L’inventeur de la boîte noire : François HUSSENOT (30), 1912–1951

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003Par : Jean FORESTIER (43)

En arrivant au Cen­tre d’es­sais en vol à ma sor­tie d’é­cole en 1949, je ne m’é­tais pas sen­ti en présence d’un macrosys­tème ! Non j’avais plutôt eu le sen­ti­ment d’en­tr­er dans un roy­aume de boy-scouts, et ce pour trois motifs, que je vais essay­er de pré­cis­er d’emblée :

  • François HUSSENOT (30), l'inventeur de la boîte noire
    Archives Hussenot

    les hommes d’abord, avec notam­ment François Hussenot, le père des Méth­odes et Moyens d’es­sais ; pour nous, les pre­mières pro­mo­tions de l’après-guerre de Sup’Aéro, François Hussenot avait d’abord été le pro­fesseur qui nous avait com­mu­niqué sa foi en la rigueur et l’au­dace néces­saires aux mesures en vol, en para­phras­ant le titre d’un livre dédié à la “rigueur et audace aux essais en vol” paru à cette même époque, livre d’où le nom de François Hussenot est curieuse­ment absent. Par­ler de François Hussenot comme de “l’ingénieur en chef de l’Air Hussenot” m’est impos­si­ble pour deux autres raisons ; la pre­mière est qu’au CEV, à la fin des années quar­ante, tout le monde ne l’ap­pelait que “Mon Colonel” ; la sec­onde est que François Hussenot a créé l’HB (Hussenot-Beau­doin), de 1935 à 1944, soit entre 23 et 32 ans, c’est-à-dire avant d’ac­céder aux grades préc­ités ; je ne par­lerai donc que de François Hussenot et de son œuvre ;
     

  • une car­ac­téris­tique essen­tielle de ces hommes ensuite, dont je devais avoir con­fir­ma­tion un jour, à un déje­uner à Rosières, en enten­dant un pilote d’es­sai, récem­ment diplômé et par ailleurs homme poli­tique français, recon­naître, que c’é­tait à l’EP­N­ER qu’il avait réal­isé ce qu’é­tait “l’hon­nêteté intellectuelle” ;
     
  • la faib­lesse de nos moyens enfin, point sur lequel j’au­rai sûre­ment l’oc­ca­sion d’in­sis­ter à plusieurs repris­es ; notons seule­ment, dès main­tenant, qu’à Brétigny, en 1949, nous étions encore logés dans des baraque­ments en bois et allions déje­uner de l’autre côté du ter­rain, aux “Casernes”, retapées. Les instal­la­tions neuves ne sor­taient pas encore de terre ;
     
  • recon­nais­sons que le com­porte­ment de ces hommes restait très “gamin” et qu’ils se livraient par­fois à des man­i­fes­ta­tions et des con­fronta­tions “homériques”, mais ceci est une autre histoire.


La trentaine de témoignages déjà recueil­lis est à la base des infor­ma­tions présen­tées ici, notam­ment ceux de Jean Idrac, suc­cesseur de François Hussenot à la tête du Ser­vice “Méth­odes” du CEV, et de Jean Des­oize, arti­san SFIM du suc­cès de l’opéra­tion 100 000 heures ; la rédac­tion d’un doc­u­ment de syn­thèse final de cette enquête se heurte aux incer­ti­tudes sub­sis­tant sur la péri­ode de ges­ta­tion des HB (1935–1944) et sur les pre­mières exportations.

Le vif du sujet, main­tenant : au lende­main de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, alors qu’alti­tude et vitesse de vol allaient faire un nou­veau bond avec l’ar­rivée de la propul­sion à réac­tion, les essais en vol con­sti­tu­aient encore l’outil essen­tiel dans la mise au point d’un avion : les souf­fleries aéro­dy­namiques exis­tantes étaient mal adap­tées à l’ex­plo­ration de ces nou­veaux domaines de vol et les moyens de cal­cul et de sim­u­la­tion qu’al­laient offrir les ordi­na­teurs n’ex­is­taient pas. Pour avancer il fal­lait donc accepter de pren­dre des risques en vol, risques que sanc­tion­naient, trop sou­vent, des acci­dents mor­tels, comme ceux des deux fils de Sir Geof­froy de Hav­il­land en Grande-Bre­tagne ; à chaque enter­re­ment, la famille des essais en vol ser­rait les rangs.

