Le sésame de la finance

Dossier : ExpressionsMagazine N°669 Novembre 2011
Par Philippe GENDREAU (79)

Il sem­ble que les pré­pas com­mer­ciales et les for­ma­tions de ges­tion soient en pro­gres­sion sen­si­ble tan­dis que les pré­pas sci­en­tifiques sont moins prisées. Plus grave encore, une bonne part de ceux qui sont en école d’ingénieurs con­sid­ère qu’ils ont fait une erreur et veu­lent se réori­en­ter en com­plé­tant leur école par une for­ma­tion en finance.

Ne dites pas à ma mère que je suis ingénieur, elle me croit financier

Cette sit­u­a­tion est extrême­ment dan­gereuse. D’abord pour les élèves eux-mêmes. Les métiers de la finance sont certes bien payés mais très répéti­tifs. Les bonnes places sont aus­si rares qu’ailleurs et les ingénieurs n’y ont aucun avan­tage com­péti­tif, à l’exception d’une poignée de métiers très tech­niques aux places peu nom­breuses et occupées par des gens jeunes. Pour nom­bre d’élèves, la finance se révélera un miroir aux alou­ettes décevant.

Le dan­ger est égale­ment grand pour notre économie et notre pays. Si la sit­u­a­tion per­dure nous ter­minerons dans une économie à l’anglaise où l’industrie sera absente. Pour éviter que le pays des Air­bus et du cham­pagne ne pro­duise plus au final que du cham­pagne et pas d’avions, nous devons absol­u­ment arrêter cette dérive.

Argent, pouvoir et prestige

Le dédain pour la technique
Lors de l’enquête sur les dif­fi­cultés de l’A‑380, une présen­ta­tion du directeur du pro­gramme au Con­seil d’administration a éveil­lé des inter­ro­ga­tions par son car­ac­tère exceptionnel.

Les inquié­tudes sont tou­jours les mêmes : « Le pres­tige de l’ingénieur n’existe que chez nous. Dans un monde glob­al­isé, il n’existe tout sim­ple­ment pas ; les ingénieurs n’arrivent plus que rarement aux postes de direc­tion qui sont trustés par des financiers peu intéressés par la tech­nique ; un ingénieur n’a que peu de chances d’accéder au niveau de richesse que peut espér­er un financier moyen. »

Le pre­mier point est prob­a­ble­ment le plus vrai. Le sec­ond est en train de le devenir. La liste des P‑DG de sociétés du CAC40 con­tient net­te­ment moins d’ingénieurs que celle d’il y a vingt ans. Et le dédain pour la tech­nique est avéré.

Quant à l’argument de la richesse, il est tout sim­ple­ment faux, mais cela n’est pas for­cé­ment intu­itif. Il est exact qu’un bon ingénieur n’a que peu de chances d’avoir le salaire d’un bon financier. Mais, pour l’un comme pour l’autre, la voie de la for­tune passe par l’accès à la direc­tion générale ou la créa­tion d’entreprise. Dans ce cas, l’avantage est à l’ingénieur qui a à sa dis­po­si­tion de puis­santes bar­rières à l’entrée comme les brevets.

Aussi vitale aujourd’hui que l’anglais hier

En fait, la finance est aujourd’hui pour l’ingénieur ce que l’anglais était en 1970 : un bagage absol­u­ment néces­saire pour qui veut évoluer vers des postes élevés dans de grandes organ­i­sa­tions. Comme avec l’anglais, il y a qua­tre décen­nies, on peut faire sans, mais dans ce cas, il vaut mieux envis­ager une car­rière lim­itée et admin­is­tra­tive. Aujourd’hui, les cadres sont éval­ués sur les per­for­mances chiffrées de leur cen­tre de prof­it. Les critères de per­for­mance pro­duits, de pré­pa­ra­tion de l’avenir et de qual­ité humaine demeurent impor­tants mais le court terme domine. À ce jeu, les com­mer­ci­aux qui ont l’habitude de ne s’intéresser qu’aux chiffres et les financiers qui con­nais­sent les tech­niques pour don­ner un aspect flat­teur à leurs résul­tats ont un réel avantage.

Une langue commune

Pour la course au fau­teuil, la sit­u­a­tion est encore pire. Les dirigeants sont nom­més par les action­naires qui ne sont qua­si­ment jamais des tech­no­logues et ne s’intéressent sou­vent à une entre­prise qu’en tant que véhicule d’investissement. La seule langue com­mune entre ces per­son­nes et celles de l’entreprise est celle de la finance. Sa maîtrise devient une con­di­tion sine qua non à qui veut con­va­in­cre les action­naires de lui con­fi­er les rênes.

