Maurice LAURE (36)

Maurice Lauré (36) 1917 – 2001

Dossier : ExpressionsMagazine N°566 Juin/Juillet 2001Par : Jean-Paul DELACOUR

J’ai le triste pri­vi­lège de prendre ce matin la parole. Je le dois à l’in­dis­po­ni­bi­li­té momen­ta­née de Marc Vié­not, et à la jeu­nesse du Pré­sident de la Socié­té Géné­rale, Daniel Bou­ton, qui a sou­hai­té que l’o­ra­teur soit un vieux com­pa­gnon de route de Mau­rice Lau­ré. Il est vrai que j’ai com­men­cé à tra­vailler auprès de lui voi­ci qua­rante ans, et que j’ai pas­sé à ses côtés vingt et une années de ma vie pro­fes­sion­nelle, au Cré­dit Natio­nal d’a­bord, puis à la Socié­té Géné­rale. Ain­si se sont tis­sés des liens très forts et une ami­tié vivace, qui font affluer les sou­ve­nirs, et aus­si une immense tristesse.

Mau­rice Lau­ré est né en 1917 à Mar­ra­kech, où son père était offi­cier. Il vécut son enfance et sa jeu­nesse lycéenne à Rabat, puis à Saï­gon, sa famille s’é­tant éta­blie en Indo­chine. Reçu à l’É­cole poly­tech­nique peu avant la Seconde Guerre mon­diale, il pas­sa sans tran­si­tion de l’X à l’ar­mée. Fait pri­son­nier, il occu­pa ce séjour obli­gé en oflag, après quelques ten­ta­tives d’é­va­sion, à l’é­tude du droit, dont il devint docteur.

Reçu, dès son retour en France en 1945, au concours de l’Ins­pec­tion des Finances, qu’il avait aus­si pré­pa­ré en cap­ti­vi­té, il enta­ma alors une car­rière remar­quable et variée : d’a­bord au minis­tère des Finances, à la Direc­tion géné­rale des impôts, puis au minis­tère des Armées à la Direc­tion des ser­vices finan­ciers. En 1960, il est nom­mé direc­teur du Cré­dit Natio­nal. Il s’oc­cupe en même temps acti­ve­ment du déve­lop­pe­ment tou­ris­tique et agri­cole de la Corse, comme pré­sident de deux socié­tés d’é­co­no­mie mixte.

En 1967, il devient direc­teur géné­ral de la Socié­té Géné­rale. Il en sera ensuite le pré­sident pen­dant dix années, de 1972 à 1982. Au début de 1982, les cir­cons­tances l’o­bli­gèrent, comme qua­rante-trois autres pré­si­dents, à quit­ter bru­ta­le­ment ses fonc­tions. Je sais que ce fut une épreuve pour lui, pré­sident de grande répu­ta­tion, fai­sant corps avec sa mai­son, de ne pas aller au terme de son man­dat. Il se décla­ra seule­ment » mélan­co­lique » et exal­ta les ver­tus du chan­ge­ment. » On ne pro­gresse qu’en chan­geant « , aimait-il à dire.

Une nou­velle car­rière l’at­ten­dait dans la grande dis­tri­bu­tion. Pré­sident des Nou­velles Gale­ries jus­qu’en 1991, il s’im­plique dans des métiers nou­veaux avec toute son éner­gie et sa force créatrice.

Ce rap­pel, un peu trop chro­no­lo­gique, ne dit pas, bien sûr, quel était l’homme, capable d’un si brillant par­cours uni­ver­si­taire et professionnel.

Tous ceux qui ont ren­con­tré Mau­rice Lau­ré ont été frap­pés par deux qua­li­tés excep­tion­nel­le­ment déve­lop­pées chez lui : l’in­tel­li­gence et la puis­sance de tra­vail. Sa triple for­ma­tion de poly­tech­ni­cien, de juriste de haut niveau et d’ins­pec­teur des Finances lui per­met­tait de péné­trer tous les thèmes – tech­niques, indus­triels, éco­no­miques, finan­ciers, poli­tiques -, d’al­ler à l’es­sen­tiel, et d’exer­cer son juge­ment avec une grande sûreté.

Cette apti­tude à embras­ser des sujets com­plexes s’al­liait à une capa­ci­té éton­nante de pen­ser dans le même temps, comme un grand stra­tège, à tous les détails d’or­ga­ni­sa­tion et de fonc­tion­ne­ment des pro­jets qu’il conce­vait, et des ins­truc­tions qu’il don­nait pour leur exécution.

