Même l’excellence est relative

Dossier : ExpressionsMagazine N°687 Septembre 2013
Par Georges CHAPOUTHIER (ENS 64)

Qu’en est-il, tout d’abord, de l’excellence pour le monde vivant dans son ensem­ble ? Peut-on accepter l’image, sou­vent pro­posée, selon laque­lle, en com­para­i­son de « l’infiniment petit » des atom­es et des par­tic­ules et de « l’infiniment grand » des étoiles et des galax­ies, le vivant tri­om­pherait dans « l’infiniment com­plexe » ? Que son « excel­lence », à lui, serait celle de la com­plex­ité ? Pas vraiment.

Architectures carbonées

Le vivant est certes com­posé de molécules très com­plex­es, qui tirent leur orig­ine de l’aptitude du car­bone à « coller » tous les autres élé­ments chim­iques, pour per­me­t­tre des archi­tec­tures car­bonées de haute com­plex­ité, les macro­molécules, dont les célèbres « acides nucléiques » et les protéines.

Excel­lentes pour butiner
Nom­bre d’exemples témoignent de l’adaptation dar­wini­enne des espèces. La plu­part des oiseaux sont excel­lents pour le vol. Les abeilles sont excel­lentes pour butin­er les plantes. Les ani­maux aqua­tiques ont une excel­lente adap­ta­tion à la vie dans l’eau. Les insectes soci­aux ont une excel­lente organ­i­sa­tion sociale, qui leur per­met de domin­er leur envi­ron­nement. Les chiens sont excel­lents dans leurs capac­ités olfactives.
Les vertébrés excel­lents dans l’importance de leur cerveau, un domaine par­ti­c­uli­er où, oui, l’espèce humaine peut être con­sid­érée comme par­ti­c­ulière­ment excellente.

En ce sens, le monde vivant trou­ve son excel­lence dans l’extrême com­plex­ité de la chimie organique. Mais rien ne dit que cette com­plex­ité soit plus grande que celle qui règne dans le monde des atom­es et des par­tic­ules ou dans le monde des étoiles et les galaxies.

Bref, le vivant est, autant que nous puis­sions en juger, le som­met de la com­plex­ité dans son domaine, celui de la chimie organique, mais pas néces­saire­ment dans tous les domaines de l’univers.

On peut même ajouter, si on adopte une posi­tion néoaris­totéli­ci­enne1, selon laque­lle le micro­cosme repro­duit les lois du macro­cosme, que les lois de la com­plex­ité seraient alors, dans leur principe, les mêmes partout dans l’univers.

Bactéries et champignons

Venons-en main­tenant aux innom­brables espèces qui peu­plent le monde vivant : bac­téries, plantes, champignons (qui ne sont plus aujourd’hui con­sid­érés comme des plantes), ani­maux, etc.

Le vivant est le som­met de la com­plex­ité dans son domaine, mais pas néces­saire­ment dans tous les domaines

Peut-on dire qu’une espèce est plus « excel­lente » qu’une autre ? En par­ti­c­uli­er, peut-on affirmer, comme on le fait sou­vent, que l’espèce humaine est le som­met du monde vivant ? Pas du tout, ou, en tous les cas, pas for­mulé de cette manière.

Selon la con­cep­tion néo­dar­wini­enne, admise de nos jours par tous les biol­o­gistes sérieux, chaque espèce vivante est adap­tée à son envi­ron­nement par des proces­sus qui lui sont pro­pres, mais dont aucun ne vient sur­class­er les autres.

Les bac­téries trou­vent leur excel­lence, qui leur per­met d’être si répan­dues, dans leurs fan­tas­tiques capac­ités de reproduction.

Les plantes, quant à elles, trou­vent leur excel­lence dans leur apti­tude à vivre en se con­tentant de terre, d’air, d’eau et de soleil. Elles peu­vent ain­si colonis­er la plu­part des milieux minéraux et attein­dre par­fois des tailles qu’aucun autre être vivant ne peut égaler.

Beau­coup de champignons trou­vent leur excel­lence dans leur apti­tude à vivre sur les végé­taux en décomposition.

La plu­part des ani­maux trou­vent leur excel­lence dans la mobilité.

Vitesse de reproduction

L’espèce humaine, par­mi tous ses cousins mam­mifères et oiseaux, déjà très per­for­mants sur le plan cérébral ou très « intel­li­gents », excelle donc par ses apti­tudes cérébrales, par l’étendue con­sid­érable de son cor­tex cérébral, qui rend ses mem­bres capa­bles d’opérations intel­lectuelles d’une grande complexité.

