L’industrie pharmaceutique au service des neurosciences

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Jacques N. BIOT (71)

REPÈRES

REPÈRES
Comme dans beau­coup de domaines thérapeu­tiques, le pro­grès par­al­lèle des con­nais­sances et de la thérapeu­tique est d’abord dû en large par­tie au hasard des manip­u­la­tions expéri­men­tales, con­jugué avec l’e­sprit d’ob­ser­va­tion et de déduc­tion de chercheurs avisés. C’est ain­si que sont nés, au milieu du siè­cle dernier, les pre­miers neu­rolep­tiques et anti­dé­presseurs. Plus tard, à par­tir des années soix­ante-dix, c’est au con­traire par un proces­sus de recherche ciblée menée dans les lab­o­ra­toires indus­triels qu’a pu être effec­tuée la mise au point des psy­chotropes modernes.


Hen­ri Laborit, codé­cou­vreur du pre­mier neu­rolep­tique, la chlor­pro­mazine, à l’o­rig­ine d’une révo­lu­tion dans le traite­ment des psychoses.

À la fin du XIXe siè­cle, les chimistes alle­mands avaient syn­thétisé toute une série de col­orants issus de la coké­fac­tion de la houille. Par­mi ces derniers, la phénoth­iazine, appar­tenant à la famille du bleu de méthylène, fit l’objet dans les années trente d’un intérêt de Rhône Poulenc qui espérait alors lui trou­ver des pro­priétés anti­malariques. Ces recherch­es n’aboutirent pas mais, au détour d’une col­lab­o­ra­tion avec l’Institut Pas­teur, furent mis­es en évi­dence les pro­priétés anti­his­t­a­miniques de dérivés de la phénothiazine.

Un jeune chirurgien naval, Hen­ri Laborit, ten­ta alors de com­bin­er la phénoth­iazine avec les nar­co­tiques en vue de dimin­uer le risque de chocs allergiques lors des anesthésies et, devant les résul­tats encour­ageants, deman­da aux chimistes de Rhône Poulenc d’optimiser l’efficacité de la molécule. En retour les chercheurs du lab­o­ra­toire lui pro­posèrent la chlor­pro­mazine, dérivé qu’ils avaient synthétisé. 

Le premier antipsychotique de l’histoire 

Laborit fut impres­sion­né par la « quié­tude » que procu­rait ce com­posé à ses patients et sug­géra son util­i­sa­tion chez les malades men­taux. À sa suite, deux psy­chi­a­tres émi­nents, Pierre Deniker et Jean Delay, testèrent la molécule chez des patients psy­cho­tiques en phase pro­duc­tive et ce fut ain­si qu’une sub­stance française fut adop­tée à par­tir de 1952 dans le monde entier, y com­pris aux États-Unis, comme le pre­mier antipsy­cho­tique de l’histoire, per­me­t­tant à des cen­taines de mil­liers de patients de sor­tir de l’asile et de men­er une vie plus normale.

Sor­tir de l’asile et men­er une vie plus normale

Certes, ces médica­ments provo­quaient des effets sec­ondaires sévères, mais depuis lors, l’industrie a dévelop­pé de nom­breux autres antipsy­cho­tiques mieux tolérés, qui ont large­ment autorisé la poli­tique de « sec­tori­sa­tion » de la psy­chi­a­trie, avec le retour des malades men­taux, hormis les cas sévères, au sein de leur com­mu­nauté de vie en lieu et place de l’hospitalisation.

Cette opti­mi­sa­tion a été ren­due pos­si­ble par la com­préhen­sion des mécan­ismes phar­ma­cologiques qui sous-ten­dent la mal­adie, grâce aux travaux de chercheurs indus­triels émi­nents tel Paul Janssen, fon­da­teur du lab­o­ra­toire qui porte tou­jours son nom et qui a mis au point le pre­mier antipsy­cho­tique atyp­ique, la rispéridone.

Le concept de la recapture

Décli­naisons et hésitations
Dans le domaine de la dépres­sion, des aven­tures jalon­nèrent le développe­ment de la phar­ma­copée. Une des pre­mières class­es d’an­ti­dé­presseurs, les IMAO1, apparut par décli­nai­son chim­ique d’une molécule anti­tu­ber­culeuse dérivée de l’hy­drazine, l’i­sio­ni­azide, syn­thétisée en 1912, et de l’ipro­ni­azide, décou­vert en 1951 par les chimistes de Hoff­mann-La Roche, dont le psy­chi­a­tre Nathan Kline obser­va par hasard les effets stim­u­lants de l’humeur chez des patients en sana­to­ri­um. De même, les tri­cy­cliques, généra­tion d’an­ti­dé­presseurs qui apparut à la fin des années 1950 avec notam­ment l’imipramine, étaient ini­tiale­ment étudiés en tant qu’an­ti­his­t­a­miniques, et ce n’est qu’après de mul­ti­ples hési­ta­tions que la firme Ciba-Geigy se déci­da à les com­mer­cialis­er pour les trou­bles dépressifs.