Cette puis­sance concep­tuelle s’est mani­fes­tée, entre autres, dans la réor­ga­ni­sa­tion de la DGI au minis­tère des Finances, et dans l’in­ven­tion de la TVA, intro­duite aujourd’­hui dans les sys­tèmes fis­caux de la plu­part des pays du monde. À la Socié­té Géné­rale, Mau­rice Lau­ré a per­çu à l’a­vance les effets des pre­miers chocs pétro­liers des années soixante-dix. Il en a pris la mesure et adap­té en consé­quence la poli­tique, l’or­ga­ni­sa­tion et la ges­tion de la mai­son, à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur de la France.

Si la Socié­té Géné­rale occupe aujourd’­hui la pre­mière place au monde dans les finan­ce­ments com­plexes des inves­tis­se­ments, comme les finan­ce­ments struc­tu­rés, c’est à lui qu’elle le doit, lui qui a recru­té, for­mé, ani­mé et ins­pi­ré des équipes au sein des­quelles il était capable, à lui seul, de jouer dans tous les détails le rôle du juriste, celui du fis­ca­liste, celui du mathé­ma­ti­cien et celui du financier.

Il a créé, de sa propre main, Sogé­bail, banque de cré­dit-bail à long terme. De Sogé­bail il disait : » J’a­vais tiré toute la quin­tes­sence du droit. Cela a été un exer­cice intel­lec­tuel for­mi­dable. » Ce mon­tage finan­cier sans pré­cé­dent, qui a 20 000 action­naires, fonc­tionne depuis un tiers de siècle comme un méca­nisme d’hor­loge astro­no­mique. Cer­tains de nos grands clients et amis res­taient sans voix devant tant d’i­ma­gi­na­tion et de savoir-faire. Pour­tant l’un d’eux, pour qui Mau­rice Lau­ré avait bâti une opé­ra­tion très sophis­ti­quée, me dit un jour : » D’ha­bi­tude, c’est la banque qui fait confiance au client. Là, avec Mau­rice Lau­ré, c’est le client qui fait confiance à la banque. »

Mau­rice Lau­ré n’é­tait pas seule­ment ce ban­quier chef d’or­chestre, et par­fois homme-orchestre, qui avait aus­si le talent du com­po­si­teur. Nour­ri du sens de l’in­té­rêt géné­ral, il s’est tou­jours pré­oc­cu­pé des grands pro­blèmes de notre pays. C’est lui qui, en don­nant une impul­sion déci­sive aux tech­niques du lea­sing indus­triel, ins­pi­ra les sché­mas finan­ciers qui feront sor­tir la France de son retard dans l’é­qui­pe­ment télé­pho­nique. Au moment de la crise de l’éner­gie, il étu­die le recy­clage des pétro­dol­lars et rédige un mémo­ran­dum qui aura un grand reten­tis­se­ment. Ce thème du rééqui­li­brage éco­no­mique et finan­cier mon­dial à la suite des chocs pétro­liers sera repris dans un livre de 1983, inti­tu­lé Recon­qué­rir l’es­poir. Dès 1953, il avait ras­sem­blé ses vues sur quelques thèmes majeurs, dont beau­coup res­tent d’ac­tua­li­té, dans Révo­lu­tion, der­nière chance de la France.

Sa vie durant, il a réflé­chi aus­si aux effets macroé­co­no­miques de la fis­ca­li­té et de la poli­tique moné­taire. Tout récem­ment, pen­dant ses vacances de Pâques en famille, il reli­sait les minutes de son der­nier ouvrage Les impôts gas­pilleurs, qui sera bien­tôt édi­té. Cet esprit fécond s’est atta­ché conti­nû­ment, comme peu de grands pra­ti­ciens ou d’é­co­no­mistes l’ont fait, à la réflexion sur un sys­tème fis­cal effi­cace et équi­table, mis au ser­vice d’une éco­no­mie moderne et ouverte. L’œuvre écrite du finan­cier et de l’é­co­no­miste est très impor­tante. Le thème macroé­co­no­mique de l’im­pôt a été abor­dé, au fil du temps, par Mau­rice Lau­ré, dans plu­sieurs livres : La TVA, puis quelques années plus tard, Au secours de la TVA, Impôts et pro­duc­ti­vi­té, Trai­té de poli­tique fis­cale, Science fis­cale en 1993 et La fonc­tion cachée de la mon­naie en 1997.

Mau­rice Lau­ré avait d’ailleurs un grand talent d’é­cri­ture, qui se mani­fes­tait par la clar­té du style et la force d’ex­pres­sion des idées. Il avait don­né quelques clés de ce talent dans un petit livre épa­tant inti­tu­lé L’ex­po­sé de concours. Les des­ti­na­taires des très nom­breuses notes manus­crites qu’il adres­sait à ses col­la­bo­ra­teurs, comme les livres qu’il a publiés, témoignent de sa remar­quable maî­trise de l’ex­pres­sion écrite.

