Participants au colloque CAIA Jean-Yves Le Drian; Bruno Angles et Laurent Collet-Billon

L’avenir des grands corps techniques en débat

Dossier : ExpressionsMagazine N°722 Février 2017
Par Alain BOVIS (74)

Compte ren­du d’un col­loque organ­isé par les ingénieurs de l’arme­ment. Il n’est pas ques­tion de détru­ire cette inti­tu­tion mul­ti­sécu­laire qui doit cepen­dant con­tin­uer à s’adapter aux nou­velles don­nées de la mon­di­al­i­sa­tion et s’ouvrir à de nou­veaux domaines techniques. 

Le corps des Ponts et Chaussées, devenu en 2009 le corps des Ponts, des Eaux et des Forêts, a fêté en 2016 ses 300 ans. En 2018, le corps de l’Armement célébr­era son demi-siè­cle d’existence. « Jeune » corps, il n’en est pas moins l’héritier de corps mul­ti­sécu­laires, dont le corps du Génie mar­itime créé en 1765. 

Au fil des ans, et de l’évolution du pays, d’autres grands corps tech­niques ont été créés puis, ces dernières années, dif­férentes fusions en ont réduit le nom­bre à quatre. 

LES GRANDS CORPS TECHNIQUES ONT FAÇONNÉ LA FRANCE INDUSTRIELLE

À tra­vers les dif­férents régimes poli­tiques qui se sont suc­cédé en France depuis la fin du XVIIIe siè­cle, les grands corps ont struc­turé l’État, et les grands corps tech­niques, qui ont été au cœur de toutes les révo­lu­tions tech­nologiques, du char­bon à l’atome, ont façon­né son développe­ment industriel. 

“ La rationalité scientifique est de moins en moins audible dans le débat public ”

Pour­tant, cer­tains con­sid­èrent aujourd’hui ce sys­tème comme obsolète. D’autres souhait­ent le voir évoluer. La Con­fédéra­tion ami­cale des ingénieurs de l’armement, soutenue par la Fédéra­tion des grands corps tech­niques de l’État, a choisi de con­tribuer à ce débat en organ­isant, le 15 novem­bre dernier à l’Institut Pas­teur à Paris, un col­loque sur le thème : « L’État a‑t-il encore besoin d’ingénieurs de grands corps tech­niques dans la haute fonc­tion publique ? » 

La ques­tion n’est pas nou­velle et avait été posée en 2009, en ter­mes sim­i­laires, à Daniel Canepa et Jean-Mar­tin Folz (66). Reprenant une de leurs con­clu­sions, Jean- Yves Le Dri­an a estimé le 15 novem­bre que « les qual­ités de l’esprit sci­en­tifique, tech­nologique et rationnel sont plus que jamais de mise, pour ori­en­ter et agir dans une sit­u­a­tion inter­na­tionale mar­quée par l’incertitude, l’instabilité mais aus­si l’accélération technique ». 

On con­state pour­tant que la ratio­nal­ité sci­en­tifique est de moins en moins audi­ble dans les grands débats socié­taux, où l’on fustige même « la dic­tature des experts ». 

Sans doute, les ingénieurs eux-mêmes en sont en par­tie respon­s­ables, eux qui sou­vent hési­tent à inve­stir le domaine du poli­tique ou n’en com­pren­nent pas les codes. Soulig­nant plus large­ment la crise des voca­tions dans les métiers tech­niques et indus­triels, François Lureau (63) a plaidé pour un effort accen­tué d’engagement des ingénieurs dans le débat public. 

UN NOUVEL INTÉRÊT POUR UNE STRATÉGIE INDUSTRIELLE D’ÉTAT

Ces dernières années, la ter­tiari­sa­tion, la finan­cia­ri­sa­tion et la mon­di­al­i­sa­tion de l’économie ont mis à mal le col­ber­tisme français tan­dis que décen­tral­i­sa­tion, région­al­i­sa­tion et con­struc­tion européenne ébran­laient le mod­èle de l’État jacobin. Les respon­s­abil­ités en matière d’investissement et de ges­tion d’équipements publics ont été redistribuées. 

“ Face au “courtermisme”, une vison et une gestion à long terme des carrières ”

Cepen­dant, la crise finan­cière et économique récente a rap­pelé l’importance de l’intervention publique dans des pro­grammes d’investissement struc­turants pour des fil­ières indus­trielles saines et équili­brées. Cette résur­gence d’une forme de stratégie indus­trielle de l’État inten­si­fie le dia­logue entre pou­voirs publics et entreprises. 

