Management des risques financiers et opérationnels de la “supply chain”

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007
Par Hervé HILLION (80)
Par Alain MARTIN

Les enjeux de la supply chain

Rap­pelons que l’en­jeu majeur de la sup­ply chain, quel que soit le secteur d’ac­tiv­ité, est d’as­sur­er une meilleure syn­chro­ni­sa­tion des flux de « bout en bout », des four­nisseurs les plus en amont aux clients les plus en aval (voir sché­ma 1). Plusieurs fac­teurs ont ren­du cette prob­lé­ma­tique de plus en plus com­plexe à traiter, notamment :

 l’ex­plo­sion de la diver­sité produit,
• le rac­cour­cisse­ment dras­tique des cycles de vie,
• la mon­di­al­i­sa­tion des marchés (clients et fournisseurs),
 les exi­gences de ser­vice (délais de livrai­son, personnalisation…),
 la pres­sion crois­sante sur la réduc­tion des coûts (logis­tiques, stocks…),
• la forte inter­dépen­dance entre tous les acteurs d’une fil­ière (four­nisseurs de plusieurs rangs, sous-trai­tants, con­struc­teurs, dis­trib­u­teurs, prestataires logistiques…).

Le sup­ply chain man­age­ment (SCM) s’est imposé ces dix dernières années à la fois comme une dis­ci­pline à part entière, comme une fonc­tion-clé de man­age­ment, et beau­coup d’en­tre­pris­es y ont con­sacré des investisse­ments en temps et en argent considérables.

Cepen­dant le résul­tat n’a pas été, dans de nom­breux cas et tous secteurs con­fon­dus, à la hau­teur des ambi­tions, comme peu­vent en témoign­er les exem­ples récents de grandes entre­pris­es confrontées :

 à des prob­lèmes de dépré­ci­a­tion mas­sive de leurs stocks (cas de l’in­dus­trie high-tech) ou de finance­ment de leur BFR (Besoin en fonds de roulement),
 à de graves rup­tures dans les ser­vices ren­dus aux clients, notam­ment par l’in­ca­pac­ité à tenir les engage­ments de délais, avec les con­séquences poten­tielles de perte ou de décalage de revenus (cas de l’in­dus­trie aéro­nau­tique & défense),
 à l’ex­plo­sion de stocks d’in­ven­dus, du fait notam­ment des poli­tiques d’achats mas­sifs dans les pays « à bas coûts » et de leurs effets induits sur le manque de flex­i­bil­ité des appro­vi­sion­nements (cas de la grande distribution).

Les prévisions sont toujours fausses

De manière qua­si sys­té­ma­tique, la pre­mière des caus­es incrim­inées vient du manque de fia­bil­ité des prévi­sions, con­duisant d’ailleurs à deux atti­tudes opposées :

 per­sévér­er dans la « fia­bil­i­sa­tion » des prévi­sions, par l’amélio­ra­tion des pra­tiques, la mise en œuvre d’outils sophis­tiqués, le partage d’in­for­ma­tions prévi­sion­nelles avec ses clients, etc.,
• à l’in­verse, se con­cen­tr­er sur la réduc­tion des délais à tous les niveaux et sur la « flex­i­bil­i­sa­tion » de la sup­ply chain, de façon à la « tir­er » par la demande réelle.

Il est sig­ni­fi­catif de con­stater que, dans beau­coup de cas, aucune de ces deux poli­tiques n’in­tè­gre un mod­èle d’é­val­u­a­tion du niveau de risque induit sur la sup­ply chain, et surtout de la façon dont le risque est répar­ti entre les acteurs.