Par con­traste, la décou­verte des anti­dé­presseurs mod­ernes ne doit rien au hasard. Elle trou­ve sa source ini­tiale dans les recherch­es d’un neu­rophar­ma­col­o­giste de génie, Julius Axel­rod. Fils d’immigrants juifs polon­ais, rejeté par les fac­ultés de médecine améri­caines, Axel­rod dut se réori­en­ter vers la recherche en chimie et se focal­isa sur l’étude des neu­ro­trans­met­teurs. Le con­cept révo­lu­tion­naire qu’il dévelop­pa est celui de la recap­ture, qui explique la vari­a­tion des taux de cer­tains neu­ro­trans­met­teurs tels que la noradré­naline ou la sérotonine.

En 1971, trois chercheurs de la firme Eli Lil­ly assistèrent à une con­férence don­née par Solomon Sny­der, élève d’Axelrod, qui présen­tait les travaux menés dans son lab­o­ra­toire à John Hop­kins, mobil­isant les tech­niques émer­gentes de recherche en phar­ma­colo­gie, notam­ment la réso­nance mag­né­tique nucléaire (RMN) et la cristal­lo­gra­phie, pour mesur­er le phénomène de recap­ture des neurotransmetteurs.

C’est en util­isant ces méth­odes qu’ils iden­ti­fièrent en 1972, par­mi 250 sub­stances testées, la flu­oxé­tine, qui allait devenir après treize ans de développe­ment clin­ique, sous le nom de Prozac®, le pre­mier inhib­i­teur sélec­tif de la recap­ture de la séro­to­nine (IRS) indiqué dans le traite­ment de la dépression.

Mal­gré ces suc­cès con­joints de la sci­ence et de l’industrie, il demeure dans les domaines de la neu­rolo­gie et de la psy­chi­a­trie de nom­breux besoins médi­caux insat­is­faits. Dans la mal­adie d’Alzheimer, les médica­ments disponibles per­me­t­tent seule­ment de retarder l’évolution de la mal­adie. Dans la mal­adie de Parkin­son, au-delà d’un cer­tain nom­bre d’années de répit apportées par les thérapies disponibles, le pronos­tic demeure som­bre. Pour la pre­mière fois, une molécule issue de la recherche académique des lab­o­ra­toires du Tech­nion, la rasag­i­line, a démon­tré un impact sur le ralen­tisse­ment de la mal­adie en phase pré­coce2.


Édouard Zari­fi­an (1941–2007)

Au car­refour des neu­ro­sciences et de la psychiatrie
Édouard Zari­fi­an, pro­fesseur de psy­chi­a­trie, psy­chophar­ma­co­logue et psy­chothérapeute, élève de Jean Delay et de Pierre Deniker, a écrit de nom­breux ouvrages con­sacrés à la prise en charge des mal­adies men­tales, et a lais­sé une empreinte con­sid­érable auprès de ses patients comme de ses élèves. Tout en ayant col­laboré avec l’in­dus­trie au développe­ment clin­ique de psy­chotropes, il avait su pos­er les lim­ites de l’ap­proche médica­menteuse des trou­bles men­taux et savait tou­jours con­serv­er la pri­or­ité à l’ap­proche humaniste.

L’épilepsie en attente de progrès

L’épilepsie, touchant fréquem­ment des sujets jeunes, mal­gré des traite­ments effi­caces chez cer­tains patients répon­deurs, demeure égale­ment une patholo­gie pour laque­lle des pro­grès sont attendus.

Il demeure de nom­breux besoins médi­caux insatisfaits

Il en va de même dans le domaine des mal­adies neu­rodégénéra­tives (telles que la sclérose en plaques) ou des mal­adies neu­rologiques rares ou orphelines.

Si les tech­nolo­gies médi­cales promet­tent d’apporter des pro­grès clin­iques, un effort con­joint des neu­ro­sciences et de l’industrie du médica­ment demeure donc néces­saire pour faire pro­gress­er l’arsenal thérapeutique.

1. Inhib­i­teurs de la monoamine-oxydase.
2. RASCOL 2009, NEJM.

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