­o­les de l’âge indus­triel par des traits spécifiques.

Elle est en phase avec un univers où la con­cur­rence dite hors-coûts (qual­ité, inno­va­tion, diver­sité) devient cen­trale et où le fac­teur temps devient décisif dans la com­péti­tion (vitesse d’apprentissage, réac­tiv­ité, etc.). Au-delà de la coor­di­na­tion sta­tique des acteurs con­sti­tués, la valeur ajoutée mét­ro­pol­i­taine repose surtout sur des effets d’agglomération dynamiques.

La grande ville offre une diver­sité de compétences

La grande ville offre une diver­sité de com­pé­tences qui per­met de recon­fig­ur­er rapi­de­ment et sou­ple­ment les réseaux d’acteurs et les chaînes de valeur. Con­traire­ment à la ville indus­trielle où les posi­tions des acteurs étaient figées, la ville con­tem­po­raine repose sur le bras­sage, la mod­i­fi­ca­tion inces­sante des formes de divi­sion du tra­vail et des formes de coopération.

Les acteurs jouant un rôle de com­mu­ta­tion entre des milieux divers, mêlés à l’économie marchande sans y être asservis, gag­nent en impor­tance : c’est le cas notam­ment des uni­ver­sités, qui devi­en­nent une insti­tu­tion cen­trale de la société urbaine.

Ombres et défis

Le moteur économique urbain devient ain­si de plus en plus puis­sant. La cor­réla­tion entre taille des villes et pro­duit par tête, tou­jours pos­i­tive, est par­ti­c­ulière­ment mar­quée dans les villes les plus qual­i­fiées. Il y a pour­tant bien des risques et des défis.

Le pre­mier prob­lème con­cerne les rela­tions entre les métrop­o­les branchées et les périphéries ou arrière-pays débranchés. Dans de nom­breux pays émer­gent des formes de décou­plage entre les cen­tres act­ifs, bien insérés dans l’archipel mon­di­al, et ces périphéries.

Les périphéries sont des charges et non plus des ressources

Longtemps, les cen­tres urbains et leurs périphéries régionales ou nationales ont vécu en sym­biose. Les périphéries étaient des ressources cru­ciales pour les cœurs urbains, qu’il fal­lait nour­rir, au sens pro­pre, appro­vi­sion­ner en matières pre­mières et en ressources de main‑d’œuvre sou­vent peu qual­i­fiée (les maçons creusois, les Savo­yards, les bonnes bre­tonnes ou alsa­ci­ennes, etc.).

Désor­mais, les périphéries sont le plus sou­vent des charges (fis­cales notam­ment) et non plus des ressources. Le développe­ment de nom­breux cen­tres (pen­sons à Moscou, par exem­ple) se dis­so­cie totale­ment de celui du pays environnant.

Une loi de puissance

On assiste d’autre part à des effets d’ultrapolarisation du type win­ner-take-it-all. Autrement dit, comme pour les salaires des foot­balleurs ou des stars de ciné­ma, la dis­tance s’accroît entre les pre­miers et les suivants.

Les réseaux de villes ne sont absol­u­ment pas « gaussiens » mais obéis­sent à des dis­tri­b­u­tions en « loi de puis­sance » (ou scale-free), où cer­tains nœuds con­cen­trent beau­coup plus de liens que les autres, ce qui est aus­si la struc­ture de l’Internet, du pro­téome, du traf­ic aérien ou mar­itime et d’innombrables phénomènes fondés sur l’effet cumu­latif de liens préféren­tiels. Des déséquili­bres ter­ri­to­ri­aux et soci­aux majeurs en résultent.

Une vue de Paris
Les class­es moyennes, notam­ment en région parisi­enne, ont du mal à trou­ver leur place sur le marché du loge­ment ou du tra­vail. © ISTOCK PHOTO

Des périphéries inutiles
Cer­tains ont con­sid­éré que le « bon mod­èle » était désor­mais, à l’âge où la glob­al­i­sa­tion ouvre les marchés mon­di­aux, celui de la cité-État de 3 à 5 mil­lions d’habitants, libérée du poids de l’entretien des pau­vres envi­ron­nants. Ce mod­èle est dif­fi­cile à défendre, mais il faut s’attendre à le voir sur­gir partout où des régions rich­es se trou­vent liées his­torique­ment à des périphéries pau­vres dev­enues « inutiles ».
La dif­férence est ici fon­da­men­tale entre des villes insérées dans des espaces de redis­tri­b­u­tion et de sol­i­dar­ité éta­tiques (c’est le cas dans les pays dévelop­pés et spé­ciale­ment en Europe) et les villes des pays où ces proces­sus n’existent guère (c’est-à-dire la plus grande par­tie du monde).

