Drapeaux France et Europe

Quelques mises au point au sujet de la dissuasion nucléaire

Dossier : ExpressionsMagazine N°785 Mai 2023
Par Philippe DURTESTE (58)

Nous appe­lions, lors de la paru­tion en févri­er dernier du point de vue « La dis­sua­sion nucléaire, de l’adhésion tacite au doute con­tes­tataire » dans le numéro 782 de notre revue, les lecteurs à en débat­tre. Voici donc la réac­tion d’un ancien prési­dent du comité mixte armées-CEA, instance qui inter­vient en pre­mière ligne dans l’articulation entre nucléaire civ­il et nucléaire mil­i­taire. Peu de temps après la rédac­tion de ce texte, l’ami­ral Philippe Dur­teste (X58) nous a quit­tés. Cet arti­cle con­stitue donc son ultime engage­ment au ser­vice de la dis­sua­sion nucléaire.

Vis-à-vis de la dis­sua­sion nucléaire, les Français sont-ils des béni-oui-oui ? On pour­rait le croire à la lec­ture de Jacques Bor­dé (X64), auteur de l’article paru dans le 782.

La dissuasion originelle et ses fondements dans l’opinion française

Ce n’est qu’une impres­sion, car la posi­tion des Français vis-à-vis de cette arme red­outable résulte d’un tra­vail de con­vic­tion extrême­ment poussé et cohérent, au tra­vers de nom­breuses présenta­tions, con­férences et vis­ites de SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), des­tinées à démon­tr­er une réelle crédi­bil­ité tech­nique qui n’était pas acquise au départ. Il faut se sou­venir des réflex­ions ironiques d’un cer­tain nom­bre de députés ou min­istres par­lant de la « bombi­nette ». Le tra­vail qui a été réal­isé à l’île Longue a touché toutes les couch­es de la société française. C’est cet effort qui a per­mis de con­va­in­cre de la crédi­bil­ité et de l’efficacité de notre dis­sua­sion nucléaire nais­sante. Ce dia­logue (entre un com­man­dant en sec­ond de SNLE – dit « CSD » – et le représen­tant d’un cab­i­net min­istériel en vis­ite d’information), qui s’est réelle­ment tenu, l’illustre bien :

CSD : La puis­sance de nos SNLE est énorme et elle représente un nom­bre impor­tant de mégamorts.

Cab : Qu’est-ce que les mégamorts ?

CSD : Ce sont des mil­lions de morts.

Cab : Vous en par­lez bien légèrement ?

CSD : Ça vous fait peur hein ?

Cab : Oui.

CSD : Eh bien, aux autres aussi !

C’est sur une présen­ta­tion sim­pli­fi­ca­trice de cet ordre que s’est implan­tée la dissuasion.

À par­tir de cette référence basique, il faut bien mesur­er ce que l’on écrit et faire atten­tion à ne pas déformer l’essentiel. Les remar­ques qui suiv­ent peu­vent nous y aider, en par­ti­c­uli­er la pre­mière qui est la plus fréquente et la plus dévastatrice.

L’arme nucléaire n’est pas une arme de non-emploi, mais une arme de non-emploi en premier

Fon­da­men­tale­ment il existe deux types de dis­sua­sion. La dis­sua­sion nucléaire peut être « du faible au fort », c’est his­torique­ment la nôtre. Elle s’appuie sur notre capac­ité à pro­duire chez l’adversaire des dégâts au moins équiv­a­lent à ce que représente la France. C’est le fameux principe de suff­i­sance. Et, de ce fait, la dis­sua­sion française est celle d’une arme de frappe en sec­ond. Elle peut être « du fort au faible » et résul­terait du traité de non-pro­liféra­tion. Elle est exer­cée par les pays pos­sesseurs de l’arme nucléaire pour pro­téger les pays qui se sont engagés à ne pas se la pro­cur­er dans le cadre du traité de non-pro­liféra­tion. C’est un engage­ment très lourd et très impor­tant auquel nous sommes tenus, il ne faut pas l’oublier.

Pour que la dissuasion puisse fonctionner, il faut d’abord qu’elle soit crédible

Pour que cette crédi­bil­ité soit acquise, il faut que la dis­sua­sion rem­plisse trois con­di­tions. Pre­mière con­di­tion, la crédi­bil­ité tech­nique de fab­ri­ca­tion d’une arme sans essai. Elle est dif­fi­cile à main­tenir. C’est pour la faciliter cepen­dant que tous les derniers tirs ordon­nés par le prési­dent Chirac étaient des­tinés à per­me­t­tre l’élaboration d’une arme fonc­tion­nant loin des lim­ites de tous les paramètres. C’est ce qu’on a appelé des « armes robustes ». Deux­ième con­di­tion, la crédi­bil­ité opéra­tionnelle, c’est-à-dire la capac­ité à faire aller l’arme à son but. Elle s’appuie sur des exer­ci­ces par­ti­c­ulière­ment réal­istes, comme on peut en faire en haute mer. Enfin la crédi­bil­ité humaine : la volon­té de s’en servir si besoin est. Ce dernier aspect de la crédi­bil­ité est beau­coup plus dif­fi­cile, car il néces­sit­erait peut-être par exem­ple d’être obtenu avec un tir de puis­sance lim­itée, en haute mer, loin de toute côte. Mais cette crédi­bil­ité humaine repose avant tout sur la con­fi­ance mutuelle entre les prin­ci­paux acteurs, le Prési­dent de la République, les pilotes d’avion et les com­man­dants des SNLE.