Émo­tions paradisiaques
Il faut cess­er de vouloir class­er entre elles des apti­tudes très dif­férentes, en affir­mant que, par exem­ple, l’ap­ti­tude intel­lectuelle, où l’homme excelle, est néces­saire­ment « supérieure » à l’ap­ti­tude olfac­tive, où le chien excelle. Une remar­que semi-humoris­tique pour­ra nous le démon­tr­er. Pour des raisons qui tien­nent à la manière dont le cerveau est câblé, les impres­sions olfac­tives sont, chez les mam­mifères, celles qui sont à même de déclencher les émo­tions les plus fortes. Il s’en­suit que le chien, qui a un odor­at vingt fois supérieur au nôtre, vit dans un monde d’odeurs et d’é­mo­tions par­a­disi­aques, que nous avons du mal à imag­in­er. Bref, si l’on suit cette idée, c’est le chien, et non nous les humains, qui béné­fi­cie de la vie intérieure la plus intense et la plus agréable. C’est lui, pas nous, qui excelle dans la qual­ité de vie.

Mais, hormis ces apti­tudes cérébrales et intel­lectuelles, l’espèce humaine n’excelle ni en apti­tudes à vol­er spon­tané­ment comme les oiseaux, ni en apti­tudes olfac­tives, comme les chiens, ni en vitesse de repro­duc­tion, comme les bac­téries, ni en autonomie dans des milieux minéraux ingrats, comme les plantes, ni en diges­tion des débris végé­taux en décom­po­si­tion, comme les champignons.

On le voit : le spec­ta­cle du monde vivant démon­tre la rel­a­tiv­ité de l’excellence : on peut être excel­lent dans un domaine, mais pas du tout dans les autres. L’être humain est un être d’excellence, si l’on se con­tente de regarder unique­ment ce en quoi il est excel­lent, c’est-à-dire ses per­for­mances cérébrales et intel­lectuelles très grandes, qui résul­tent du fait qu’il pos­sède un cerveau très com­plexe2 et qui, en out­re, reste juvénile et extrême­ment adapt­able toute sa vie durant3.

En d’autres ter­mes, l’homme n’est excel­lent que dans ce pour quoi il excelle. M. de La Pal­ice n’aurait pas dit mieux.

Supercerveau

Certes ce con­stat ne doit pas nous empêch­er d’être fiers de notre excel­lence intel­lectuelle, qui nous a per­mis de nous définir comme des « hommes savants » (Homo sapi­ens) et de domin­er notre planète, voire un peu au-delà, par notre tech­nolo­gie. Il ne doit non plus pas nous empêch­er d’être fiers d’un mode d’être orig­i­nal qui, au sein des cul­tures ani­males, donne à notre cul­ture humaine une com­plex­ité et une diver­sité, notam­ment lan­gag­ières et artis­tiques, claire­ment dif­férentes de celles que peu­vent dévelop­per nos ancêtres ou nos cousins.

Mais cette présen­ta­tion élo­gieuse doit être forte­ment rel­a­tivisée, elle aus­si, car elle manque de soulign­er un cer­tain nom­bre de points où, mal­gré notre supercerveau, nous ne bril­lons guère.

Éter­nels juvéniles, nous jouons tout le temps sans tou­jours pren­dre de déci­sions vrai­ment sérieuses

Ain­si, éter­nels juvéniles4, nous « jouons » tout le temps sans tou­jours pren­dre de déci­sions vrai­ment sérieuses et rationnelles. Plus grave : notre com­porte­ment moral, comme en témoigne toute notre his­toire, est à l’origine d’une suite inin­ter­rompue de guer­res, de crimes, de tor­tures ou d’atrocités, que notre supercerveau ne nous per­met pas d’éviter.

Bref, même sur le plan intel­lectuel, l’excellence de l’espèce humaine trou­ve d’importantes limites.

Aptitudes sociales

Les mêmes argu­ments en faveur d’un rel­a­tivisme de l’excellence peu­vent être dévelop­pés à l’intérieur des (autres) espèces ani­males, comme à l’intérieur de l’espèce humaine.

Hitler et Pol Pot
Ni Hitler, ni Pol Pot, ni leurs innom­brables petits imi­ta­teurs, ne témoignent, hélas, en faveur de l’ex­cel­lence morale de notre espèce. Schopen­hauer dis­ait que « cha­cun porte en soi, au point de vue moral, quelque chose d’ab­sol­u­ment mau­vais, et même le meilleur et le plus noble car­ac­tère nous sur­pren­dra par­fois, par des traits indi­vidu­els de bassesse ; il con­fesse ain­si en quelque sorte sa par­en­té avec la race humaine, où l’on voit se man­i­fester tous les degrés d’in­famie et même de cru­auté5 ».

D’autant que, dans notre espèce, à l’activité cul­turelle par­ti­c­ulière­ment dévelop­pée, l’enseignement que nous recevons depuis notre plus jeune âge vient encore accroître le jeu des prédis­po­si­tions innées dont nous pou­vons béné­fici­er à la nais­sance, et nous ori­ente vers la maîtrise d’aptitudes sociales com­plex­es et diversifiées.