Cette sit­u­a­tion pénalise forte­ment les ini­tia­tives d’amélio­ra­tion, non pour des raisons de méthodolo­gies ou de tech­niques de plan­i­fi­ca­tion de la sup­ply chain, mais en rai­son de freins cul­turels, organ­i­sa­tion­nels et contractuels :

 il est certes évi­dent que prévoir un niveau de ventes moyen de 100 unités, avec un écart pos­si­ble de + ou — 90 unités, ou bien faire la même prévi­sion avec un écart pos­si­ble de + ou — 10 unités réduit a pri­ori le niveau de risque sur le stock ou le ser­vice. Com­ment inciter pour autant le client ou le com­mer­cial à faire durable­ment cet effort, sans un mécan­isme clair de val­ori­sa­tion et de partage des risques associés ?
 de la même façon, cha­cun sait que les prévi­sions à moyen terme sont en général moins fiables que les prévi­sions à court terme, d’où l’in­térêt d’une sup­ply chain en « flux tiré ». Mais jusqu’où faut-il réduire les délais et ten­dre la sup­ply chain, par rap­port aux sur­coûts et risques induits, que ce soit en aug­men­ta­tion de capac­ité, risques de rup­ture, etc. ?

Para­doxale­ment, notons que les efforts de flex­i­bil­i­sa­tion ont été bien sou­vent imposés aux four­nisseurs les plus en amont de la sup­ply chain, là où la demande devrait pré­cisé­ment être la plus stable.

Modéliser et valoriser les risques de planification

En s’in­spi­rant de tech­niques finan­cières éprou­vées, nous avons dévelop­pé un ensem­ble de mod­èles et de « boîtes à out­ils » adap­tés à la sup­ply chain, et per­me­t­tant notamment :

• de val­oris­er les risques, en par­ti­c­uli­er liés aux erreurs de planification,
 de réduire dras­tique­ment le coût des erreurs de plan­i­fi­ca­tion, qu’il s’agisse d’ap­pro­vi­sion­nement, de ges­tion des stocks ou de plans de production,
 de définir des con­di­tions équili­brées de partage des béné­fices et des risques entre les parte­naires (internes et externes) de la sup­ply chain.

Nous don­nons ci-après une illus­tra­tion (voir fig­ure 2), rel­a­tive à la prob­lé­ma­tique d’é­val­u­a­tion de la rentabil­ité et des risques d’une poli­tique de stock, util­isant les tech­niques de VaR (Val­ue at Risk).
 


Fig­ure 2
Mod­éli­sa­tion de la VaR (val­ue at risk) appliquée à la ges­tion des stocks

Les fonde­ments de notre approche reposent sur deux constats :

 d’une part les erreurs de prévi­sions sont très sou­vent con­sid­érées comme un élé­ment exogène à l’en­tre­prise, du fait des incer­ti­tudes et de la volatil­ité de la demande. D’autres fac­teurs con­tribuent pour­tant, par­fois très sig­ni­fica­tive­ment, à ces « erreurs » : évo­lu­tion de la poli­tique mar­ket­ing, change­ment d’ob­jec­tifs com­mer­ci­aux, nou­velles con­traintes finan­cières, etc. D’où l’in­térêt, pour mesur­er les risques, de con­sid­ér­er les prévi­sions comme un objec­tif de vente (en quan­tités, prix) à un hori­zon don­né et de s’in­téress­er à la prob­a­bil­ité (taux) de réal­i­sa­tion de cet objectif ;
 d’autre part le stock a trop longtemps été con­sid­éré comme un seul fac­teur de coût, ampli­fié par le dogme du « zéro stock » des années qua­tre-vingt-dix. Or le stock est d’abord un act­if, au même titre qu’un investisse­ment en capac­ité de pro­duc­tion : sa rentabil­ité brute est fonc­tion de la marge atten­due de la vente des pro­duits sur la durée d’é­coule­ment plan­i­fiée du stock (sans tenir compte ici des délais de paiement). Bien enten­du sa rentabil­ité nette est dans la pra­tique vari­able en rai­son des pertes poten­tielles, tant par le risque de sur­stock (engen­drant une dépré­ci­a­tion), que par les risques de pénurie (engen­drant une perte de CA).

Le mod­èle de la fig­ure 2 illus­tre, de manière sim­pli­fiée, le cal­cul de la VaR, mesurant ain­si le niveau et la prob­a­bil­ité de perte poten­tielle sur l’ac­t­if (le stock), en fonction :
 des écarts prob­a­bles de consommation,
 des délais d’ap­pro­vi­sion­nement et des écarts prob­a­bles de réalisation,
 des délais d’é­coule­ment plan­i­fié (ou du taux de rotation).