Nucléaire civil et nucléaire militaire

C’est à par­tir de l’évolution de tous ces élé­ments que l’on pour­ra alors se deman­der si, comme le dit Jacques Bor­dé, nous obser­vons une évo­lu­tion du con­ven­tion­nel vers le nucléaire. On devra alors not­er qu’il y a vingt ans, lors de la réor­gan­i­sa­tion de nos forces sur la propo­si­tion du groupe de tra­vail nucléaire que je présidais, ont été sup­primés le plateau d’Albion et le mis­sile Hadès, soit la moitié de nos capac­ités. On notera égale­ment que la France a été la pre­mière nation à sign­er le traité Cut Off qui nous inter­dit désor­mais d’enrichir l’uranium au-delà de 5 %, c’est-à-dire au-delà de l’enrichissement civ­il. On notera égale­ment que, grâce à l’effort con­joint du groupe nucléaire et de Roger Baleras (directeur de l’armement nucléaire au CEA), il a été pos­si­ble de pour­suiv­re les travaux sur le LMJ (Laser méga­joule) pour assur­er aux civils et aux mil­i­taires un out­il per­for­mant dans le domaine des plas­mas. Cet out­il implan­té au Ces­ta (Cen­tre d’études sci­en­tifiques et tech­niques d’Aquitaine) tra­vaille majori­taire­ment pour des recherch­es civiles. Dans le même domaine, faut-il class­er dans les dérives mil­i­taires le Toka­mak de Cadarache sous pré­texte qu’il tra­vaille sur la fusion D‑T (deutéri­um-tri­tium) comme le LMJ ?

Ces quelques exem­ples visent à mon­tr­er que ce trans­fert du mil­i­taire vers le civ­il n’est sou­vent qu’un prob­lème de com­mu­ni­ca­tion dont l’image finale est con­nue d’avance, quoi qu’il arrive. C’est ain­si que, ayant organ­isé à l’intention du préfet et des élus une journée d’information sur la sit­u­a­tion rel­a­tive aux activ­ités nucléaires dans le port de Toulon, seuls sont venus les deux­ièmes voire les troisièmes couteaux, tan­dis que le maire d’une com­mune con­cernée se plaig­nait devant les jour­nal­istes de l’incurie de la Marine qui ne lui four­nis­sait – soi-dis­ant – aucune infor­ma­tion, alors que celle-ci lui était adressée per­son­nelle­ment une fois par semaine.

Sans pré­ten­dre faire un tour d’horizon com­plet, il est cer­tain que la capac­ité nucléaire de la France a entraîné des con­séquences poli­tiques et stratégiques sou­vent avancées, comme le siège per­ma­nent au Con­seil de sécu­rité, mais aus­si des con­séquences opéra­tionnelles, et sans doute moins con­nues, comme les activ­ités sous-marines que se réser­vent les seuls pays dotés de sous-marins nucléaires. Pour faire court, les trans­ferts du mil­i­taire vers le civ­il ou du civ­il vers le mil­i­taire résul­tent plus de besoins claire­ment iden­ti­fiés que d’une poli­tique générale délibérée : le débat est ouvert.

2 Commentaires

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Jaquard Philipperépondre
11 mai 2023 à 11 h 31 min

Quelques mis­es au point utile peut-être pour cer­tains, mais qui n’évoque pas la ques­tion majeure qui est la recom­po­si­tion poli­tique mon­di­ale en cours provo­quée par la guerre en Ukraine..
La France seule, même avec son arme nucléaire, restera-t-elle crédi­ble dans cette recomposition ?
Une Europe sans arme nucléaire, est-elle crédi­ble dans cette recom­po­si­tion ? Pour moi la réponse est claire­ment non.
Le défi pour nos jeunes cama­rades de notre école orig­i­nale, à la fois civile et mil­i­taire, est de con­stru­ire une autre Europe que celles qui existent.
Celles-ci ne pèsent pas lourd.
Une autre est à inven­ter avec les pays avec lesquels nous auront la même poli­tique étrangère sur ces sujets majeurs et avec qui nous partagerons nos armes nucléaires.
Mis­sion impos­si­ble pour notre généra­tion, mais peut-être pas pour eux…
Com­ment et avec qui ? Un grand défi pour eux mais sans s’ap­puy­er sur des opin­ions ver­sa­tiles el des dis­cus­sions sur le lien entre nucléaire civ­il et mil­i­taire. Il ne faut pas rejeter dans cette nou­velle Europe les pays qui ont fait un choix sur le nucléaire civ­il. Ils ont aus­si fait le choix, pour l’in­stant, de se faire pro­téger par les USA

