Mathématiques financières, un outil à maîtriser

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Mathieu ROSENBAUM
Par Peter TANKOV (97)

REPÈRES

REPÈRES
Depuis 1973 et la célèbre for­mule de Black et Scholes, les mod­èles math­é­ma­tiques ont été intro­duits dans le but de gér­er et cou­vrir le risque. Ain­si, cette for­mule donne une stratégie per­me­t­tant de cou­vrir par­faite­ment le risque d’un pro­duit dérivé sim­ple, sous les hypothès­es du mod­èle de Black-Scholes. Depuis cette époque, des pro­duits plus com­pliqués ont été intro­duits et, par­al­lèle­ment, des mod­èles plus réal­istes que celui de Black-Scholes ont été développés.

Nom­breux sont ceux ayant désigné l’u­til­i­sa­tion des math­é­ma­tiques finan­cières respon­s­able de la crise dite des sub­primes. En con­séquence, les for­ma­tions les plus pres­tigieuses en math­é­ma­tiques finan­cières (notam­ment celles de l’É­cole poly­tech­nique et du mas­ter de prob­a­bil­ités et finance de l’É­cole poly­tech­nique et de l’u­ni­ver­sité Paris-VI) ont été mon­trées du doigt : ” On apprend aux étu­di­ants les plus bril­lants à faire des coups en Bourse ” a‑t-on pu lire et enten­dre à maintes repris­es. Il con­vient de pré­cis­er les choses : la crise est-elle due à l’in­tro­duc­tion de mod­èles math­é­ma­tiques com­plex­es dans le monde de la finance ? Non. Cer­tains util­isa­teurs de ces mod­èles ont-ils une respon­s­abil­ité dans cette crise ? Oui.

Évidem­ment, en pra­tique, la déci­sion de se servir d’un cer­tain mod­èle dans un con­texte don­né relève de la respon­s­abil­ité de l’u­til­isa­teur de ce mod­èle. Ain­si les mod­èles de math­é­ma­tiques finan­cières sont faits pour fonc­tion­ner dans un cadre stan­dard, lorsque leurs hypothès­es théoriques sont qua­si­ment véri­fiées. Les con­séquences (finan­cières) des écarts au mod­èle sont alors faibles. Une analo­gie serait de dire qu’il est sen­sé d’u­tilis­er la mécanique new­toni­enne stan­dard dans de nom­breux prob­lèmes, même s’il existe quelques frot­te­ments, mais que le même out­il devient absurde dans un cadre relativiste.

Effets de la titrisation

Pas de gains sans risque
Les béné­fices indé­cents des ban­ques observés sur les marchés ces dernières années auraient dû don­ner l’alerte : nous n’é­tions plus dans le cadre stan­dard de la mod­éli­sa­tion où l’hy­pothèse fon­da­men­tale est, rap­pelons-le, l’ab­sence d’op­por­tu­nité d’ar­bi­trage (c’est-à-dire l’im­pos­si­bil­ité d’obtenir des gains sans risque).

La crise finan­cière de 2007–2008 a été large­ment provo­quée par la crois­sance démesurée d’un marché par­ti­c­uli­er : celui des oblig­a­tions adossées à des act­ifs, plus con­nues sous le nom générique anglais de Col­lat­er­al­ized Debt Oblig­a­tions (CDO). Les CDO ont été créées grâce à une méth­ode appelée titri­sa­tion, ou trans­for­ma­tion des créances en titres. L’ob­jec­tif de la titri­sa­tion est le trans­fert du risque de défaut des créanciers (typ­ique­ment, les emprun­teurs immo­biliers) vers des investis­seurs extérieurs. Pour titris­er son porte­feuille de créances, la banque crée une société séparée et lui vend ce porte­feuille. La société émet des oblig­a­tions, les CDO, qui sont ven­dues aux investisseurs.

Ces oblig­a­tions sont classées en plusieurs caté­gories ou tranch­es, qui déter­mi­nent l’or­dre dans lequel les pertes du porte­feuille de créances ini­tial les affectent. La tranche dite senior est la moins rémunérée. Elle représente en général entre 80 % et 90 % du mon­tant total et est la dernière à subir des pertes.