Une fragmentation sociale

La dynamique interne de frag­men­ta­tion sociale des très grandes villes est égale­ment puis­sante. Au sein de la ville indus­trielle, les faubourgs ouvri­ers jouaient un rôle essen­tiel dans le fonc­tion­nement de l’é­conomie urbaine. Aujour­d’hui, on passe sou­vent d’une telle ségré­ga­tion « asso­ciée » à une ségré­ga­tion « dis­so­ciée », où les pau­vres sur­vivent sans être vrai­ment asso­ciés aux proces­sus pro­duc­tifs majeurs. Les urban­istes et les poli­tiques par­lent de mix­ité sociale.

Le droit de choisir ses voisins est un moteur puis­sant des comportements

En réal­ité, dès que les revenus le per­me­t­tent, le droit de choisir ses voisins est un moteur puis­sant des com­porte­ments. Le regroupe­ment des plus aisés (sou­vent, dans les villes en développe­ment, dans des espaces fer­més) frag­mente la société et l’e­space. Et la cen­trifu­ga­tion sociale résul­tant de l’ab­sence de régu­la­tion des marchés fonciers repousse impi­toy­able­ment vers les périphéries loin­taines les moins argentés.

Le risque majeur, y com­pris chez nous, est celui du sabli­er social. Dans la très grande ville, on peut échap­per aux effets de con­ges­tion en payant cher. Elle con­tin­ue donc d’at­tir­er les plus rich­es, mais aus­si les plus pau­vres, qui y trou­vent un espace d’op­por­tu­nités bien supérieur à celui des petites villes ou des espaces ruraux.

Les class­es moyennes, en revanche, ont du mal à trou­ver leur place sur le marché du loge­ment ou du tra­vail. Ce scé­nario est, en sim­pli­fi­ant beau­coup, celui qui se développe aujour­d’hui en région parisienne.

Enfin, dans les « mégav­illes » d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, l’ac­cès aux ser­vices essen­tiels (eau, assainisse­ment, énergie, mobil­ité) reste un défi gigan­tesque, peut-être le plus impor­tant de notre époque.

Le défi climat-énergie

Last but not least, notre avenir énergé­tique, cli­ma­tique et écologique est bien sûr très lié à la ques­tion urbaine. Les villes qui con­cen­trent la moitié de la pop­u­la­tion du monde con­som­ment 60 % de l’én­ergie. Mais la sit­u­a­tion est très vari­able selon les régions du monde.

En Chine, les villes con­som­ment deux fois plus d’én­ergie « com­mer­ciale » par tête que les zones rurales. Et la con­som­ma­tion de l’in­dus­trie dans les villes reste large­ment pré­dom­i­nante. À l’in­verse, aux États-Unis et surtout en Europe, les villes sont énergé­tique­ment plus effi­caces que les zones rurales ou suburbaines.

Des villes comme New York, Barcelone ou Paris sont à cet égard par­mi les sites les plus « verts » du monde. Les formes urbaines jouent bien sûr un grand rôle et les mod­èles très étalés du type Atlanta ou Hous­ton sont à juste titre épinglés pour leur absurde voracité.

Mais il faut analyser les con­som­ma­tions énergé­tiques des indi­vidus de manière glob­ale. En région parisi­enne, l’habi­tant de grande ban­lieue con­somme qua­tre fois plus d’én­ergie fos­sile (trans­ports) que le Parisien intra-muros.

Cela, en semaine. Si l’on prend l’ensem­ble des déplace­ments, sur toute l’an­née, on voit en revanche que la con­som­ma­tion est grosso modo pro­por­tion­nelle au revenu.

Un vecteur d’innovation

BIBLIOGRAPHIE

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La muta­tion énergé­tique des villes n’en reste pas moins un sujet cen­tral. Mais c’est aus­si un for­mi­da­ble vecteur d’in­no­va­tion et de redy­nami­sa­tion pos­si­ble pour le tis­su économique, biens et ser­vices confondus.

La crois­sance des trente glo­rieuses a été portée par la recon­struc­tion et l’ur­ban­i­sa­tion de la France d’après-guerre. Aujour­d’hui et demain, la tran­si­tion énergé­tique et écologique est syn­onyme de la réin­ven­tion de nos villes et de nos ter­ri­toires. Cela sig­ni­fie à la fois des emplois non délo­cal­is­ables et un for­mi­da­ble moteur poten­tiel d’exportation.

C’est une carte majeure à jouer pour notre pays, nos indus­triels du BTP, des ser­vices urbains, des trans­ports, de l’én­ergie et du numérique.

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