« La musique est le silence entre les notes » disait Debussy paraît-il.

The Sound of Silence

Dossier : ExpressionsMagazine N°738 Octobre 2018Par Emmanuel Calef (98)

Satu­ré de son­ne­ries, noti­fi­ca­tions, appels, musiques d’ambiance, l’homme actuel évite le silence qui l’obligerait à s’écouter : éloge du silence, spé­cia­le­ment en musique. 

Boum-boum, boum-boum… dès le stade fœtal, un son ! Ou plus pré­ci­sé­ment… un rythme. Le bat­te­ment du cœur de la mère, pre­mier contact avec la « musique » qui impré­gne­ra toute notre vie. 

Quelques années plus tard, c’est ce même rythme ani­mal qui ani­me­ra nos mou­ve­ments sur des danses endia­blées dans les rues ani­mées par la fête de la musique. Boum-boum… les basses, la grosse caisse ne sont fina­le­ment qu’un retour au rythme car­diaque uté­rin. Régres­sion néces­saire et diver­tis­sante qui ne gêne que les rive­rains qui, eux, pré­fé­re­raient… le silence. 

La musique est omni­pré­sente de nos jours. Pas un ascen­seur, un aéro­port, une gare… sans un fond sonore. Un « fond sonore »… c’est dire l’attention qu’on porte à ces musiques ! Pire, air­pods et autres écou­teurs nous enferment main­te­nant dans une per­ma­nence du son, de la sti­mu­la­tion audi­tive inces­sante, relé­guant le silence au rang de luxe ultime. 

Le silence, art de l’absence

Art de l’absence, le silence nous place face à nous-mêmes, et c’est comme si ce face-à-face nous fai­sait peur. Peur de se décou­vrir vide ? Vide qu’il faut rem­plir à tout prix : vite regar­der son smart­phone, une vidéo You­Tube, lire un mail, écrire un tex­to, publier quelque chose sur un réseau social… 

Inté­rio­ri­té du silence, exté­rio­ri­té du bruit, les « minutes de silence » qui par­sèment les nou­velles quo­ti­diennes après une tra­gé­die sont le der­nier lien que nous nous per­met­tons avec cette condi­tion préa­lable à l’écoute de soi et des autres. Un silence qui recrée du lien. 

Et quel meilleur outil pour ras­sem­bler les éclats d’une vie frag­men­tée, d’un temps de plus en plus mor­ce­lé par les inter­rup­tions per­ma­nentes que nous auto­ri­sons nos mul­tiples connexions à cau­ser dans notre vie ? D’une tem­po­ra­li­té dic­tée, impo­sée, hachée par l’extériorité incon­trô­lable de la noti­fi­ca­tion, le silence redonne prio­ri­té à une inté­rio­ri­té à laquelle il nous revient de don­ner sens et structure. 

Comme l’interdiction abso­lue de la repré­sen­ta­tion du divin dans cer­taines reli­gions, forme de lutte contre la ten­ta­tion ido­lâtre, le silence est résis­tance contre l’adoration tou­jours plus pré­gnante du tout tech­no­lo­gique. Accep­ter l’absence sans en faire un vide, voi­là le pari auquel nous convie le silence. 

“Art de l’absence,
le silence nous place face à nous-mêmes”


Le silence, luxe du musicien

Étrange de la part d’un musi­cien de louer le silence ? Et pour­tant… la plus belle récom­pense que nous, musi­ciens clas­siques, puis­sions avoir à la fin d’un concert, alors que la der­nière note s’évanouit, que le der­nier accord finit de réson­ner c’est… le silence. Ce silence qui marque que le public est encore quelque part dans le voyage qu’on lui a pro­po­sé, qu’il a du mal à retou­cher terre, qu’il res­pecte ces der­nières bribes de rêve par­ta­gé… Il va de toute manière pou­voir assou­vir ce besoin de refaire ce bruit dont on a osé le frus­trer pen­dant quelques longues minutes ! Une simple toux ne s’attire-t-elle pas les
foudres des afi­cio­na­dos du concert clas­sique ? Les applau­dis­se­ments pour se libé­rer de ce car­can, certes, mais le silence d’abord.

« La musique est le silence entre les notes » disait Debus­sy paraît-il. 

Que ce soit Mozart qui intègre un silence bien maçon­nique dans l’ouverture de La Flûte enchan­tée, Debus­sy, un silence contem­pla­tif au début du Pré­lude à l’Après-midi d’un faune en illus­tra­tion du Réflé­chis­sons… de L’Églogue de Mal­lar­mé, ou John Cage qui pro­pose 4’33’’ de silence pour for­cer l’auditeur à écou­ter son envi­ron­ne­ment, le silence est un élé­ment essen­tiel de toute musique. Ne serait-ce que parce qu’il offre un contraste et un repos. 

D’ailleurs, une mesure de silence ne s’appelle-t-elle pas en fran­çais une… « pause », et un plus petit silence un « sou­pir » ? Comme si l’on regret­tait déjà de quit­ter le confort de la tran­quilli­té pour l’agitation de la musique. 

Une architecture du temps

La musique est l’architecture du temps, et comme tout archi­tecte, le musi­cien doit per­mettre à son public de repo­ser ses sens et son atten­tion. Arme ultime, le silence génère ten­sion comme détente, attente comme repos, construit du sens ou fait s’effondrer la musique… En négo­cia­teurs consom­més qui savent la force de leur arme à silen­cieux, le com­po­si­teur comme l’interprète s’en servent pour extor­quer à leur audi­teur tout ce qu’il peut don­ner… d’émotion.

Quand on apprend la musique, on com­mence par apprendre que l’attaque d’une note est impor­tante : elle peut être forte, douce, dure, cares­sante, lourde, légère, enle­vée, appuyée… elle fait sens et doit véhi­cu­ler l’énergie que cette note porte en elle dans son contexte. Puis on com­prend que l’attaque seule n’est qu’une ini­tia­tion, un début, la lumière qui s’allume. La note, elle, conti­nue à vivre et il faut lui don­ner une forme, un sens, autant signi­fi­ca­tion que direc­tion : s’éloigne-t-elle ? Meurt-elle, enfle-t-elle, explose-t-elle, gonfle-t-elle pour s’épuiser tel un bal­lon de baudruche ? 

Et en géné­ral on s’arrête là. Cela suf­fit n’est-ce pas ? On a fait com­men­cer et vivre sa note. On doit main­te­nant pen­ser à la sui­vante ? Oui, mais non. Comme tout pro­ces­sus vivant, comme tout souffle, la note a une nais­sance, une vie, et une mort. La façon dont on la quitte, la façon dont on rentre dans le silence est au moins aus­si impor­tante que les deux autres. Est-ce un adieu déchi­rant, entrant dans le silence assour­dis­sant de la dou­leur ? Une mort douce, que le silence accueille avec bienveillance ? 

« Les grandes dou­leurs étant muettes, les exé­cu­tants devront uni­que­ment s’occuper à comp­ter des mesures, au lieu de se livrer à ce tapage indé­cent qui retire tout carac­tère auguste aux meilleures obsèques » écrit Alphonse Allais au-des­sus de neuf mesures blanches dans sa Marche funèbre com­po­sée pour les funé­railles d’un grand homme sourd.

Pro­fi­tons donc de ce luxe incroyable que repré­sente le silence aujourd’hui et, à la fin du pro­chain concert auquel tu assis­te­ras, toi peut-être audi­teur de musique vivante, pense à ce que tu peux nous offrir, à nous musi­ciens qui venons de jouer : ce cadeau de silence, ultime marque d’appréciation quand la musique cesse. 

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