Mammouth gravé

La science comme ce qui est à transmettre

Dossier : ExpressionsMagazine N°722 Février 2017
Par Nicolas BOULEAU (65)

La sci­ence est encore large­ment pos­i­tiviste, mais de nom­breux exem­ples mon­trent le rôle fon­da­men­tal de l’interprétation dans l’ac­qui­si­tion de con­nais­sance. A com­mencer par Galilée qui n’avait aucune preuve de ce qu’il avançait. L’avenir est si prob­lé­ma­tique qu’il faut élargir les moyens de con­nais­sance, mieux pren­dre en compte l’éventuel, voire les craintes et penser la sci­ence comme ce qui est à transmettre. 

La sci­ence est encore aujourd’hui essen­tielle­ment pos­i­tiviste, s’inspirant donc d’un courant datant de la même époque que le marx­isme, fondée comme lui sur une croy­ance absolue en un pro­grès tech­nique por­teur de grandes promesses. 

“ L’interprétation est religieuse, donc à écarter ”

Nous sommes là avant la prise de con­science envi­ron­nemen­tale du dernier tiers du XXe siè­cle : avec le pre­mier rap­port du Club de Rome en 1972, le rap­port Brundt­land de 1987, le som­met de la Terre de Rio 1990, c’est la prise de con­science pro­gres­sive que la planète est finie, les ressources fos­siles et le flux d’énergie solaire sont finis, la nature est vul­nérable, sa résilience limitée. 

Au sein de cette nature, les êtres vivants sont des sys­tèmes com­plex­es ouverts. 

LE POSITIVISME À L’ŒUVRE

Cette approche pos­i­tiviste de la sci­ence fut le sup­port théorique et idéologique de la révo­lu­tion indus­trielle en France : citons Marcelin Berth­elot et la syn­thèse chim­ique, Claude Bernard et le déter­min­isme phys­i­ologique, Ernest Renan et le sci­en­tisme comme doc­trine, et en Angleterre la forme anglo-sax­onne du pos­i­tivisme util­i­tariste de John Stu­art Mill, pro­longé par le prag­ma­tisme améri­cain (Peirce, Dewey, William James) et en Europe par le courant du néopositivisme… 

LE POSITIVISME

Son fondateur Auguste Comte avançait la loi des trois états de la connaissance : il y eut d’abord l’état religieux, qui expliquait le monde par des êtres surnaturels, puis l’état métaphysique, où l’explication se faisait par des entités abstraites (entéléchie chez Aristote, catégories kantiennes, Geist chez Hegel, etc.), et enfin un état positif : on ne recherche plus les causes initiales ni les fins ultimes, on se borne à décrire les faits par des lois mathématiques.

Ce pos­i­tivisme était né d’une volon­té de sépa­ra­tion de la sci­ence et de la religion. 

La sci­ence pos­i­tive fonc­tionne suiv­ant le sché­ma nomologique : par l’expérience, on repère une régu­lar­ité ; on for­mule cette régu­lar­ité sous la forme d’une loi math­é­ma­tique ; on essaye de voir si cette loi est valide en dehors des con­di­tions spé­ciales de sa décou­verte ; in fine, on cherche si cette loi per­met de prédire des choses non encore observées (comme Le Ver­ri­er décou­vrant Nep­tune par le calcul). 

C’est un principe de con­quête puis­sant : on recherche les com­man­de­ments aux­quels se soumet la nature ; la sci­ence est faite de toutes les lois qui n’ont pas été encore réfutées par l’expérience ; il n’y a qu’à croire à ces vérités sup­posées, on ver­ra bien si le monde se rebelle ou non. 

Dans cette optique, l’interprétation est ban­nie de la démarche sci­en­tifique. Elle est rétro­gradée au rang des croy­ances, des super­sti­tions. Elle est religieuse, et donc à écarter, pour don­ner un espace d’objectivité aux scientifiques. 

Au pas­sage, curieuse­ment, l’origine inter­pré­ta­tive de l’expérience est oubliée, au prof­it d’une logique pos­i­tive non moins curieuse­ment érigée en dogme qua­si religieux. 

Ain­si Berth­elot, dans Sci­ence et philoso­phie : « La sci­ence pos­i­tive ne pour­suit ni les caus­es pre­mières ni la fin des choses […] toutes les assis­es, de la base au som­met, reposent sur l’observation et sur l’expérience. C’est un des principes de la sci­ence pos­i­tive qu’aucune réal­ité ne peut être établie par le raison­nement. Le monde ne saurait être deviné. » 

Or, ce n’est pas ain­si que l’histoire nous mon­tre le chem­ine­ment de la connaissance. 

