Rendre l'X accessible à des profils littéraires

Rendre l’accès à l’X possible à des littéraires

Dossier : ExpressionsMagazine N°771 Janvier 2022
Par François Xavier MARTIN (63)

Dans le monde actuel on vante les mérites de la diver­sité et notre école s’inscrit dans cette optique. Alors, poly­tech­ni­ciens, encore un effort pour être révo­lu­tion­naires ? Que pour­raient nous apporter des lit­téraires (dont des his­to­riens et des his­to­ri­ennes) ayant un excel­lent niveau math­é­ma­tique ? Ouvrons le con­cours aux élèves des khâgnes B/L ! Ce point de vue com­plète utile­ment le dossier relatif aux rela­tions des X et de l’Histoire…

En ce début du XXIe siè­cle, on aurait pu s’attendre à ce que les poly­tech­ni­ciens jouassent un rôle de plus en plus impor­tant dans la prise de déci­sions de type régalien affec­tant nos sociétés dont la dépen­dance vis-à-vis d’objets, de sys­tèmes et de ser­vices tech­niques ne cesse de croître. Or bien sou­vent, au moins dans le monde occi­den­tal et par­ti­c­ulière­ment en France, le rôle de l’ingénieur dans ce domaine se lim­ite à la four­ni­ture d’avis tech­niques à des décideurs des mon­des admin­is­tratif et poli­tique générale­ment issus d’autres formations.

Combiner esprit de géométrie et esprit de finesse

En France les bons élèves du sec­ondaire obti­en­nent majori­taire­ment un bac S (ou à par­tir de 2021 son équiv­a­lent). Beau­coup par­mi les meilleurs tit­u­laires de ce bac se diri­gent ensuite vers des études d’ingénieur pour lesquelles le diplôme de l’X est le plus recher­ché. Lim­iter le rôle ultérieur de la pop­u­la­tion issue d’une telle sélec­tion dans les grandes déci­sions publiques ne va donc pas dans le sens d’une util­i­sa­tion opti­male des ressources intel­lectuelles du pays.

Toute­fois, pour exercer des respon­s­abil­ités de cette nature, il ne suf­fit pas d’être capa­ble d’analyser, de con­cevoir et de diriger en util­isant la seule approche sci­en­tifique fondée sur une util­i­sa­tion qua­si exclu­sive du raison­nement abstrait. Les grands auteurs nous expliquent depuis longtemps que la con­duite des pro­jets ain­si que des hommes et des femmes impose de com­bin­er « esprit de géométrie » et « esprit de finesse » (Pas­cal), afin d’être capa­ble de docere, delectare, movere (Cicéron), ce que ne garan­tit pas le suc­cès au con­cours d’entrée à l’X.

Évolutions du recrutement et de l’enseignement de l’X après 1970

Pour les pro­mo­tions d’avant 1970 il n’existait qu’une voie d’accès à l’X : le tra­di­tion­nel con­cours théorique­ment mul­ti­dis­ci­plinaire, mais où en fait les math­é­ma­tiques avaient un poids déter­mi­nant, en par­ti­c­uli­er en rai­son du rôle élim­i­na­toire d’un petit oral por­tant unique­ment sur les maths et des coef­fi­cients extrême­ment impor­tants des deux épreuves de maths du grand oral. De plus, après le suc­cès au con­cours il n’existait qu’un cur­sus unique de deux ans, les seuls choix pos­si­bles étant entre langues vivantes et entre sports. Ce sys­tème avait l’avantage de garan­tir que la qua­si-total­ité des élèves reçus au con­cours serait capa­ble de suiv­re les enseigne­ments sci­en­tifiques de haut niveau de l’X, mais aus­si l’inconvénient de n’attirer qu’une pop­u­la­tion ayant reçu pen­dant les années de class­es pré­para­toires une for­ma­tion très focal­isée sur l’abstraction, peu ouverte sur le monde extérieur. De plus, les élèves de sexe féminin, exclues jusqu’en 1972, sont tou­jours très minori­taires à l’X.

À par­tir de 1970, dans le cadre d’une évo­lu­tion générale des sys­tèmes d’enseignement supérieur, des réformes ont peu à peu mis fin à la recherche de plus en plus illu­soire et vaine d’un ency­clopédisme sci­en­tifique uni­forme au niveau de chaque élève, qu’il a paru préférable de rem­plac­er par la con­nais­sance non plus indi­vidu­elle mais col­lec­tive au niveau de chaque pro­mo­tion d’un grand nom­bre de matières pou­vant faire l’objet d’une approche sci­en­tifique. Pour obtenir ce résul­tat ont été mis­es en place des fil­ières d’accès par con­cours diver­si­fiées (MP, PC, PSI, PT, TSI, BCPST, Université).

“Diverses écoles d’ingénieurs recrutent déjà des élèves de khâgnes B/L.”

