Action et décision

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Etienne KOECHLIN (86)

REPÈRES

REPÈRES
Région con­nexe et située à l’a­vant des cor­tex moteurs et pré­mo­teurs dédiés à l’ac­tion, le cor­tex préfrontal est par­ti­c­ulière­ment dévelop­pé chez l’homme et atteint sa pleine matu­rité vers l’âge de 20 ans env­i­ron. La fonc­tion préfrontale, dite aus­si fonc­tion exéc­u­tive cen­trale, con­fère à l’in­di­vidu cette capac­ité, non seule­ment à réa­gir à des événe­ments externes, mais surtout à agir et décider en fonc­tion de ses motifs pro­pres, de ses préférences sub­jec­tives et de ses croy­ances (mod­èles) por­tant sur son environnement.

Décider est une fonc­tion cog­ni­tive cri­tique et implique de fait un tiers du cor­tex cérébral humain : le cor­tex préfrontal. C’est notre cor­tex préfrontal qui nous dote de capac­ités d’adaptation et de flex­i­bil­ité cog­ni­tive remar­quables, du sen­ti­ment que nous sommes les libres acteurs de notre pen­sée et de notre comportement.

La fonc­tion frontale est une des fonc­tions cog­ni­tives les plus fragiles

Mais la fonc­tion frontale est aus­si une des fonc­tions cog­ni­tives les plus frag­iles. Par­ti­c­ulière­ment affec­tée par le vieil­lisse­ment, touchée par les phénomènes d’addiction, elle est pro­fondé­ment altérée dans la plu­part des grandes mal­adies neu­ropsy­chi­a­triques comme la schiz­o­phrénie, l’autisme, la dépres­sion, les démences pour ne citer que les plus connues… 

Observer l’activité cérébrale

Les neu­ro­sciences de la déci­sion s’efforcent d’élucider les mécan­ismes neu­ronaux, les com­pu­ta­tions et les archi­tec­tures fonc­tion­nelles du cor­tex préfrontal qui déter­mi­nent com­ment l’individu décide. Mal­gré son impor­tance dans le fonc­tion­nement de la pen­sée et du com­porte­ment humain, le cor­tex préfrontal humain est cepen­dant demeuré longtemps une ter­ra incog­ni­ta en rai­son de l’absence de mod­èles ani­maux adéquats et de la dif­fi­culté d’inférer les mécan­ismes déci­sion­nels unique­ment à par­tir du com­porte­ment observ­able, jusqu’à l’avènement dans les années 1990 de l’imagerie par réso­nance mag­né­tique nucléaire. Cette tech­nique per­met désor­mais d’observer in vivo, avec une excel­lente réso­lu­tion spa­tiale, l’activité cérébrale de tout un cha­cun engagé dans une tâche quelconque.

Trois grands secteurs

Les pro­grès réal­isés depuis sont con­sid­érables. Nous savons main­tenant que le cor­tex préfrontal est divisé en trois grands secteurs asso­ciés aux dimen­sions affec­tives, moti­va­tion­nelles et cog­ni­tives impliquées con­join­te­ment dans la décision.

Le secteur orbitofrontal, face inférieure du cor­tex préfrontal, traite la valeur et les préférences sub­jec­tives des con­séquences de l’action ou des états fin­aux indépen­dam­ment de l’action qui y con­duit. Ces préférences sub­jec­tives vont des plus pri­maires (je préfère manger une pomme qu’une poire) aux plus abstraites et morales.

Des vari­a­tions individuelles
On observe une grande vari­abil­ité indi­vidu­elle notam­ment en matière d’ap­pren­tis­sage et de flex­i­bil­ité des représen­ta­tions impliquées dans la prise de déci­sion. Même si on com­mence à entrevoir que ces traits indi­vidu­els sont reliés à des géno­types dis­tincts, ces vari­a­tions indi­vidu­elles demeurent encore mystérieuses.

Le secteur médi­an, quant à lui, face latérale interne du cor­tex préfrontal, traite la valeur sub­jec­tive des actions qui en motive le choix à un moment don­né (je veux pren­dre la pomme plutôt que la poire sur la table). Il s’agit des valeurs internes qui « dri­vent » le comportement.

Enfin, le secteur latéral, situé sur la face latérale externe du cor­tex préfrontal, traite des actions en fonc­tion des sit­u­a­tions (je ne prends pas la pomme car je ne suis pas chez moi, je demande). Il s’agit de définir les actions appro­priées selon le con­texte dans lequel le sujet évolue.