De même, le développe­ment et l’ingénierie de grands pro­jets com­plex­es d’infrastructure ou de défense néces­si­tent une étroite col­lab­o­ra­tion entre maîtrise d’ouvrage publique et maîtrise d’œuvre industrielle. 

Dans ces con­di­tions, et alors que les con­traintes sociales et envi­ron­nemen­tales s’opposent de plus en plus aux critères tech­niques et économiques, les grands corps d’ingénieurs sont-ils tou­jours à même d’apporter à l’État et aux col­lec­tiv­ités les com­pé­tences nécessaires ? 

DES ATTAQUES MULTIPLES

Les grands corps font l’objet d’attaques mul­ti­ples, y com­pris en leur pro­pre sein. L’une des cri­tiques qui leur sont adressées est qu’ils bar­reraient l’accès des autres caté­gories de per­son­nel pub­lic aux postes les plus élevés, tan­dis que, par ailleurs, de jeunes poly­tech­ni­ciens renon­ceraient au choix d’un corps par crainte de s’enfermer dans un cadre « à vie ». 

FUSION COMPLÈTE DES CORPS ?

Pour certains, la réduction du domaine d’intervention technique de l’État rend nécessaire une fusion des grands corps techniques afin d’ouvrir la possibilité de choix, tant des employeurs que des ingénieurs.
Les défenseurs des corps signalent deux dangers à cette fusion : l’uniformisation des profils qui, à l’inverse de l’objectif, appauvrirait le choix, et la disparition d’un accompagnement individualisé des carrières d’agents qui deviendraient interchangeables.

Or la voca­tion des corps n’est pas exclu­sive, ni dans un sens, ni dans l’autre. Elle ne s’oppose pas à l’emploi à durée déter­minée d’experts très spé­cial­isés, aujourd’hui par exem­ple dans le domaine de la cyber­sécu­rité, et dont les com­pé­tences se trou­vent sur un marché extrême­ment ouvert. 

En revanche, la for­ma­tion pro­gres­sive aux modes de fonc­tion­nement et à la gou­ver­nance des pou­voirs publics, à tra­vers des tra­jets mul­ti­ples et des expéri­ences com­plé­men­taires, néces­site une vision et une ges­tion à long terme des car­rières. C’est sur cette vision, face aux poli­tiques et aux marchés « courter­mistes », que doit se fonder la défense de l’intérêt public. 

Or Bernard Attali « con­state que l’analyse prévi­sion­nelle des besoins de l’État, aus­si bien quan­ti­tat­ifs que qual­i­tat­ifs, en matière de hauts fonc­tion­naires reste très large­ment à faire ». Il n’est pas sûr que la sup­pres­sion des grands corps améliore con­sid­érable­ment cette situation. 

La ques­tion est donc moins de l’existence des corps que de leur voca­tion et de leur organ­i­sa­tion. Leur ges­tion est jugée trop rigide et trop sec­torisée, ne pas pren­dre suff­isam­ment en compte les trans­ferts de respon­s­abil­ités entre col­lec­tiv­ités publiques ou la trans­ver­sal­ité des enjeux socié­taux, ignor­er l’Europe.

Faut-il alors con­serv­er des corps dis­tin­gués par domaines d’intervention (poli­tique indus­trielle, défense, amé­nage­ment ter­ri­to­r­i­al, san­té, etc.) et par niveaux hiérar­chiques (A+, A, B, C), ou envis­ager leur fusion ? 

LES GRANDES ÉCOLES SONT AUSSI CONCERNÉES

“ Supprimer les obstacles à la respiration des corps ”

On ne peut évo­quer les grands corps d’ingénieurs sans par­ler des grandes écoles. L’enseignement français, et notam­ment l’enseignement sci­en­tifique, affronte une crise préoc­cu­pante, illus­trée par ses très faibles scores dans les classe­ments édu­cat­ifs inter­na­tionaux (PISA, TIMSS). L’enseignement supérieur n’y échappe pas, si l’on en croit plusieurs autres classe­ments (Shang­hai, THE, QS, etc.). 