Ces out­ils per­me­t­tent ain­si de simuler et de val­oris­er la rentabil­ité et le risque asso­cié de dif­férentes poli­tiques de sup­ply chain, comme le mon­tre l’ex­em­ple de la fig­ure 3 pour un porte­feuille de pro­duits dans l’u­nivers de la distribution.


Fig­ure 3
Val­ori­sa­tion de la rentabil­ité et des riques du porte­feuille de pro­duits en stock

Le coût du risque et l’im­pact sur la marge brute (gross mar­gin) et nette (net mar­gin) sont mesurés pour cha­cune des options, facil­i­tant ain­si la réso­lu­tion des arbitrages-clés :

 faut-il aug­menter la fréquence d’ap­pro­vi­sion­nements (taux de rota­tion) ? Dans ce cas, les espérances de gains sur la marge nette (diminu­tion du risque) com­pensent-elles la perte sur la marge brute (aug­men­ta­tion des coûts d’approvisionnement) ?
 faut-il négoci­er un rac­cour­cisse­ment des délais four­nisseurs ? Dans ce cas, les espérances de gains sur la marge nette com­pensent-elles la perte sur la marge brute (aug­men­ta­tion des coûts d’achat) ? Com­ment partager la prime de risque avec mon fournisseur ?
 quelle est l’in­ci­dence du taux d’er­reurs des prévi­sions et sur quels pro­duits dois-je faire porter mes efforts de fiabilisation ?
• com­ment opti­miser mon porte­feuille de pro­duits en stock afin, soit de max­imiser ma rentabil­ité, soit de min­imiser mon risque, ou en fonc­tion de l’équili­bre souhaité rentabilité-risque ?

Nous sommes évidem­ment bien loin de la fameuse for­mule de Wil­son, encore mal­heureuse­ment trop sou­vent employée, qui per­me­t­tait de cal­culer l’op­ti­mum économique d’une poli­tique de stock en fonc­tion des coûts fix­es d’ap­pro­vi­sion­nement et des coûts vari­ables de stock­age. Rap­pelons pour mémoire que celle-ci date de 1913 ! et fait l’hy­pothèse qu’il n’y a aucune incer­ti­tude sur la demande…

Maîtriser les risques opérationnels de la supply chain

La maîtrise des risques de plan­i­fi­ca­tion, grâce aux méth­odes et tech­niques exposées ci-dessus, n’a mal­heureuse­ment qu’une portée lim­itée, si celle-ci ne se traduit pas dans la réal­ité opéra­tionnelle de la sup­ply chain. Or les exem­ples abon­dent encore dans toutes les entre­pris­es, de brusques vari­a­tions des niveaux de per­for­mance, sans qu’il faille pour autant remet­tre en cause la qual­ité intrin­sèque des proces­sus d’exécution.

Ces défail­lances provi­en­nent en effet du manque d’in­té­gra­tion et de coor­di­na­tion entre la plan­i­fi­ca­tion et l’exé­cu­tion, pour plusieurs raisons :

 la com­plex­ité des proces­sus d’élab­o­ra­tion, de mise à jour et de partage des plan­nings, qu’il s’agisse de prévi­sions, réap­pro­vi­sion­nement des stocks, pro­duc­tion, etc. : il n’est pas rare encore que chaque ser­vice-fonc­tion (com­mer­ciale, logis­tique, pro­duc­tion, finance…) dis­pose de sa pro­pre ver­sion, sou­vent via une recon­sol­i­da­tion sur des fichiers Excel, faute de dis­pos­er de moyens sim­ples et effi­caces d’analyse et de resti­tu­tion (même avec les ERPs ou les logi­ciels dédiés à la plan­i­fi­ca­tion de la sup­ply chain — les APS) ;
 le manque de vis­i­bil­ité sur l’é­tat pré­cis des stocks ou des engage­ments de capac­ité, sou­vent là aus­si faute de dis­pos­er de moyens sim­ples de con­sol­i­da­tion, con­trôle, analyse, dif­fu­sion dans des envi­ron­nements mul­ti­ac­teurs, mul­ti­sys­tèmes d’in­for­ma­tions, et cela mal­gré les ERPs en place. Bien enten­du les infor­ma­tions de report­ing sont acces­si­bles, mais elles ne sont pas syn­chro­nisées avec le rythme qua­si-temps réel de déroule­ment des opéra­tions de la sup­ply chain ;
 citons égale­ment la prob­lé­ma­tique de foi­son­nement des indi­ca­teurs de per­for­mance, sou­vent con­tra­dic­toires, entre les organ­i­sa­tions, les géo­gra­phies, les fonc­tions, etc.