LA CONNAISSANCE CHEMINE PAR L’INTERPRÉTATION

Les exem­ples sont innom­brables qui mon­trent le rôle fon­da­men­tal de l’interprétation dans la fab­ri­ca­tion de con­nais­sance, à ce point que le tal­ent inter­pré­tatif est tou­jours à l’origine des avancées les plus importantes. 


Les artistes graveurs de l’époque de l’aurignacien ont délibéré­ment util­isé les irrégu­lar­ités de la paroi pour en faire des élé­ments de leur dessin. C’est l’interprétation des sur­faces qui leur sug­gérait l’image du mammouth.

En voici trois exem­ples par­ti­c­ulière­ment instruc­tifs. Tout d’abord, les artistes graveurs de l’époque de l’aurignacien. Quelque quinze mille ans avant Las­caux, ces artistes ont gravé des dessins de mam­mouths. En fait, ils n’ont pas sim­ple­ment dess­iné des images de mam­mouths au hasard sur les parois, ils ont délibéré­ment util­isé les irrégu­lar­ités de la paroi (fis­sures, défauts, inclu­sions, etc.) pour en faire des élé­ments de leur dessin : la ligne d’un dos, un œil, etc. 

C’est la preuve qu’ils n’ont pas sim­ple­ment pro­jeté sur le mur des images préex­is­tant dans leur esprit mais que, au con­traire, c’est l’interprétation des sur­faces qu’ils voy­aient qui leur sug­gérait, qui com­mandait, en quelque sorte, le sur­gisse­ment de l’image du mammouth. 

Deux­ième exem­ple plus près de nous, et dans le domaine sci­en­tifique : Galilée, qui révo­lu­tionne la vision du Monde par un ren­verse­ment d’interprétation pure. Galilée n’apporte aucune preuve « sci­en­tifique », aucune expéri­ence pos­i­tive de ce qu’il avance (ce que lui reprochera à juste titre l’inquisiteur Robert Bel­larmin) pour chang­er une inter­pré­ta­tion clas­sique qui avait fait ses preuves ; mais il croit en une inter­pré­ta­tion nou­velle, qui fini­ra par s’imposer dans les esprits. 

Évo­quons enfin la théorie du poten­tiel, qui relie au tra­vers d’un for­mal­isme math­é­ma­tique iden­tique des domaines aus­si dif­férents à pre­mière vue que la grav­i­ta­tion new­toni­enne, l’électrostatique ou la ther­mique. Trois inter­pré­ta­tions à l’œuvre qui, se ser­vant de con­cepts de chaque domaine, per­me­t­tent d’inférer des pro­priétés insoupçon­nées ou de trans­pos­er des con­cepts d’un domaine à l’autre.

Et puis au XXe siè­cle cette nou­velle inter­pré­ta­tion prob­a­biliste à par­tir du mou­ve­ment brown­ien si curieuse et si féconde… Inter­pré­ta­tion, hypothèse, métaphore, par­a­digmes, analo­gie : toutes ces notions pour­raient être pré­cisées, avec leurs points com­muns et leurs nuances. 

L’importance pri­mor­diale de l’interprétation mon­tre une énorme carence de la pen­sée nomologique : elle fait l’impasse sur le con­texte. En réal­ité, Claude Bernard est inca­pable de décrire les fameuses con­di­tions déter­mi­nantes de son expérience. 

“ Nous devons élargir les moyens de connaissance, afin de mieux penser l’éventuel ”

Or il n’y a pas deux sit­u­a­tions iden­tiques : les humains sont dif­férents, la nature est essen­tielle­ment incon­nue. Nos expéri­ences en apparence les plus pos­i­tives sont immergées, comme nous, dans le com­plexe et le chao­tique. En réduisant sa com­plex­ité par la pen­sée pos­i­tive, on bru­talise men­tale­ment la nature, et du coup on jus­ti­fie qu’on la bru­talise techniquement. 

L’avenir est si prob­lé­ma­tique aujourd’hui que nous devons élargir les moyens de con­nais­sance, afin de mieux penser l’éventuel. Mais com­ment dépass­er la sci­ence nomologique ? En pen­sant la sci­ence comme ce qui est à trans­met­tre. Cette idée n’est pas neuve : Vit­ruve plaidait déjà ce point de vue dans son De architectura. 

Il y a aus­si des craintes à trans­met­tre. C’est ici que se ferme la boucle : le souci, la crainte sont faits de la même étoffe psy­chologique que l’interprétation (cf. la psy­ch­analyse et par­ti­c­ulière­ment les thès­es de Lacan sur le savoir). 