Napoléon et Jules César excel­laient par leurs qual­ités de stratèges, pas néces­saire­ment par leurs qual­ités morales. Les élèves des grandes écoles excel­lent par leurs apti­tudes intel­lectuelles à pass­er des con­cours dif­fi­ciles, pas néces­saire­ment par leurs apti­tudes sportives. Mozart n’aurait pas néces­saire­ment fait un cham­pi­on d’échecs et Ein­stein n’aurait pas néces­saire­ment com­posé d’excellents opéras.

On pour­rait, bien sûr, mul­ti­pli­er les exem­ples de ce type, mais je quitte ici le domaine de la biolo­gie, qui est le mien, pour ceux de la soci­olo­gie ou de la psy­cholo­gie humaine, et je lim­it­erai donc mon pro­pos. Retenons sim­ple­ment que, comme ailleurs dans le monde vivant, l’excellence, à l’intérieur des sociétés humaines, se définit dans un domaine par­ti­c­uli­er, voire dans des domaines proches, mais jamais dans la total­ité des domaines.

Excellences complémentaires

Et tant mieux du reste, car, à l’intérieur de la diver­sité sociale, cela laisse ain­si à cha­cun d’entre nous la pos­si­bil­ité de trou­ver, dans sa vie, l’excellence qui lui con­vient et qui ne sera pas celle de son voisin.

Idéale­ment, dans une société heureuse et équili­brée, que cha­cun appelle de ses voeux, chaque être humain pour­rait dévelop­per les « excel­lences » qui lui con­vi­en­nent, et qui seraient com­plé­men­taires de celles des autres.

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1. G. Chapouthi­er, Mosa­ic struc­tures in liv­ing beings in the light of sev­er­al mod­ern stances, Bio­cos­mol­o­gy- Neo-Aris­totelism (online), 2012, 2 (1–2), 6–14.
http://en.biocosmology.ru/electronic-journalbiocosmology— neo-aristotelism
2. G. Chapouthi­er, J.-J. Matras, Intro­duc­tion au fonc­tion­nement du sys­tème nerveux (codage et traite­ment de l’information), MEDSI, 1982. 3. G. Chapouthi­er, L’homme ce singe en mosaïque, Odile Jacob, 2001.
4. D. Mor­ris, Le Singe nu, Le Livre de Poche, 1971.
5. A. Schopen­hauer, Par­erga et par­alipom­e­na : Philoso­phie et philoso­phies (Rap­ports de la philoso­phie avec la vie, l’art et la sci­ence), Félix Alcan édi­teur, 1907.

L’Archicube

La revue semes­trielle des anciens élèves, élèves et amis de l’École nor­male supérieure de la rue d’Ulm, L’Archicube, pub­lie dans son numéro 14 (juin 2013) un dossier excep­tion­nel de près de 140 pages con­sacré au mérite et à l’excellence. Com­ment l’excellence, hori­zon idéal par déf­i­ni­tion tou­jours repoussé, a‑t-elle donc créé, à chaque époque, ses pro­pres critères ? Com­ment s’est-elle muée au fil de l’histoire en un moteur puis­sant et per­ma­nent de l’action indi­vidu­elle aus­si bien que col­lec­tive ? Sur quels critères se fonder pour la mesur­er ? Pourquoi la favoris­er ? Pourquoi et com­ment dis­tinguer le mérite ? Faut-il même le récom­penser ? Méri­to­cratie et démoc­ra­tie sont-elles com­pat­i­bles ? Com­ment cor­riger les imper­fec­tions ou con­tourn­er les écueils du sys­tème ? Autant de ques­tions aux­quelles les divers con­tribu­teurs de ce numéro ten­tent d’apporter des répons­es, cha­cun dans leur domaine, qu’il s’agisse de neu­ro­bi­olo­gie, de géné­tique, de philoso­phie, d’histoire, de théolo­gie, de soci­olo­gie, de poli­tique ou d’enseignement. Portés par leur expéri­ence sur le ter­rain ou celle qu’ils ont acquise jusque dans les plus hautes instances de l’État, ils por­tent sur cette ques­tion des regards croisés dont la diver­sité et la con­fronta­tion per­me­t­tent d’y voir un peu plus clair.

La revue peut être obtenue au tarif de 12 euros en prenant directe­ment contact
avec l’Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École nor­male supérieure (A‑Ulm).
45, rue d’Ulm – 75230 Paris Cedex 05 – Télé­phone : 0144323232 – Télé­copie : 0144323125.
Cour­riel : a‑ulm [at] ens.fr – Site Inter­net : http://www.archicubes.ens.fr

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