La seule langue com­mune des action­naires et de l’entreprise est celle de la finance

Enfin, pour l’ingénieur qui veut créer son entre­prise, la case finance est un point de pas­sage obligé avec de grands risques pour celui qui la maîtrise mal de ne pas par­venir à trou­ver les ressources néces­saires ou de se faire dépouiller de l’essentiel des fruits de ses efforts.

Une demande légitime des jeunes

On le voit, une maîtrise des bases de la finance est aujourd’hui essen­tielle pour tout ingénieur ayant l’ambition de sor­tir un jour du bureau d’études. La demande des jeunes sur ce plan est tout à fait légitime et il serait absurde de ne pas y répondre.

Comme pour l’anglais, où l’ingénieur n’a pas besoin de savoir dis­sert­er sur Ham­let, il suf­fit de maîtris­er les grandes lignes de la compt­abil­ité et de la finance. Il sera tou­jours temps d’acquérir des com­pé­tences tech­niques pointues plus tard si nécessaire.

Comprendre assez – pour contrôler et orienter

La voie royale
Un récent arti­cle des Échos s’indignait du fait que 50% des élèves de l’X soient fils de pro­fesseurs. L’auteur en con­clu­ait avec indig­na­tion que c’était la preuve que l’Éducation nationale ne tra­vail­lait plus que pour ses pro­pres enfants. C’est peut-être tout sim­ple­ment le signe qu’il n’y a plus que les fonc­tion­naires et leurs enfants pour penser que les écoles d’ingénieurs sont la voie royale.

Ce min­i­mum vital est éminem­ment acces­si­ble à l’ensemble des élèves ingénieurs. Les math­é­ma­tiques n’y dépassent pas l’exponentielle, et le plus sou­vent on en reste aux pour­cent­ages. Quant à la compt­abil­ité, il n’est absol­u­ment pas néces­saire d’entrer dans le détail. En fait, c’est un peu comme l’informatique : il faut com­pren­dre pour con­trôler, ori­en­ter, don­ner des direc­tives et refuser les mau­vais­es raisons, mais les arcanes de l’amortissement dif­féré peu­vent et doivent rester la mis­sion des compt­a­bles et des con­trôleurs de gestion.

Il est pos­si­ble de compter (une fois n’est pas cou­tume) sur une forte moti­va­tion des élèves. S’ils n’étaient pas motivés, ils ne voudraient pas aller faire un mas­ter en finance. Et s’ils peu­vent trou­ver ce qu’ils deman­dent dans leur école, ils seront d’autant plus con­fi­ants dans leur avenir.

La mission des écoles d’ingénieurs

Il est temps d’agir en por­tant l’effort sur deux axes : le pre­mier est d’évangéliser les ingénieurs sur le fait que la finance leur est néces­saire mais qu’ils n’ont pas besoin de devenir traders. Le sec­ond est de dévelop­per dans toutes les écoles un cur­sus de finance adap­té à cette nou­velle demande.

Un plan de « mod­ule finance » pour ingénieur

1) Compt­abil­ité et « reporting »
Intro­duc­tion et descrip­tion du contexte :
– le trip­tyque comptable,
– les pièges comptables,
– l’habillage comptable.

2) Finance en entreprise
La logique financière :
– la NPV (net present value :
valeur actuelle nette),
– la NPV comme outil.

3) Finance­ment des entreprises
Les sources d’argent :
– la valorisation,
– le « busi­ness plan ».

Ce cur­sus devrait être trans­ver­sal, indépen­dant des spé­cial­i­sa­tions finale­ment suiv­ies et inté­grées au tronc com­mun. Il devra être lim­ité au besoin, c’est-à-dire être un cur­sus de finance pour non-financiers. Il n’est pas ques­tion ici de con­cur­rencer les écoles de com­merce mais de don­ner aux ingénieurs les clefs de leur futur et de leur per­me­t­tre de mieux com­pren­dre les prob­lé­ma­tiques et les critères de choix de leur direc­tion générale.

L’accent pour­ra être mis utile­ment sur le côté entre­pre­neur­ial, pour mon­tr­er que la finance per­met aus­si à un ingénieur de s’enrichir en devenant le patron de sa pro­pre struc­ture. Enfin cette for­ma­tion doit être don­née dans un con­texte opéra­tionnel qui cor­re­sponde à celui des jeunes ingénieurs.