Les béné­fices indé­cents des ban­ques auraient dû don­ner l’alerte

Elle est donc (au moins en théorie) beau­coup moins risquée que les créances du porte­feuille ini­tial. En effet, elle ne sera pas affec­tée par les pertes du porte­feuille tant que toutes les autres tranch­es n’ont pas été détru­ites. Par exem­ple, con­sid­érons un porte­feuille de prêts immo­biliers, cha­cun de même mon­tant. Si la tranche senior représente 90 %, elle ne sera pas touchée avant que 10 % des emprun­teurs aient fait défaut, ce qui parais­sait qua­si­ment impossible.

Un risque sys­témique sous-évalué
Les CDO sont des pro­duits financiers pou­vant être extrême­ment com­pliqués. En ten­ant compte des références à d’autres doc­u­ments, le nom­bre de pages de la notice de cer­tains de ces pro­duits dépasse le mil­lion ! C’est pour dire à quel point per­son­ne ne pou­vait vrai­ment appréhen­der la com­plex­ité de ces act­ifs. Dans ce con­texte, les agences de nota­tion ont util­isé des mod­èles sim­pli­fiés, basés sur les his­toriques des taux de rem­bourse­ment des emprunts. Prob­lème : ces mod­èles ont seule­ment pris en compte les non-rem­bourse­ments des emprun­teurs indi­vidu­els dus à des cir­con­stances par­ti­c­ulières. En revanche, le risque sys­témique, lié à un ren­verse­ment glob­al du marché immo­bili­er, a été large­ment sous-estimé. Pour en tenir compte, il aurait fal­lu remon­ter jusqu’aux années trente et la Grande Dépres­sion, ce que per­son­ne n’a fait. Ain­si, si les tranch­es senior étaient bien pro­tégées con­tre les risques indi­vidu­els, elles n’é­taient pas immu­nisées con­tre le risque systémique.

Des notations sans lien avec la réalité

On fab­ri­quait ain­si à par­tir des prêts sub­primes des oblig­a­tions sup­posées qua­si­ment sans risque !

Enfin, une note est attribuée à chaque tranche par une agence de nota­tion (agence de rat­ing). Les agences de nota­tion sont des étab­lisse­ments indépen­dants qui esti­ment la qual­ité de crédit des émet­teurs. Ain­si, leur note est cen­sée mesur­er l’ex­po­si­tion au risque de défaut de la tranche. Avant 2007, les tranch­es senior de la plu­part des CDO rece­vaient la note la plus élevée AAA, qui cor­re­spond à un taux his­torique de défauts inférieur à 0,02 % par an. Cela a con­duit à l’aber­ra­tion suiv­ante : à par­tir d’un porte­feuille des prêts de basse qual­ité (sub­primes), on fab­ri­quait ain­si des oblig­a­tions dont 90 % étaient sup­posées qua­si­ment sans risque !

Con­cur­rence et déontologie
Les agences de rat­ing sont payées pour leurs ser­vices par les ban­ques dont elles éval­u­ent les pro­duits. Si elles avaient appliqué une méthodolo­gie pru­dente, elles auraient risqué de voir leurs clients par­tir chez un con­cur­rent moins scrupuleux.

Cette dépen­dance au risque sys­témique s’est fait ressen­tir sur le marché à par­tir de 2007, lorsque les prix de l’im­mo­bili­er aux États-Unis ont forte­ment chuté. Les nota­tions ont alors été revues à la baisse. Cette révi­sion s’est réper­cutée immé­di­ate­ment sur les prix des CDO, provo­quant des pertes très impor­tantes pour les ban­ques (qui utilisent depuis le début des années qua­tre-vingt-dix la compt­abil­ité à la valeur de marché). Le mou­ve­ment de panique déclenché par ces pertes a alors qua­si­ment réduit à zéro la liq­uid­ité du marché des CDO. En effet, les prix de ces ” act­ifs tox­iques ” étant con­stam­ment révisés à la baisse, il deve­nait presque impos­si­ble de s’en débarrasser.