Je vou­drais dire enfin quelques mots des rela­tions que Mau­rice Lau­ré avait avec les autres, notam­ment ses col­la­bo­ra­teurs proches ou moins proches. L’homme n’é­tait pas spon­ta­né­ment très expan­sif. Par­fois réser­vé, et même timide, comme si le rap­port hié­rar­chique et l’é­chelle des valeurs eussent été inver­sés. Mais c’é­tait l’at­ti­tude natu­relle d’é­coute d’un homme modeste et sen­sible, dépour­vu de la moindre arro­gance, sou­cieux du res­pect d’au­trui dans l’exer­cice de ses res­pon­sa­bi­li­tés. Il était aisé­ment acces­sible, rece­vant selon une tra­di­tion cen­te­naire tous les direc­teurs d’a­gences de France et de l’é­tran­ger lors de leur pas­sage au siège de la Socié­té Générale.

Il avait une éton­nante capa­ci­té d’ob­ser­va­tion, dis­crète mais infaillible, de la per­son­na­li­té de ses inter­lo­cu­teurs. Mais il for­mu­lait tou­jours ses conseils et ses juge­ments avec indul­gence et sou­vent avec humour.

Appré­ciant la bonne chère et le vin de Bour­gogne, il était bon com­pa­gnon, heu­reux des occa­sions fes­tives dans les ren­contres ami­cales et les voyages. Sa san­té était très robuste car, en plus de jour­nées bien rem­plies, il res­tait à sa table de tra­vail une par­tie de la nuit. Comme cer­tains grands hommes, il ne dor­mait que quatre ou cinq heures. Ce régime éco­nome en som­meil l’in­cli­nait par­fois à quelque som­no­lence au cours des réunions de l’a­près-midi. Les par­ti­ci­pants, qui avaient spon­ta­né­ment bais­sé le ton, se deman­daient si le pré­sident s’é­tait vrai­ment assou­pi, tant était aisée sa ren­trée dans la dis­cus­sion, dont il parais­sait n’a­voir rien perdu.

Il répon­dait lui-même aux nom­breux témoi­gnages de sym­pa­thie et de res­pect qu’il rece­vait, notam­ment à la période des vœux. Il savait expri­mer des sen­ti­ments d’une grande déli­ca­tesse à ceux qui étaient dans la peine ou la dif­fi­cul­té. Cette vraie gen­tillesse, qui était un peu occul­tée de prime abord par sa répu­ta­tion d’homme et de pré­sident d’ex­cep­tion, était recon­nue de tous. En retour, il fut un chef aimé de ses col­la­bo­ra­teurs de tous rangs.

Ces jours-ci, j’ai ren­con­tré plu­sieurs anciens, actifs ou retrai­tés, qui ont bien connu Mau­rice Lau­ré. Cha­cun m’a dit son émo­tion et sa peine. Mais tous ont ajou­té, et cela m’a frap­pé : » C’est un homme auquel je dois beau­coup, et qui nous a fait pro­gres­ser tous ensemble. » Cha­cun dans sa sphère est en effet conscient et recon­nais­sant de ce qu’il a reçu des dons, de l’in­tel­li­gence, et du tra­vail de Mau­rice Lauré.

Il a beau­coup appor­té à toutes les ins­ti­tu­tions et entre­prises où il a exer­cé de hautes res­pon­sa­bi­li­tés, en par­ti­cu­lier à la Socié­té Géné­rale, à laquelle sa per­sonne a ins­pi­ré des sen­ti­ments d’af­fec­tueuse fierté.

La Socié­té Géné­rale porte aujourd’­hui son deuil, et par­tage la grande peine des siens. Nous disons à Madame Lau­ré, à Daniel, à Jean-Fran­çois, à Domi­nique, à leurs épouses, à ses petites-filles dont il par­lait avec ten­dresse, que nous sommes très proches d’eux, comme l’at­testent le recueille­ment et la fer­veur de cette cérémonie.

Nous res­te­rons fidèles à la mémoire et à l’exemple de l’homme excep­tion­nel – homme de cœur, homme de réflexion et homme d’ac­tion – et du grand pré­sident que fut Mau­rice Lauré.

N.D.L.R. : Mau­rice Lau­ré, bien qu’il n’ait pu exer­cer ses talents dans ce domaine, était ingé­nieur des Télécommunications.

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