La nécessité d’aller plus loin

Mal­gré cette diver­si­fi­ca­tion des pro­fils il existe tou­jours une dual­ité de for­ma­tions entre des sci­en­tifiques et des dirigeants d’entreprises tech­nologiques sou­vent poly­tech­ni­ciens, essen­tielle­ment passés par des class­es pré­para­toires à dom­i­nante sci­en­tifique, et des respon­s­ables admin­is­trat­ifs et poli­tiques majori­taire­ment issus d’études lit­téraires, juridiques, géopoli­tiques ou d’économie, d’approche plus his­torique que quan­ti­ta­tive. Il manque claire­ment une pop­u­la­tion qui aurait béné­fi­cié à un moment clé de sa for­ma­tion d’un enseigne­ment mari­ant de façon équili­brée rigueur sci­en­tifique, prise de con­science des lim­ites de son util­i­sa­tion exclu­sive dans le domaine des sci­ences humaines et même biologiques, et enfin ouver­ture sur le monde.

Une proposition facile à mettre en œuvre

L’X pour­rait tout à fait combler cette lacune en s’ouvrant aux élèves des khâgnes let­tres et sci­ences sociales dites B/L ou sci­en­tifiques, créées en 1983 au sein des lycées Hen­ri-IV et Lakanal, et main­tenant ouvertes dans une trentaine d’établissements publics et privés. Y sont enseignées des math­é­ma­tiques de haut niveau (au moins égal à celui de cer­taines voies d’accès déjà mis­es en place par l’X), ain­si que des dis­ci­plines lit­téraires (français, langues, philoso­phie) et sociales (his­toire, géo­gra­phie, économie, soci­olo­gie). Out­re les ENS (Ulm, Saclay, Lyon), des écoles sci­en­tifiques recru­tent déjà des élèves provenant de khâgnes B/L : l’Ensae, l’Ensai et divers­es écoles d’ingénieurs (dont vraisem­blable­ment bien­tôt Cen­trale­Supélec dont le pro­jet a été retardé par la Covid-19). 

La mise en place d’un tel con­cours à l’X serait facil­itée par l’existence d’une banque nationale d’épreuves B/L com­munes, chaque étab­lisse­ment util­isant ensuite des coef­fi­cients qui lui sont pro­pres pour établir le classe­ment de son con­cours d’entrée. L’attractivité de l’X devrait lui per­me­t­tre d’attirer cer­tains des meilleurs élèves des khâgnes B/L. Un avan­tage sub­sidi­aire viendrait du fait que les élèves de ces class­es sont majori­taire­ment de sexe féminin. 

6 Commentaires

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Chris­t­ian Gui­t­tet (70)répondre
17 janvier 2022 à 14 h 20 min

Pour com­pléter cet arti­cle très intéres­sant : il y a eu une époque pas si loin­taine (jusqu’aux années 60, je crois) où avoir le bac lit­téraire en plus du bac C don­nait quelques points sup­plé­men­taires au con­cours. Ne pour­rait-on pas restau­r­er cette disposition ?

Richard Lavergne (75)répondre
17 janvier 2022 à 18 h 43 min

Je ne vois guère d’in­térêt à élargir ain­si l’ac­cès de l’Ecole pour en faire une sorte de con­cur­rente de Sci­ences Po, de l’E­NA (nou­velle for­mule) ou même de HEC. Diluer l’im­age de l’Ecole n’ap­porterait rien de bon ni sur le fond en ter­mes de com­pé­tences, ni pour notre image, bien au con­traire car le pub­lic y ver­rait une école fourre-tout réservée à une élite. Si l’idée est de faciliter l’ac­cès des X aux postes de décideurs publics ou de féminis­er son vivi­er, il me sem­ble que c’est une fausse bonne idée. Il vaudrait mieux encour­ager les X à pren­dre des respon­s­abil­ités en s’in­vestis­sant dans les affaires publiques, voire en poli­tique, avec un bagage de sci­en­tifique acquis de longue date et avec un min­i­mum de “voca­tion”. Pour la fémin­i­sa­tion, il est peu prob­a­ble que le pour­cent­age d’élèves féminines soit amélioré car, toutes choses égales par ailleurs, ce sont les garçons sor­tant de khâgne qui s’ori­en­teront le plus vers l’X. Il serait plus effi­cace de val­oris­er l’im­age des ingénieurs et de la sci­ence au niveau nation­al, à l’im­age de ce qui se fait dans la plu­part des autres pays industrialisés

francois-xavier.martin.1963répondre
17 janvier 2022 à 23 h 28 min

Réponse à Chris­t­ian Gui­t­tet : j’ai passé le con­cours en 1963. A l’époque avoir une pre­mière par­tie de bac latin-grec (passé en fin de 1ère) rap­por­tait 30 points au con­cours de l’X. La plus éli­tiste sec­tion de l’époque était appelée A’. A la dif­férence de la sec­tion pure­ment lit­téraire appelée A (sans “prime”) elle inclu­ait des enseigne­ments en maths + physique + grec + latin + 1 langue vivante Pour mon­tr­er l’ordre de grandeur de ces 30 points ça a fait pass­er mon total de 1878 à 1908. A not­er que par chance j’avais pris anglais 1ère langue ; les copains qui avaient choisi l’allemand ont été assez gênés par la suite par leur mécon­nais­sance de l’anglais ….