C’est pourquoi l’en­jeu majeur de ges­tion de la sup­ply chain aujour­d’hui ne réside pas dans une plus grande sophis­ti­ca­tion de la plan­i­fi­ca­tion, ni dans une meilleure effi­cac­ité de l’exé­cu­tion : c’est grâce à une meilleure syn­chro­ni­sa­tion des infor­ma­tions de plan­i­fi­ca­tion et d’exé­cu­tion, qu’il devient pos­si­ble de créer un cer­cle vertueux d’amélio­ra­tion de la per­for­mance et de la robustesse de la sup­ply chain.

Les solu­tions mis­es en œuvre par les entre­pris­es les plus avancées dans ce domaine s’ap­puient sur :

 un mod­èle de ges­tion et val­ori­sa­tion des risques, à la fois financiers (voir ci-dessus) et opérationnels,
 des tech­nolo­gies de cap­ture, fil­trage, his­tori­sa­tion, traite­ment événe­men­tiel et asyn­chrone du flux d’in­for­ma­tions, per­me­t­tant une col­lecte des don­nées en « temps réel », mul­ti­proces­sus, mul­ti­sys­tèmes, multiformats,
 des proces­sus et solu­tions de « mon­i­tor­ing » des aléas-écarts entre les valeurs plan­i­fiées et les valeurs réal­isées (niveau de stock, con­som­ma­tion de la demande prévi­sion­nelle, etc.) et de détec­tion des niveaux de risque,
 des proces­sus de déclenche­ment d’alertes per­me­t­tant d’an­ticiper les prob­lèmes poten­tiels et de propager l’in­for­ma­tion auprès des acteurs concernés,
• des solu­tions d’aide à la déci­sion et de col­lab­o­ra­tion syn­chrone pour faciliter la réso­lu­tion « temps réel » des prob­lèmes et éviter leur prop­a­ga­tion et leur amplification.

C’est ain­si qu’a été dévelop­pé un poste de pilotage assur­ant une super­vi­sion con­tin­ue des risques de la sup­ply chain et la mise à jour en temps réel des indi­ca­teurs-clés de per­for­mance, acces­si­ble via le Web à tous les acteurs (internes et externes).

Bien enten­du, les solu­tions que nous évo­quons ne se réduisent pas à la mise en œuvre de tech­nolo­gies : c’est à la fois un change­ment d’ap­proche dans l’organ­i­sa­tion des proces­sus de man­age­ment de la sup­ply chain, le développe­ment d’un savoir-faire et d’une cul­ture de ges­tion du risque, et enfin la mise en œuvre de pra­tiques beau­coup plus col­lab­o­ra­tives entre les dif­férents acteurs impliqués pour la réso­lu­tion des arbi­trages opérationnels.

Conclusion

Face à la com­plex­ité gran­dis­sante des sup­ply chains, le pilotage par les risques apporte une solu­tion effi­cace et robuste de ges­tion : au niveau de la plan­i­fi­ca­tion, en four­nissant une mesure objec­tive du risque pris par cha­cun des acteurs au regard des engage­ments de coût et de per­for­mance. Au niveau de l’exé­cu­tion, par une meilleure antic­i­pa­tion des prob­lèmes et leur mise sous con­trôle grâce à des déci­sions coor­don­nées et synchronisées.

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