Trois niveaux de contrôle


Le cor­tex cérébral humain. L’hémis­phère gauche est représen­té devant en vue latérale. Le front est situé à gauche. En couleur le cor­tex préfrontal. 

Dans chaque dimen­sion, les proces­sus opèrent selon des représen­ta­tions acquis­es et mis­es à jour con­tin­uelle­ment. Des mod­èles math­é­ma­tiques fondés sur les théories du con­trôle opti­mal et des proces­sus sto­chas­tiques et validés empirique­ment élu­ci­dent les cal­culs neu­ronaux et les mécan­ismes neu­ro­mod­u­la­teurs néces­saires à l’acquisition de ces représen­ta­tions et à la prise de déci­sion. Ils prédis­ent le com­porte­ment flex­i­ble et adap­tatif des sujets que l’on observe dans les pro­to­coles expérimentaux.

On sait égale­ment que le cor­tex préfrontal, notam­ment dans sa dimen­sion cog­ni­tive, est organ­isé selon trois niveaux de con­trôle de la déci­sion allant des régions préfrontales postérieures aux plus antérieures : le niveau postérieur régule la déci­sion selon le con­texte immé­di­at de l’action (je suis dans la cui­sine d’un ami, donc je ne prends pas la pomme sur la table), un niveau plus antérieur régule le niveau postérieur selon l’occurrence d’événements passés (mon ami m’a spé­ci­fié aupar­a­vant que je pou­vais me servir sur la table), enfin un niveau ultime per­met de remet­tre à plus tard une déci­sion après la réal­i­sa­tion d’une autre tâche imprévue (mon ami m’informe que ma femme est au télé­phone, je me servi­rai donc après avoir répondu).

Une mosaïque de régions corticales


Tri­an­gu­la­tion fon­da­men­tale de la fonc­tion préfrontale. Coupe trans­ver­sale dite coro­nale au niveau des tem­pes du cor­tex préfrontal. Image anatomique obtenue en réso­nance mag­né­tique nucléaire. Les secteurs affec­tifs, moti­va­tion­nels et cog­ni­tifs de la prise de déci­sion sont représen­tés en rouge, vert et jaune respectivement.

Mais la tâche restant à accom­plir est énorme. Com­ment les dif­férentes dimen­sions affec­tives, moti­va­tion­nelles et cog­ni­tives inter­agis­sent entre elles demeure encore un mys­tère. Nous ne com­prenons tou­jours que très par­tielle­ment com­ment et selon quelles échelles et modal­ités les valeurs sub­jec­tives sont représentées.

Nous ne savons pas non plus com­ment cette archi­tec­ture fonc­tion­nelle inté­grée explique nos capac­ités de raison­nement les plus évoluées. Le cor­tex préfrontal est con­sti­tué d’une mosaïque de régions cor­ti­cales et nous sommes encore loin de com­pren­dre le rôle spé­ci­fique de chacune.

Enfin, si cer­tains aspects des syn­dromes dysexé­cu­tifs observés dans les mal­adies neu­ropsy­chi­a­triques trou­vent leur expli­ca­tion dans des altéra­tions spé­ci­fiques de cette archi­tec­ture fonc­tion­nelle préfrontale, nous sommes encore loin de com­pren­dre l’ensemble des caus­es qui expliquent ces maladies.

Le début d’une aventure scientifique

Nous ne com­prenons que très par­tielle­ment com­ment les valeurs sub­jec­tives sont représentées

Mais la recherche dans ce domaine avance et pro­gresse vite. Pour les neu­ro­sciences de la déci­sion, l’avènement des tech­niques mod­ernes d’imagerie cérébrale in vivo, cou­plé au développe­ment de mod­èles math­é­ma­tiques de plus en plus sophis­tiqués et con­ceptuelle­ment pro­fonds, mar­que le début d’une aven­ture sci­en­tifique extra­or­di­naire tant les enjeux philosophiques, médi­caux, socio-économiques, juridiques et tech­nologiques parais­sent considérables.

D’une théorie nor­ma­tive de la déci­sion issue pour l’essentiel de la sci­ence économique, nous assis­tons aujourd’hui à l’émergence d’une théorie pos­i­tive inclu­ant la Psy­cholo­gie, la Biolo­gie et la Robo­t­ique. Les poly­tech­ni­ciens, de par leur for­ma­tion mul­ti­dis­ci­plinaire, sont à même d’être par­mi les acteurs majeurs de cette révo­lu­tion sci­en­tifique, dont l’Europe est à l’avant-garde aujourd’hui.

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