D’autres écoles (Cen­trale ? Mines ?) don­naient des points à une deux­ième par­tie de bac « Phi­lo ». Cer­tains taupins — dont je fai­sais par­tie — le pas­saient en fin de math sup (sans aucune pré­pa­ra­tion spé­ci­fique). Quand on était tit­u­laire du bac « Math Elem » il suff­i­sait d’avoir la moyenne à une unique épreuve de phi­lo (je ne sais plus si c’était seule­ment un écrit ou s’il y avait égale­ment un oral).

Dans les 2 cas l’éventuelle men­tion AB B TB au bac n’avait aucune influ­ence sur le nom­bre de points obtenus.

Dans la France de 2022 il serait impens­able de revenir à un tel sys­tème au motif qu’il serait con­sid­éré comme hor­ri­ble­ment dis­crim­i­nant sur le plan social.

francois-xavier.martin.1963répondre
17 janvier 2022 à 23 h 51 min

Réponse à Richard Lavergne : je ne répondrai pas à la 1ère par­tie de ta remar­que car elle exprime une dif­férence de points de vues et cha­cun peut avoir le sien. En revanche je réagis à ta dernière phrase “val­oris­er l’image des ingénieurs et de la sci­ence au niveau nation­al, à l’image de ce qui se fait dans la plu­part des autres pays indus­tri­al­isés” Non ! l’im­age des ingénieurs et de la sci­ence est forte dans les pays en voie de développe­ment (Chine, Inde …) , mais cer­taine­ment pas “dans LA PLUPART des autres pays indus­tri­al­isés”. Vois ce qui se passe en par­ti­c­uli­er aux États-Unis ou au Roy­aume-Uni. En Alle­magne, une forte pro­por­tion des fameux “Doc­teurs” ne sont pas des doc­teurs sci­en­tifiques, mais des doc­teurs en droit, en économie, etc. Jusqu’à main­tenant, en rai­son de la dou­ble fil­ière écoles d’ingénieurs-masters pro­pre à la France, le secteur sci­en­tifique attire une pro­por­tion hon­or­able des jeunes vers les étude sci­en­tifiques puisqu’à bac + 5 (ingénieurs + mas­ters) je pense que nous avons le plus haut taux de diplômés sci­en­tifique de ce niveau du monde (au moins occi­den­tal). Tu peux le véri­fi­er à par­tir de la bible sta­tis­tique de l’en­seigne­ment (RERS de la DEPP, édi­tion annuelle acces­si­ble sur Inter­net) en com­para­nt à d’autres pays (les sta­tis­tiques améri­caines sont extrême­ment détail­lées. Toute­fois il faut faire atten­tion au fait que pour eux les “Sci­ences” inclu­ent les sci­ences humaines. Pour faire une com­para­i­son équitable il faut trou­ver les chiffres des “Nat­ur­al Sci­ences” qui sont net­te­ment moins élevés)

Chris­t­ian Jean­brau (X 63)répondre
19 janvier 2022 à 18 h 58 min

Je rejoindrais assez Lavergne en ce sens que je ne toucherais pas au con­cours d’en­trée, déjà trop élar­gi , tant je reste attaché à la taupe. En out­re, sauf erreur, il n’y a pas de Sc.Phys. en Khâgne B/L et je ne crois pas aux “rat­tra­pages” à ce niveau.
Par con­tre, je ne ver­rais que des avan­tages à ce qu’à l’X même soit mise en place la pos­si­bil­ité d’un cur­sus com­plé­men­taire de type dou­ble licence philoso­phie-let­tres dont la val­i­da­tion (sans con­ces­sion) enrichi­rait effec­tive­ment le bagage des sor­tants qui s’y astreindraient.

François Xavier MARTINrépondre
21 janvier 2022 à 1 h 12 min

A Chris­t­ian Jean­brau. “Je ne ver­rais que des avan­tages à ce qu’à l’X même soit mise en place la pos­si­bil­ité d’un cur­sus com­plé­men­taire de type dou­ble licence philoso­phie-let­tres dont la val­i­da­tion (sans con­ces­sion) enrichi­rait effec­tive­ment le bagage des sor­tants qui s’y astreindraient.”
En 2018 j’avais imag­iné ce que pour­rait être un cur­sus de ce type et l’avais décrit dans la J&R de sep­tem­bre (voir https://www.lajauneetlarouge.com/preparer-les-ingenieurs-aux-responsabilites-publiques/). Plus tard j’ai pen­sé que la mise en place d’un tel sys­tème deman­derait à l’École pour quelques élèves un vol­ume de tra­vail spé­ci­fique incom­pat­i­ble avec les efforts devant être con­sacrés simul­tané­ment à la pour­suite d’autres objec­tifs con­sid­érés comme plus pri­or­i­taires (mix­ité sociale et de genre, classe­ments inter­na­tionaux, recherche de ressources finan­cières com­plé­men­taires, etc.), Je pro­pose donc que le sys­tème envis­agé en 2018 soit rem­placé par l’ad­mis­sion par con­cours de quelques B/L.

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