Les décisions absurdes, II de Christian MOREL

Contre les effets pervers de la pénalisation judiciaire, des politiques de non-punition des erreurs

Dossier : Sécurité des transportsMagazine N°704 Avril 2015
Par Christian MOREL

Lorsque des erreurs d’une cer­taine impor­tance sont com­mis­es, la réponse habituelle est la puni­tion : rép­ri­mande ver­bale, note d’appréciation réduite, aver­tisse­ment écrit, mise à pied, muta­tion, exclu­sion, sanc­tion pénale ou civile, etc. Cette réponse est en har­monie avec les attentes de la société.

[…] Des organ­i­sa­tions s’orientent vers une poli­tique rad­i­cale­ment con­traire : la non-puni­tion. Celle-ci est fondée sur l’idée d’inciter les acteurs à ne pas cacher, par peur des sanc­tions, une infor­ma­tion qu’ils déti­en­nent qui pour­rait se révéler déter­mi­nante pour éviter la repro­duc­tion de l’erreur.

L’immunité pour connaître

Le motif prin­ci­pal de l’immunité est que la puni­tion dis­suade de révéler l’erreur et d’en tir­er une con­nais­sance partagée afin d’éviter sa répéti­tion. Pour le dire sim­ple­ment : la puni­tion est mère du silence.

La pri­or­ité don­née à la con­nais­sance par rap­port à la sanc­tion est par­faite­ment illus­trée par le sys­tème d’Air France. Le seul acte de sanc­tion prévu est de punir, non l’erreur, mais le fait de refuser de con­tribuer, quoique de façon anonyme, à l’explication de l’erreur.

La démarche d’immunité est aus­si un moyen de dépass­er l’attitude clas­sique con­sis­tant à mul­ti­pli­er les règles à seule fin de se pré­mu­nir de sanc­tions éventuelles.

La règle per­met à son auteur (la direc­tion) mis en cause de ren­voy­er l’accusation à celui qui l’a enfreinte. On ne se préoc­cupe pas de savoir si la règle est applic­a­ble ; l’objectif est unique­ment de se dédouaner.

Effets pervers de la pénalisation judiciaire

La crainte de la pénal­i­sa­tion incite les acteurs à lim­iter les analy­ses des acci­dents et erreurs. Un avo­cat spé­cial­isé dans les acci­dents du tra­vail demandait aux entre­pris­es d’enlever des élé­ments dans l’arbre des caus­es, l’étude appro­fondie des­tinée à éviter la repro­duc­tion de l’accident, afin d’empêcher que des infor­ma­tions soient util­isées par la jus­tice pour iden­ti­fi­er des coupables.

Par peur de mis­es en cause pénales, la con­nais­sance est ain­si absur­de­ment tron­quée d’éléments décisifs per­me­t­tant d’empêcher d’autres accidents.

La pénal­i­sa­tion incite égale­ment à réduire la for­mal­i­sa­tion des enquêtes internes. Des ser­vices juridiques d’entreprises recom­man­dent de ne pas laiss­er de traces écrites des analy­ses d’accidents du tra­vail pour éviter qu’elles soient util­isées dans une procé­dure pénale, alors que tous les acteurs, y com­pris les plus respon­s­ables a pri­ori, sont prêts à par­ticiper à une enquête écrite afin que les faits soient con­nus dans un but pédagogique.

Vive opposition

Le principe de non-puni­tion des erreurs s’effectue dans un con­texte de forte pres­sion en faveur de la puni­tion. Cette pres­sion est ali­men­tée par la cul­ture tra­di­tion­nelle de la puni­tion et la réac­tion des vic­times en sa faveur.

La cohé­sion sociale, qu’elle soit tra­di­tion­nelle ou mod­erne, est fondée sur ce principe. Dans les croy­ances archaïques, une cat­a­stro­phe même naturelle a pour orig­ine des coupables qu’il faut châti­er, car elle exprime la colère des dieux.

Il en reste prob­a­ble­ment des traces dans l’inconscient col­lec­tif. Les vic­times ont besoin d’un acte expi­a­toire pour assumer leur douleur. Pour y répon­dre, la pénal­i­sa­tion des acci­dents ori­ente les pas­sions vers un bouc émis­saire en recher­chant et désig­nant des coupables.

Ne serait-il pas plus judi­cieux de chercher un acte émis­saire, c’est-à-dire ce qui s’est passé ?

La faute intentionnelle et ses frontières

Tous les sys­tèmes d’immunité exclu­ent la faute inten­tion­nelle. Il faut enten­dre par là des infrac­tions telles qu’un sab­o­tage, la neu­tral­i­sa­tion des sécu­rités, l’absorption de sub­stances inter­dites, une fausse déc­la­ra­tion d’entretien, etc.

Ce point est extrême­ment impor­tant car la non-puni­tion des erreurs est par­fois mal com­prise, au point qu’on l’imagine s’étendre aux fautes inten­tion­nelles, alors que ce n’est absol­u­ment pas le cas.

Une poli­tique d’immunité des erreurs doit être asso­ciée à une poli­tique rigoureuse à l’égard des fautes inten­tion­nelles et à une ges­tion fine de la marge inter­mé­di­aire entre les erreurs non inten­tion­nelles et les fautes.

Pour juger s’il y a faute ou pas, un auteur pro­pose une procé­dure men­tale : le test de sub­sti­tu­tion. En cas d’accident ou d’incident, cela revient à se pos­er la ques­tion suiv­ante : une per­son­ne ayant le même pro­fil pro­fes­sion­nel aurait-elle pu com­met­tre la même erreur dans les mêmes circonstances ?

Si la réponse est oui, la puni­tion n’est pas pertinente.

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Extraits sélec­tion­nés par Jean-Paul Troad­ec de Chris­t­ian Morel, Les Déci­sions absur­des, II, Gallimard.

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