“ Ma découverte de la philosophie ”

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015Par : Alain FINKIELKRAUT de l’Académie française, professeur émérite à l’École polytechnique

Long­temps, j’ai eu peur de la phi­lo­so­phie. Quand j’étais jeune et que je fai­sais mes études, l’idée de devoir un jour plan­cher sur des sujets aus­si féro­ce­ment abs­traits que « La cause », « La fini­tude » ou « Pour­quoi y a‑t-il quelque chose plu­tôt que rien ? » me don­nait des sueurs froides et me réveillait la nuit.

De sur­croît, les visites gui­dées par mes excel­lents pro­fes­seurs de classe pré­pa­ra­toire dans le palais des phi­lo­sophes m’intimidaient et, à la fois, me lais­saient sur ma faim. Tous ces sys­tèmes étaient somptueux.

Mais pour­quoi choi­sir d’habiter celui-ci plu­tôt que celui-là ? Quel rap­port avec ma vie, ma mort, le monde dans lequel j’évoluais et même les mondes anté­rieurs ? J’étais fas­ci­né par la cohé­rence et décou­ra­gé par l’arbitraire des pen­sées qui défi­laient devant mes yeux.

“ Longtemps, j’ai eu peur de la philosophie ”

Je me suis donc orien­té vers Flau­bert plu­tôt que vers Pla­ton, et j’ai pas­sé une agré­ga­tion de lettres modernes.

Et puis un jour, j’ai ouvert De la démo­cra­tie en Amé­rique d’Alexis de Toc­que­ville et j’ai lu ces quelques lignes : « Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civi­li­sé, de pays où on s’occupe moins de phi­lo­so­phie qu’aux États-Unis. Les Amé­ri­cains n’ont point d’école phi­lo­so­phique qui leur soit propre et ils s’inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent l’Europe. Ils en savent à peine les noms.

Il est facile de voir cepen­dant que presque tous les habi­tants des États-Unis dirigent leur esprit de la même manière et le conduisent d’après les mêmes règles, c’est-à-dire qu’ils pos­sèdent, sans qu’ils se soient jamais don­né la peine d’en défi­nir les règles, une cer­taine méthode phi­lo­so­phique qui leur est com­mune à tous. »

Cette méthode, qui consiste à répu­dier l’esprit de sys­tème, à secouer le joug des habi­tudes, à « ne prendre la tra­di­tion que comme un ren­sei­gne­ment » et à « cher­cher par soi-même et en soi seul la rai­son des choses », est la méthode cartésienne.

Conclu­sion de Toc­que­ville : « L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étu­die le moins et où l’on suit le mieux les pré­ceptes de Descartes. »

Ce para­doxe a été pour moi une révé­la­tion. J’ai com­pris que nous phi­lo­so­phions tous sans le savoir. J’ai réa­li­sé que la méta­phy­sique n’avait pas son lieu dans les hautes sphères mais qu’elle était au fon­de­ment de nos manières de pen­ser et d’agir.

J’ai lu alors les phi­lo­sophes avi­de­ment et en sur­mon­tant les obs­tacles tech­niques qui m’avaient long­temps paru infranchissables.

Parce que ces phi­lo­sophes me lisaient et me per­met­taient, le cas échéant, d’échapper à moi-même. De cette décou­verte, sur­ve­nue tard dans mon exis­tence, j’ai vou­lu, avec plus ou moins de bon­heur, faire béné­fi­cier mes élèves de Poly­tech­nique pen­dant un quart de siècle à Palai­seau, alors qu’ils avaient la vie devant eux.

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