Il est temps de relever le défi

On le voit, il s’agit d’un vaste chantier, mais l’enjeu en vaut la peine en ces temps d’incertitude économique. Cette tâche est par­faite­ment en ligne avec la mis­sion des écoles d’ingénieurs qui est d’assurer le suc­cès de leurs élèves et le développe­ment d’une force économique capa­ble d’apporter la crois­sance à la France et plus large­ment à l’Europe.

Les écoles ont la crédi­bil­ité pour men­er cette tâche à bien et peu­vent compter sur les con­tacts étroits qu’elles entre­ti­en­nent avec les grandes entre­pris­es de leur secteur et, sou­vent, avec les start-ups de leur incubateur.

Il est temps de relever ce défi. La nature ayant hor­reur du vide, tout délai inutile ne fera que ren­forcer l’attractivité des écoles de ges­tion au détri­ment de celles d’ingénieurs.

3 Commentaires

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titus­dtrépondre
2 novembre 2011 à 21 h 57 min

tronc com­mun
Bon­jour,

Pourquoi l’E­tat devrait il sup­port­er des frais de for­ma­tion sup­ple­men­taires que les entre­pris­es peu­vent tout a fait offrir a leurs employes desireux de gravir les ech­e­lons ? La for­ma­tion con­tin­ue fait par­tie des nou­veaux atouts dont dis­pose un cadre pour vis­er plus haut. Votre propo­si­tion d’en­seigne­ment ressem­ble beau­coup a la mineure d’E­CO pro­posee en deux­ieme annee de l’X quand j’y etais (2004). Comme vous le dites bien ce sont des cours faciles et plu­tot inter­es­sants, mais j’ai l’im­pres­sion que pour des jeunes etu­di­ants sans expe­ri­ence de l’en­tre­prise cela risque de “ren­tr­er par une oreille et sor­tir par l’autre” passez moi l’ex­pres­sion. Tenir compte aus­si de l’of­fre tres variee dans les dernieres annees de cur­sus crois­es ecole de commerce/ecole d’in­ge­nieur. Tenir compte aus­si du fait que beau­coup de gens n’ont pas force­ment envie de sor­tir de leur bureau d’etudes …

Philippe GENDREAUrépondre
3 novembre 2011 à 15 h 36 min
– En réponse à: titusdt

Bon­jour
En fait, je ne pense

Bon­jour

En fait, je ne pense pas que l’E­tat doive dépenser plus mais sim­ple­ment dépenser mieux. Je suis d’ac­cord sur le risque de voir le con­tenu ren­tre par une oreille et sor­tir par l’autre mais cela me sem­ble tout aus­si vrai de tous les cours de notre école et des autres.

Quand à l’of­fre de cur­sus croisé, son exis­tence est la preuve que les écoles d’ingénieur lais­sent une demande insat­is­faite et que la nature a hor­reur du vide. Il est à not­er a pro­pos de ce “croise­ment” que, si je con­nais beau­coup de gens ayant évolué de l’é­cole d’ingénieur vers celle de com­merce, je n’en con­nais que très peu ayant fait le par­cours inverse. Le croise­ment dont tu par­les me rap­pelle la two way street transat­lan­tique vue par les américains.

Pierre-Alainrépondre
14 novembre 2011 à 22 h 21 min
– En réponse à: Philippe GENDREAU

Bon­jour,
C’est une autoroute

Bon­jour,

C’est une autoroute à un sens, car il est incom­pa­ra­ble­ment plus dif­fi­cile de pass­er du com­merce à la tech­nique. Vous seriez éton­né de la pro­por­tion de jeunes ingénieurs qui n’ont pas (encore ?) pour pro­jet de vie d’at­tein­dre “Argent, pou­voir et prestige”.

Que les ingénieurs acquièrent un socle fon­da­men­tal de finance, soit ! Mais cela est dif­férent du ren­force­ment des cur­sus de finance. Détourn­er les ingénieurs vers la finance ne ren­forcera pas l’in­dus­trie française.

Quant à vouloir les imprégn­er du mode de pen­sée écon­o­miste, avec pour objec­tif suprême “d’apporter la crois­sance”, en s’in­téres­sant essen­tielle­ment “au court terme”, c’est tout sauf servir les entre­pris­es et notre pays à moyen et long terme. (Lire par exem­ple le dernier et excel­lent livre de notre cama­rade Ingénieur JM Jancovici)

Cor­diale­ment
Pierre-Alain X07

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