Panurgisme et mélange des rôles

Pour résumer, en rai­son d’une sous-esti­ma­tion du risque sys­témique, les coupons des CDO sont devenus très attrac­t­ifs. À par­tir de là, des sommes d’ar­gent impor­tantes ont com­mencé à être gag­nées sur les marchés et une bulle s’est alors for­mée. Pourquoi cette bulle a‑t-elle per­duré ? Car du point de vue indi­vidu­el d’un acteur de marché, dans ce con­texte de gains faciles, il faudrait être fou pour être le seul à vouloir en sortir.

Maths et antibiotiques
Elyes Joui­ni, vice-prési­dent de Paris-Dauphine, fait observ­er dans un arti­cle pub­lié par Le Monde le 15 décem­bre 2008 que ” con­damn­er les math­é­ma­tiques finan­cières revient à com­bat­tre l’an­tibi­o­tique qui guérit mais génère aus­si de nou­velles souch­es plus résis­tantes. Il faut lim­iter l’usage des antibi­o­tiques, et non inter­dire la recherche de nou­velles molécules. ”

Même si les out­ils math­é­ma­tiques étaient disponibles pour la bonne ges­tion des risques, la logique finan­cière l’a emporté, et ” on a fait comme tout le monde ” pour ne pas per­dre sa part du gâteau.

Les math­é­ma­tiques finan­cières ne sont donc pas respon­s­ables de la crise mais leur util­i­sa­tion déraison­née, hors du cadre d’ap­plic­a­bil­ité des mod­èles, a eu des con­séquences graves. Faut-il donc désor­mais les con­damn­er en tant ” qu’outil pour spécu­la­teurs mal inten­tion­nés ” alors qu’elles ont per­mis depuis quar­ante ans nom­bre d’a­vancées majeures dans la ges­tion des risques financiers ?

Cer­taine­ment pas. Au con­traire, la crise a prou­vé que de nou­veaux efforts de recherche et d’en­seigne­ment sur des aspects fon­da­men­taux comme le risque sys­témique ou la liq­uid­ité sont néces­saires. Elle a égale­ment mon­tré que les math­é­ma­tiques et les math­é­mati­ciens sont indis­pens­ables, non seule­ment dans les salles de marchés des ban­ques, mais aus­si et surtout dans les cel­lules de recherche des autorités de tutelle des marchés financiers. Ils aideront les régu­la­teurs à com­pren­dre l’évo­lu­tion con­stante des marchés financiers et à repér­er à temps les excès pou­vant con­duire à des cat­a­clysmes économiques.

Chronologie de la crise


1987 : émis­sion d’une pre­mière oblig­a­tion de type CDO par Drex­el Burn­ham Lam­bert Inc.

2001 : le taux d’in­térêt directeur de la FED passe en dessous de 2 %.

Octo­bre 2005 : la taille glob­ale du marché des CDO est estimée à 1,5 tril­lion de dollars.

2006 : le taux de la FED atteint 5,75 %. Les taux des prêts sub­primes, vari­ables, ont suivi la hausse. Les emprun­teurs ne peu­vent pas rem­bours­er. Ils vendent leurs biens immo­biliers aux enchères. Le marché de l’im­mo­bili­er s’effondre.

Juil­let 2007 : les organ­ismes spé­cial­isés dans les prêts hypothé­caires sont les pre­miers touchés : inca­pac­ité à hon­or­er leurs engage­ments, pertes.

Juil­let 2007 : Bear Sterns, un géant améri­cain de ges­tion d’ac­t­ifs, annonce des pertes sans précé­dent dans deux de ses fonds investis mas­sive­ment en CDO.

Août 2007 : les Ban­ques cen­trales (améri­caine, européenne, japon­aise, anglaise…) met­tent à dis­po­si­tion du marché inter­ban­caire 400 mil­liards d’euros.

Octo­bre 2007 : Mer­rill Lynch annonce des pertes de 7,9 mil­liards de dol­lars liées à son activ­ité de CDO.

Avril 2008 : l’OCDE éval­ue les pertes dues aux sub­primes à 422 mil­liards de dollars.