Des “mesures en vol” isolées étaient venues s’a­jouter peu à peu au “compte ren­du pilote”, mais dis­pos­er d’un out­il per­me­t­tant de recon­stituer, dans sa con­ti­nu­ité, l’évo­lu­tion simul­tanée des divers paramètres de vol (alti­tude, badin, assi­ettes, rota­tions, accéléra­tions, posi­tions des com­man­des, etc.) restait le pas décisif à franchir pour une bonne effi­cac­ité des essais en vol.

Seul l’en­reg­istrement pho­tographique per­me­t­tait, à l’époque, de répon­dre à cette exi­gence. Pour toutes les mesures traduites en sig­nal élec­trique, la solu­tion exis­tait, led­it sig­nal entraî­nant la rota­tion d’un miroir. Ce n’é­tait mal­heureuse­ment pas le cas pour la plu­part des paramètres de vol, la chaîne de mesure cor­re­spon­dante en étant encore dans les “instru­ments de bord” à une trans­mis­sion “hor­logère” directe entre cap­teur (baromètre, cap­sule, gyro­scope, gyromètre, accéléro­graphe…) et récep­teur (ou cad­ran). Seule excep­tion, sans besoin d’au­cune chaîne de trans­mis­sion entre cap­teur et récep­teur qui y étaient con­fon­dus, la “bille”.

Pour franchir le pas décisif, il fal­lait donc dévelop­per non seule­ment un enreg­istreur pho­tographique mul­ti­ple mais aus­si adapter la chaîne de mesure des instru­ments de bord à l’en­reg­istrement pho­tographique, c’est-à-dire dévelop­per des cap­teurs spé­cial­isés instal­lés dans l’en­reg­istreur et entraî­nant des miroirs. C’é­tait la démarche de François Hussenot qui, depuis son arrivée aux essais en vol en 1935, avait entre­pris, avec les ate­liers Charles Beau­douin, la réal­i­sa­tion indus­trielle d’un enreg­istreur pho­tographique mul­ti­ple ain­si que celle de cap­teurs récep­teurs de pré­ci­sion adap­tés aux besoins (cap­sules pour l’alti­tude et la vitesse, gyros, accéléros, etc.)1.

L’en­reg­istrement sauve­g­ardé le plus ancien (temps, alti­tude, vitesse, “top”) date du 2 mars 1940 et con­cerne un vol du Potez 567, avion marin dérivé du Potez 56, François Hussenot étant alors à la CEPA à Saint-Raphaël.

Devenu l’un des trois mem­bres de la “Com­mis­sion des gros hydravions”, François Hussenot dévelop­pera ensuite, avec la par­tie des ate­liers Beau­douin repliée à Roanne, l’HB pour les gros hydravions (SE200 et Laté631). Dès 1945, 25 HB seront disponibles, avec leur notice d’emploi ; on cit­era notam­ment à la SNCASO l’HB n° 12 et son “expéri­men­ta­teur”, Dubus, ancien appren­ti des ate­liers Charles Beaudouin.

Isolée et déphasée par qua­tre années d’oc­cu­pa­tion, la France, exsangue, n’en dis­po­sait donc pas moins, dès 1944, de l’en­reg­istreur pho­tographique “mul­ti­ple” HB ou Hussenographe, unique au monde et bien adap­té à la faib­lesse de nos moyens et à la taille mod­este de nos pro­to­types. Au retour du vol, le développe­ment pho­tographique de la bande de l’HB se fai­sait rapi­de­ment : avant même d’être sèche, la bande offrait au regard un “his­torique du vol” facile à lire, même si cer­tains jeunes ingénieurs pou­vaient être vic­times d’il­lu­sions d’op­tique en les exploitant. Le pliage de ces kilo­mètres de ban­des allait aus­si pos­er problème.