Structure chimique du Human prion protein (hPrP).
Struc­ture chim­ique du Human pri­on pro­tein (hPrP).
© MOLEKUUL.BE / FOTOLIA.COM

LE PRION : NOUVEL AGENT INFECTIEUX

Avec la maladie de Creutzfeldt-Jakob, on avait visiblement affaire à une propagation, d’abord entre animaux, puis vers l’homme (ce qui n’a été reconnu que tardivement).
Mais quel était cet agent qui se propageait, qui n’était ni une bactérie, ni un virus ?
C’est à nouveau un renversement d’interprétation qui a permis de reconnaître le prion, et son mécanisme insoupçonné de propagation non de substance, mais de forme, comme agent de la maladie

FAIRE ENTRER LES CRAINTES DANS LE TRAVAIL SCIENTIFIQUE

Les craintes sont ini­tiale­ment sub­jec­tives, ancrées dans le social, provenant des groupes con­cernés, des lanceurs d’alerte, ou des sci­en­tifiques eux-mêmes qui voient des choses que les autres ne voient pas (comme, par exem­ple, le trou dans la couche d’ozone ou le taux de CO2 dans l’atmosphère). En tant que telles, ces craintes sont immé­di­ate­ment sus­pectes au sci­en­tifique positif. 

“ Épurer les craintes subjectives pour tenter d’en faire des craintes désintéressées ”

Il y a donc un tra­vail typ­ique­ment sci­en­tifique à faire, qui con­siste à épur­er les craintes sub­jec­tives pour ten­ter d’en faire des craintes dés­in­téressées, pour repren­dre l’expression de Hans Jonas. Ce sont ces craintes dés­in­téressées, objec­tivées autant que pos­si­ble par la com­mu­nauté sci­en­tifique, qui sont à trans­met­tre. Ce proces­sus de dés­in­téresse­ment peut être mieux décrit dans le cas par­ti­c­uli­er où on se pose la ques­tion de savoir si un être sup­posé existe ou n’existe pas. C’est le tra­vail sur un « être-question ». 

LES ÊTRES-QUESTIONS

Il en fut ain­si du « mal des ardents », d’abord attribué à l‘intervention d’esprits malé­fiques, plus tard inter­prété en ter­mes de sécu­rité ali­men­taire liée aux tox­ines de l’ergot du seigle. 

TRANSMETTRE DES CRAINTES

Réfléchissons par exemple à la transmission du savoir entre le compagnon et l’apprenti : le maître ne se contente pas de transmettre positivement les techniques utiles ou les gestes efficaces.
Il transmet surtout les questions à se poser et les craintes à avoir : « Il faut faire attention à ceci ou à cela… »

Ou plus tard du « phlo­gis­tique » : exis­tait-il un « corps spé­ci­fique » qui s’échappait des corps en com­bus­tion pour don­ner le feu ? Et dans ce cas, quelles étaient ses pro­priétés ? Ou avait-on affaire à autre chose ? 

Même ques­tion plus tard pour le « calorique » et l’échange de la chaleur, ou encore plus près de nous pour l’éther élec­tro­mag­né­tique : y a‑t-il « quelque chose » qui s’écoule ou qui vibre ? On pour­rait sans doute aus­si évo­quer la con­stante cos­mologique, ou les fluc­tu­a­tions quan­tiques du champ scalaire, le boson de Hig­gs, etc. 

La même ques­tion se pose dans cha­cun de ces cas : doit-on inter­préter ce que l’on observe en faisant appel à un être ou un objet encore caché, mais peut-être à décou­vrir ? Ou bien cela est-il réductible au cor­pus de con­nais­sances déjà là. 

La sagesse du long terme prit par­fois des formes qui nous échap­pent : ain­si des lacs « maars », ces lacs vol­caniques qui peu­vent empris­on­ner de grandes quan­tités de gaz dis­sous dans leurs couch­es pro­fondes, gaz qu’une per­tur­ba­tion acci­den­telle de leur envi­ron­nement peut libér­er, par­fois de façon cat­a­strophique (ain­si l’explosion du lac Nyos au Camer­oun en 1986, qui a tué 2 000 personnes). 

L’interprétation archaïque voulait qu’un drag­on se fût tapi au fond du lac, drag­on qu’il ne fal­lait évidem­ment surtout pas réveiller ; et donc il était inter­dit de nav­iguer sur le lac ou d’y jeter quoi que ce fût. Légende puérile, a pen­sé la sci­ence positive. 