JACQUES BORDÉrépondre
22 mai 2023 à 21 h 31 min

Je remer­cie Philippe Dur­teste d’avoir lu et com­men­té mon arti­cle « La dis­sua­sion nucléaire, de l’adhésion tacite au doute con­tes­tataire » dans le numéro 782. Mal­heureuse­ment ses quelques mis­es au point présen­tent des inex­ac­ti­tudes typ­iques des mes­sages envoyés à la société civile, qui ne veu­lent présen­ter la dis­sua­sion nucléaire française que par des avan­tages, même si cer­tains sont erronés. Je relève les 5 erreurs suivantes :
— Non, la France n’a jamais déclaré une poli­tique de « non-emploi en pre­mier » dans sa doc­trine d’emploi (seuls deux pays nucléaires l’ont fait, l’Inde et la Chine). La France a même évo­qué la pos­si­bil­ité de frappe d’avertissement en pre­mier et sa doc­trine affichée est qu’elle est fer­me­ment (crédi­bil­ité oblige !) décidée à l’employer « si ses intérêts vitaux sont men­acés », même si la men­ace n’est pas nucléaire. Le dis­cours offi­ciel, pour ras­sur­er la pop­u­la­tion, est que « Bien sûr, cette arme nous garan­tit la paix et que c’est donc une arme de non-emploi » (car la dis­sua­sion va for­cé­ment fonctionner !).
— Non, le Laser Mega­Joule (LMJ) de Bor­deaux ne tra­vaille pas majori­taire­ment pour la recherche civile : c’est seule­ment le laser PETAL (une petite par­tie du LMJ) qui est util­isé par la recherche académique. Met­tre sur le même plan le LMJ et le JET de Cadarache qui est à 100% civ­il pour le taux de coopéra­tion entre la recherche civile et mil­i­taire sous pré­texte que les deux cen­tres tra­vail­lent sur la fusion nucléaire est une erreur.
— Non, la France ne doit pas à la pos­ses­sion de l’arme nucléaire d’avoir son siège au Con­seil de Sécu­rité de l’ONU : elle l’avait avant d’être un Etat nucléaire et rien ne dit dans les statuts de l’ONU que c’est une des con­di­tions pour le garder.
— Non, sans l’arme nucléaire la France ne serait sans doute pas exclue des activ­ités sous-marines néces­si­tant des sous-marins à propul­sion nucléaire car on peut très bien avoir ce type de sous-marins sans pos­séder d’armement nucléaire (voir ceux que l’Australie achète aux USA).
— Non Mon­sieur Dur­teste, vous ne me citez pas cor­recte­ment au début de votre para­graphe sur « Nucléaire civ­il et nucléaire mil­i­taire » : je ne peux pas avoir écrit que « nous obser­vons une évo­lu­tion du con­ven­tion­nel vers le nucléaire », et le sens du mot « con­ven­tion­nel » dans votre phrase demande à être éclair­ci ; si vous voulez par­ler de l’évolution de l’énergie nucléaire civile vers l’armement nucléaire mil­i­taire, oui je main­tiens que le Gou­verne­ment a, ces dernières années, priv­ilégié le finance­ment du nucléaire mil­i­taire sur celui de la fil­ière nucléaire civile (fin du pro­gramme de recherche ASTRID et dif­fi­cultés pour renou­vel­er nos réac­teurs) , ce qui n’est pas incom­pat­i­ble avec la diminu­tion de notre stock d’armes nucléaires il y a 20 ans. Si, par « con­ven­tion­nel », vous voulez par­ler des armes con­ven­tion­nelles, je ne les ai évo­quées que dans ma con­clu­sion mais j’aurais effec­tive­ment pu dire que cer­tains mil­i­taires sont déçus aujourd’hui de voir le bud­get de la dis­sua­sion aug­menter autant dans le pro­jet de Loi de Pro­gram­ma­tion Mil­i­taire alors que les armes con­ven­tion­nelles sont cru­elle­ment sous-financées, ce que le grand pub­lic com­mence aus­si à voir.
Enfin, loin de moi l’idée que les Français soient des béni-oui-oui (terme péjo­ratif que je ne me per­me­t­trais pas d’utiliser) et je les crois plutôt prompts à la con­tes­ta­tion. Mais le con­texte de la guerre froide, le secret-défense et le pou­voir de con­vic­tion du Général de Gaulle, qui a iden­ti­fié la pos­ses­sion de la bombe à la grandeur, à la fierté et à la sou­veraineté de la France, ont lais­sé très peu de place à des cri­tiques par la société civile.

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