Ce qui fait la force des meilleures uni­ver­sités mon­di­ales, c’est avant tout une sélec­tion rigoureuse à l’entrée, la sol­i­dar­ité de leurs com­mu­nautés d’alumni (le MIT dis­pose d’un fonds de dota­tion supérieur à dix mil­liards de dol­lars) et leurs fortes rela­tions avec l’industrie, qual­ités que parta­gent les grandes écoles françaises. 

UN ÉVÉNEMENT DE HAUTE TENUE

C’est plus de 140 participants qui ont suivi les débats du 15 novembre 2016, autour de deux tables rondes introduites successivement par Alain Bugat et Bernard Attali, auxquelles participait notamment le président de l’AX, Bruno Angles.
Le colloque était clôturé par une intervention du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian.

En revanche, ces écoles sont pénal­isées par leur faible taille : 170 écoles d’ingénieurs accueil­lent 141 000 étu­di­ants soit une moyenne de 830 étu­di­ants par étab­lisse­ment. Dans la mesure où est recher­chée une meilleure recon­nais­sance inter­na­tionale, dont les classe­ments sont un critère impor­tant, les fusions aveu­gles tous azimuts ne sont donc pas la panacée. 

Bernard Attali comme Alain Bugat (68) ont regret­té que ne soit pas créé sur le plateau de Saclay, par regroupe­ment autour de l’École poly­tech­nique de cer­taines écoles d’ingénieurs tel qu’amorcé par le rap­proche­ment X‑ENSTA, un grand pôle de tech­nolo­gie à la française. 

L’ADAPTATION RESTE INDISPENSABLE

Détru­ire le sys­tème des grands corps d’ingénieurs et, col­latérale­ment, celui des grandes écoles qui leur sont liées, serait une grave erreur, mais ce sys­tème doit s’adapter, et Jean-Yves Le Dri­an d’affirmer : « L’État a fait le choix sécu­laire de se dot­er de corps d’ingénieurs pour des raisons évi­dentes de main­tien des com­pé­tences, de vision à long terme et d’indépendance stratégique : nous avons le devoir d’en assumer une ges­tion moderne. » 


On notait par­mi les par­tic­i­pants (à par­tir de la droite) le min­istre de la Défense Jean-Yves Le Dri­an Jean-Yves Le Dri­an. et le prési­dent de l’AX Bruno Angles, ain­si que le délégué général pour l’armement Lau­rent Collet-Billon

Il détaille égale­ment trois pistes d’évolution. Tout d’abord, afin de répon­dre aux défis actuels et à venir, les corps doivent s’appuyer sur une for­ma­tion qui, sans s’écarter de l’excellence sci­en­tifique et d’une forte cul­ture générale, doit s’internationaliser davan­tage : diver­si­fi­er les par­cours académiques à l’étranger, attir­er dans nos écoles davan­tage d’enseignants et d’élèves étrangers par­mi les meilleurs. 

Ensuite, les car­rières au sein de l’État doivent retrou­ver pour les ingénieurs les plus bril­lants une attrac­tiv­ité que l’accumulation de con­traintes statu­taires a pu atténuer : ouvrir les corps à de nou­veaux domaines tech­niques – numérique, san­té –, faciliter l’accès aux postes de direc­tion, inve­stir davan­tage les insti­tu­tions européennes. 

Il con­vient, enfin, de sup­primer les obsta­cles à la res­pi­ra­tion entre le secteur pub­lic et le secteur privé. Cette res­pi­ra­tion enri­chit les par­cours pro­fes­sion­nels au prof­it de l’État comme de celui des entre­pris­es : cepen­dant les obsta­cles – règles de déon­tolo­gie inadap­tées et écart salar­i­al crois­sant avec l’âge – sont aujourd’hui sou­vent infran­chiss­ables et les abat­tre ne sera pas chose aisée. 

Qui donc engagera ces chantiers ? 

TAILLE ET PERFORMANCE DES UNIVERSITÉS

La France compte aujourd’hui 70 universités métropolitaines recevant 1 593 000 étudiants, soit une moyenne de 22 800 étudiants par université. Contrairement à l’idée répandue, la taille de ces universités n’est donc pas la cause déterminante de leur médiocre classement (le MIT et l’EPFL comptent autour de 10 000 étudiants, Caltech moins de 3 000, Oxford et Harvard 22 000 toutes formations confondues).
La constitution de monstres ingérables de 50 000 à 80 000 étudiants par agglomération des établissements existants ne résoudra rien.

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