Sep­tem­bre 2008 : les deux géants du prêt hypothé­caire, ” Fan­nie Mae ” et ” Fred­die Mac ” reçoivent 200 mil­liards de dol­lars du gou­verne­ment améri­cain, l’as­sureur AIG 85 milliards.

Week-end du 14 sep­tem­bre et 15 sep­tem­bre 2008 : défaut de la banque d’af­faires Lehman Broth­ers, effon­drement d’AIG et le rachat de Mer­rill Lynch par Bank of America.

Octo­bre 2008 : le plan de sauve­tage améri­cain est adop­té, 840 mil­liards de dol­lars pour recap­i­talis­er les ban­ques et garan­tir les avoirs.

6 octo­bre 2008 : le CAC 40 enreg­istre sa plus forte chute quo­ti­di­enne depuis sa créa­tion — 9 %.

13 octo­bre 2008 : le gou­verne­ment français ouvre un crédit de 10,5 mil­liards d’eu­ros aux six plus grandes ban­ques privées du pays ; le CAC 40 bat son record his­torique de hausse quo­ti­di­enne + 11 %.

4 novem­bre 2008 : élec­tion de Barack Oba­ma aux États-Unis.

16 décem­bre 2008 : plus bas niveau du taux directeur de la Banque cen­trale améri­caine depuis 1954.

19 décem­bre 2008 : adop­tion d’un plan de relance de 26 mil­liards d’eu­ros en France.

Mars 2009 : l’ex-numéro un mon­di­al de l’as­sur­ance, AIG, annonce 100 mil­liards de dol­lars de perte pour l’an­née 2008.

5 mars 2009 : la BCE ramène son prin­ci­pal taux directeur à 1,5 %, plus bas niveau his­torique depuis la créa­tion de l’eu­ro en 1999.

Commentaire

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GENDREAUrépondre
30 juin 2010 à 13 h 54 min

Philippe
Il suf­fi­rait donc de met­tre un peu plus de matheux à l’AMF pour que tout baigne et que nous soyons à jamais pro­tégés des erre­ments des ignares et mal intentionnés.

Si c’é­tait vrai cela se saurait. En fait, tant que le sys­teme actuel per­met a ceux qui pren­nent des risques avec l’ar­gent des autres de s’en­richir à titre per­son­nel infin­i­ment plus que ceux qui les con­tro­lent, les con­troleurs n’au­ront dans leurs rangs que des moines sol­dats et des lais­sés pour compte. Et du coup, il seront tou­jours trois longueurs der­riere (et je ne par­le meme pas des pres­sions poli­tiques et du lobbying).
Car, ne revons pas, la sous éval­u­a­tion du risque a arrangé tout le monde : les emprun­teurs peu solv­ables ont eu acces au crédit, les ban­ques ont gon­flé leurs prof­its (puisqu’elles n’avaient plus de cout de risque) et les gou­verne­ments ont vu une crois­sance inespérée leur tomber du ciel. Avec toutes ces qualites et le culte du court terme qui car­ac­terise notre monde, la recidive est inevitable.….
Je pense que la solu­tion est ailleurs : 1) Dans une logique de pro­vi­sions lour­des pour les gens qui utilisent ces pro­duits (un peu comme les réserves oblig­a­toires des assurances)
2) En créant des sanc­tions pénales pour ceux qui dérapent sci­em­ment ou par incom­pé­tence lourde ain­si que pour leurs supérieurs hiérar­chiques (on peut aller en prison pour avoir blessé un pié­ton ou parce qu’un col­lab­o­ra­teur n’a pas fait respecter les procé­dures de sécu­rité, alors pourquoi pas pour avoir ruiné 300 000 petits porteurs ?)
3) En ren­for­cant l’oblig­a­tion de traça­bil­ité et en cen­tral­isant la com­pen­sa­tion, ce qui per­me­t­tra de remon­ter aux coupables en cas de mal­heur. (cela c’est plus dif­fi­cile dans un monde comme le notre, je le concede).
Cordialement

Philippe GENDREAU

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