Résis­tants aux chocs, les mag­a­sins d’HB sur­vivaient le plus sou­vent aux acci­dents, appor­tant ain­si de pré­cieux ren­seigne­ments sur les derniers instants du vol. Seul moyen ana­logue jusqu’à l’ar­rivée de l’en­reg­istrement mag­né­tique, le pan­neau pho­to-enreg­istreur, ou pho­topan­el, sim­ple ciné­matogra­phie d’un pan­neau d’in­stru­ments clas­siques de con­duite du vol, n’of­frait que la pré­ci­sion lim­itée de ces instru­ments, ne don­nait qu’une suc­ces­sion d’in­stan­ta­nés et était trop encom­brant pour la plu­part de nos pro­to­types. C’est bien la sit­u­a­tion que devait décrire, en avril 1949, la mis­sion Bil­lion-Rece­veau au retour d’un périple aux USA en pré­cisant les trois méth­odes utilisées :

a) le pan­neau pho­to-enreg­istreur, instru­ment de base ;
b) l’en­reg­istrement sur papi­er pho­tographique défi­lant der­rière une fente.
Nulle part n’a été vu un dis­posi­tif d’en­reg­istrement ana­logue au HB avec util­i­sa­tion d’un miroir directe­ment sur le détecteur (baromètre, cap­sule, accéléro­graphe, niveau pendulaire) ;
c) l’en­reg­istreur Brown pour les mesures de tem­péra­ture avec thermocouples.

Les premières boîtes noires de l'aviation
Boîtes noires HB, mod­èle A10.
Archives Hussenot

À ce point de l’his­toire, il con­vient de se pencher plus en détail sur l’o­rig­i­nal­ité et le réal­isme de la démarche de François Hussenot. À l’op­posé du sys­tème D si prisé des Français, cette démarche visait à une organ­i­sa­tion rationnelle des mesures en vol, organ­i­sa­tion ren­due pos­si­ble par l’ex­is­tence de moyens indus­triels de mesures appropriés :

  • à la base l’HB, enreg­istreur pho­tographique mul­ti­ple, robuste et stan­dard :
    — ali­men­té en élec­tric­ité par le 24 volts stan­dard des avions ;
    capa­ble de recevoir un “mec­ca­no” de cap­teurs spé­cial­isés ; recon­nais­sons cepen­dant que, de l’avis des prin­ci­paux intéressés, les paramètres “moteur” allaient rester longtemps les par­ents pauvres !
    — portable sous un bras pour pou­voir être facile­ment instal­lé à bord des avions (en fait pour garder un bras libre pour “embar­quer” du can­ot dans les gros hydravions) ;
  • une pro­duc­tion en série de cet enreg­istreur et des cap­teurs asso­ciés ; cette exi­gence devait con­duire à la créa­tion de la SFIM en mai 1947, à l’ini­tia­tive de François Hussenot ; cette société allait notam­ment dévelop­per, autour du même con­cept, les enreg­istreurs minia­ture A20 ;
  • une organ­i­sa­tion struc­turée avec les équipes d’es­sais à l’in­térieur du CEV puis, au plan nation­al, les réu­nions péri­odiques “Inter­con­struc­teurs” et celles de l’Équipe nationale des méth­odes (75e en novem­bre 1976 !) ain­si que la “Sta­tion Ser­vice” du CEV (habil­itée à con­sen­tir des prêts d’in­stru­ments à des util­isa­teurs hors CEV, par­fois étrangers) ;
  • une infor­ma­tion général­isée, avec ses notices d’emploi, ses fich­es d’in­stru­ments et ses fréquents BIS (Bul­letin d’in­for­ma­tions som­maires regroupant dix infor­ma­tions, encore bimen­su­el en 1963).


Début 1945, la sit­u­a­tion était dev­enue irréversible suite à la déci­sion héroïque de “pilon­ner” tous les anciens instru­ments, déci­sion prise et exé­cutée par Toudic et Hussenot à l’été 1944, sans autre forme de procès. Prof­i­tant, dès lors, de l’ac­cès à l’évo­lu­tion simul­tanée de l’ensem­ble des paramètres de vol apporté par les HB, le Ser­vice “Méth­odes et Moyens d’es­sais” du CEV allait s’ap­puy­er sur sa Sec­tion “Études” pour met­tre au point les méth­odes con­tin­ues de base ; en févri­er 1951, la plus célèbre de celles-ci, la polaire à assi­ette con­stante, allait même recevoir la con­sécra­tion inter­na­tionale de l’OACI.