Jusqu’à l’élucidation ther­mo­dy­namique du mécan­isme de ces explo­sions de gaz, qui a con­duit à con­firmer effec­tive­ment l’interdiction de nav­iguer ou de jeter des objets dans le lac, mais pour d’autres raisons, désen­chan­tées cette fois. 

L’explosion du lac Nyos au Cameroun, en 1986, a tué 2 000 personnes
L’explosion du lac Nyos au Camer­oun, en 1986, a tué 2 000 per­son­nes. © FABIAN / FOTOLIA.COM

De même, dans le cas de cer­taines mal­adies, la ques­tion « qu’est-ce qui se propage ? », qui avait sus­cité les travaux de Pas­teur, s’est reposée récem­ment avec la mal­adie de la vache folle. 

Peut-on pré­cis­er cette nou­velle méthode qui tra­vaille les craintes et les inter­pré­ta­tions ? Depuis les travaux de Thomas Kuhn et de Paul Fey­er­abend, nous savons qu’il ne faut pas réduire la sci­ence à un sché­ma méthodologique formel. Mais de même que la sci­ence qu’on a appelée « mod­erne » avait pour cœur le sché­ma nomologique, de même nous pou­vons dessin­er une procé­dure type dans le cas du tra­vail sur un être-ques­tion (voir l’encadré).

La soci­olo­gie des sci­ences a voulu pren­dre les sci­en­tifiques pour des acteurs incon­scients des influ­ences qu’ils subis­sent et blo­qués dans leur pos­i­tivisme stipendié. Je crois que c’est une erreur, qui ne fait que ren­forcer une vision de la sci­ence qui date du XIXe siècle. 

Il faut au con­traire chang­er la sci­ence, et l’élargir à plus d’écoute « crain­tive » du con­texte dans lequel nous vivons. 

LIVRE À PARAÎTRE
Penser l’éventuel, faire entr­er les craintes dans le tra­vail sci­en­tifique, Édi­tions Quæ, 2017. 

TRAVAIL SUR UN ÊTRE-QUESTION

Ce travail part de propriétés supposées et de la définition d’un champ expérimental où cet être est à rechercher. Le champ expérimental et les propriétés supposées se présentent comme des conjonctions d’assertions. Les assertions du champ expérimental sont connues pour être logiquement compatibles, elles définissent un lieu non vide du réel, d’après les connaissances acceptées par ailleurs.
Cela exprime que nous nous intéressons aux y qui vérifient ψ(y) : nous savons qu’il y en a, c’est parmi eux que nous voulons en savoir davantage. Au contraire, les propriétés supposées ne sont pas connues pour être cohérentes ni entre elles ni avec le champ expérimental. Elles signifient : parmi les éléments du champ expérimental, y a‑t-il des x tels que φ(x) ? On arrive à la forme logique : existe-t-il un être z tel que (ψ(z) et φ(z)) ? Évidemment, les ψ et les φ ne sont pas complètement mathématisées : il y a des termes spécifiques, du sens, comme en physique (paradigmes).
Jusqu’ici, aucune loi n’a été formulée : que peut apporter l’expérience ? Les propriétés supposées peuvent être étudiées progressivement : si l’on parvient à dégager une propriété φ1 de sorte que φ(z) s’écrive φ1(z) et φ2(z) et que l’on puisse restreindre le champ expérimental à
{y : ψ(y) et φ1(y)}
en vérifiant la nouvelle cohérence, l’être-question est précisé. On a restreint le champ expérimental. Il ne reste plus qu’à savoir s’il existe dans ce champ restreint un x tel que φ2(x).
Plusieurs cas peuvent se présenter : si ce champ expérimental nouveau est vide, c’est-à-dire que les propriétés ψ et φ1 sont contradictoires (compte tenu de ce que l’on sait par ailleurs) l’être-question initial est récusé. Si le champ expérimental restreint n’est pas vide, on a un être-question nouveau, en principe plus facile à étudier puisqu’il est dans un champ plus restreint. Il peut se faire que l’être-question éclate en plusieurs problèmes distincts. Enfin il peut se faire que l’être-question soit reconnu dans un être existant d’une théorie nouvelle ou d’un développement nouveau d’une théorie ancienne.
Il disparaît alors comme questionnement spécifique, la question se reportant sur la validité de ladite théorie. (Ce fut typiquement le cas pour le calorique reconnu comme énergie cinétique moyenne des molécules.)
L’initiative de l’expérimentateur est essentielle. Le choix de la propriété φ1 est une trouvaille qui dépend du talent interprétatif du chercheur et de ses préoccupations sociales. Elle n’est judicieuse que relativement à des attendus sociopolitiques. Ce travail scientifique n’est en aucun cas positiviste : il est nécessairement sociodépendant.

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