De son côté, le Ser­vice “Essais” du CEV allait rapi­de­ment pren­dre le relais dans le développe­ment de ces méth­odes pour les essais des nou­veaux pro­to­types ; asso­ciée à cette avancée, l’EP­N­ER, créée dès 1946, atti­rait rapi­de­ment, de ce fait, des sta­giaires du monde entier.

Con­séquence logique, “faire pro­gress­er les méth­odes d’es­sais de son domaine, con­trôler celles qui sont employées chez les con­struc­teurs et juger de leur valid­ité” deve­nait, en 1948, l’une des attri­bu­tions offi­cielles du CEV. L’é­ten­due des attri­bu­tions fixées au CEV par l’in­struc­tion par­ti­c­ulière du 24 août 1948 pour­rait inciter cer­tains esprits cri­tiques à crain­dre que cette instruc­tion n’élève le CEV au rang de macrosys­tème, n’é­tait la réserve finale : “Pour accom­plir effi­cace­ment le rôle qui lui est impar­ti, le CEV ne doit pas nég­liger de se tenir au courant des réal­i­sa­tions étrangères.”

L’ap­port irrem­plaçable des HB était rapi­de­ment recon­nu en Grande-Bretagne :

  • plusieurs con­struc­teurs util­isèrent les HB pour leurs essais dès le début des années cinquante : notam­ment (dès 1952, voire avant) de Hav­il­land, Saun­ders, Fol­land, Rolls ; Han­d­ley Page sur le Vic­tor (pre­mier vol le 24 décem­bre 1952 avec deux A13 et un pho­topan­el) ; Eng­lish Elec­tric sur ses Can­ber­ras et Hawk­er sur le P1127 (1955) ;
  • en 1955 les Bri­tan­niques rendirent oblig­a­toires les enreg­istreurs HB pour les essais offi­ciels (A&AEE) ;
  • plus tard, 70 HB furent encore com­mandés pour le pro­gramme TSR2, et tous livrés avant l’ar­rêt du pro­gramme en 1965.


Il est impos­si­ble de clore ce panora­ma sans men­tion­ner deux suc­cès de cette famille d’enregistreurs.

Un bref rap­pel d’abord de l’opéra­tion “100 000 heures”. Entre­prise en vue de met­tre en évi­dence le bien-fondé de sur­veiller en per­ma­nence les paramètres de vol des avions de trans­port dans le but d’aug­menter la sécu­rité des vols, d’aider à con­naître la cause des acci­dents et de suiv­re et d’amélior­er la fia­bil­ité des chaînes d’en­reg­istrement pour éviter le dou­ble­ment de l’équipement sur avion, cette expéri­men­ta­tion SGAC-CEV a débuté en mai 1954 avec des A20 sur dix avions (DC6, Con­stel­la­tion, Super­con­stel­la­tion) de deux com­pag­nies aéri­ennes français­es (Air France et TAI) ; rémunérée à l’heure de vol cor­recte­ment enreg­istrée, la SFIM en a assuré la mise en œuvre et le suivi ; les 100 000 heures de vol prévues ont été atteintes en 1957 ; très rapi­de­ment, les Com­pag­nies demandèrent, à leurs frais, des enreg­istrements ponctuels pour des essais par­ti­c­uliers ou des suiv­is d’or­ganes d’avion.

Enfin, une liste, cer­taine­ment incom­plète et sans ordre chronologique, de quelques util­i­sa­tions hors aéronautique :

  • France : Mét­ro­pol­i­tain, Chemins de fer de Provence, PTT, SNCF…
  • Étranger : min­istère des Télé­com­mu­ni­ca­tions (Bel­gique), Nation­al Coun­cil (Cana­da), British Steel, Lon­don Under­ground, Dun­lop, Fire­stone, Girling, Ferodo…

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1 - Le principe du
Hussenographe est celui d’un appareil pho­tographique. Les paramètres four­nis par les instru­ments de bord sont pro­jetés sur une pel­licule sen­si­ble grâce à un sys­tème de miroirs qui ren­voient des flash­es de lumière. La pel­licule est enfer­mée dans une cham­bre noire. D’où le nom de boîte noire qui est resté. La boîte est en métal. Elle a été rapi­de­ment peinte en orange, couleur plus facile à repér­er. La teinte aus­si est restée.

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