Les neurosciences “computationnelles”, entre théorie et expérimentation

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Alain DESTEXHE

REPÈRES

REPÈRES
Le cerveau représente la struc­ture la plus com­plexe jamais con­stru­ite par la nature : cent mil­liards (1011) de neu­rones con­nec­tés par un réseau d’une com­plex­ité inimag­in­able (1014 à 1015 con­nex­ions), et qui est capa­ble de traiter des infor­ma­tions très com­plex­es en un temps record, comme l’analyse instan­ta­née d’une scène visuelle. Ce traite­ment d’in­for­ma­tion se fait au tra­vers de la mise en action simul­tanée de groupes de neu­rones qui for­ment des patrons d’ac­tiv­ité spé­ci­fiques. La grande com­plex­ité du cerveau lui per­met non seule­ment de traiter des infor­ma­tions com­plex­es, mais aus­si elle rend le cerveau d’au­tant plus vul­nérable à divers dys­fonc­tion­nements, qui résul­tent en patholo­gies telles que la schiz­o­phrénie, l’épilep­sie, les trou­bles de la mémoire, du lan­gage, etc. Mal­gré de fortes avancées des neu­ro­sciences, la nature du ” code” neu­ronal et le fonc­tion­nement de ces cir­cuits neu­ronaux gar­dent encore la plu­part de leurs secrets à l’heure actuelle.

Une dis­ci­pline rel­a­tive­ment récente et très dynamique, les neu­ro­sciences com­pu­ta­tion­nelles1, pro­pose de relever le défi de la com­préhen­sion du cerveau. Cette dis­ci­pline com­bine l’ex­péri­men­ta­tion avec la théorie et les sim­u­la­tions numériques, ce qui per­met d’ou­vrir toute une série de pos­si­bil­ités nou­velles au niveau sci­en­tifique et d’ap­pli­ca­tions technologiques.

Un mod­èle sim­pli­fié du neu­rone a été conçu dès 1907

À la base, cette dis­ci­pline com­bine donc des spé­cial­istes d’hori­zons dif­férents, tels que les biol­o­gistes, physi­ciens, math­é­mati­ciens, ingénieurs et médecins. Ces spé­cial­istes iden­ti­fient les principes du fonc­tion­nement cérébral et ils for­malisent des mod­èles théoriques qui sont ensuite testés par la sim­u­la­tion numérique. Ces mod­èles peu­vent égale­ment être implé­men­tés directe­ment sur des cir­cuits élec­tron­iques, dans le but de créer de nou­velles généra­tions de cal­cu­la­teurs par­al­lèles dédiés au cal­cul neuronal.


Louis Lapicque (1866–1952)

Ce domaine des neu­ro­sciences théoriques et com­pu­ta­tion­nelles a débuté depuis longtemps par des travaux math­é­ma­tiques qui ten­taient de for­malis­er la ” logique ” des /neurones et des cir­cuits neu­ronaux, à l’im­age du Français Lapicque qui for­mu­la en 19072 un mod­èle sim­pli­fié du neu­rone, le mod­èle ” intè­gre-et-tire ” (inte­grate and fire), tou­jours très util­isé aujourd’hui.

Mais pour la plus grande part du XXe siè­cle, les dis­ci­plines théoriques représen­taient une infime pro­por­tion de la recherche en neu­ro­sciences, qui était essen­tielle­ment ori­en­tée sur les approches expérimentales.

Ce n’est qu’au cours des dernières décen­nies que ces dis­ci­plines théoriques sont dev­enues des acteurs impor­tants des neu­ro­sciences. Aujour­d’hui, les pub­li­ca­tions des neu­ro­sciences “com­pu­ta­tion­nelles” sont dev­enues très fréquentes dans les jour­naux tra­di­tion­nelle­ment à dom­i­nance expéri­men­tale, ain­si que dans les jour­naux pres­tigieux comme Sci­ence et Nature.

Des moyens de calcul très puissants

De nou­velles thérapies
Les neu­ro­sciences “com­pu­ta­tion­nelles” peu­vent égale­ment con­stituer un out­il d’in­ves­ti­ga­tion des dys­fonc­tion­nements du cerveau et ori­en­ter la recherche vers de nou­velles thérapies. Cette dernière approche est par­ti­c­ulière­ment utile pour les patholo­gies “com­plex­es” qui résul­tent d’in­ter­ac­tions mul­ti­ples, comme la schiz­o­phrénie par exemple.

Les raisons de ce suc­cès récent sont dues à plusieurs fac­teurs. Pre­mière­ment, les sci­ences des sys­tèmes com­plex­es ont con­nu une pro­gres­sion très forte, et la com­plex­ité des sig­naux du cerveau à dif­férentes échelles ain­si que la forte vari­abil­ité du monde vivant en général ne représen­tent plus des obsta­cles insurmontables.

Ces pro­grès sont non seule­ment con­ceptuels, comme la com­préhen­sion de com­porte­ments com­plex­es par auto-organ­i­sa­tion à par­tir de règles d’in­ter­ac­tion sim­ples, mais aus­si, les nou­veaux out­ils des math­é­ma­tiques et de la physique ont vu le jour et devi­en­nent de plus en plus com­pat­i­bles avec la com­plex­ité du monde vivant.

Ensuite, un fac­teur impor­tant a été l’ap­pari­tion de moyens de cal­cul plus puis­sants et plus adap­tés à la sim­u­la­tion de sys­tèmes de neu­rones ” réal­istes “, c’est-à-dire qui con­ti­en­nent suff­isam­ment de détails pour repro­duire les phénomènes observés expéri­men­tale­ment, et bien sûr d’aller plus loin, comme prédire de nou­veaux phénomènes non encore observés.

Regrouper théorie et expérimentation

Mais plutôt que de représen­ter des domaines séparés, les neu­ro­sciences théoriques et expéri­men­tales fonc­tion­nent sou­vent ensem­ble, de façon synergique.

De nou­veaux cir­cuits inté­grés fonc­tion­neront de façon ana­logue aux cir­cuits neuronaux

Aux USA et en Europe, il existe de nom­breux cen­tres où les lab­o­ra­toires expéri­men­taux et théoriques se côtoient, comme les Cen­tres Bern­stein alle­mands ou Gats­by anglais, le Brain&Mind Insti­tute et l’In­sti­tute of Neu­roin­for­mat­ics en Suisse, et les nom­breux Cen­tres améri­cains (Keck, Sloan, Swartz cen­ters, etc.)3.

Simulation de dendrites
Sim­u­la­tion de l’activité élec­trique des den­drites pen­dant les états actifs.

La France est plus timide à ce niveau, avec plusieurs unités INSERM ou CNRS qui com­bi­nent les exper­tis­es théoriques et expéri­men­tales, mais aucun insti­tut ou cen­tre plus ambitieux n’a encore pu voir le jour4.

Dans la foulée de cette inter­ac­tion théorie-expéri­ence, de nom­breux pro­jets européens ont vu le jour, et cer­tains de ces pro­jets ont une renom­mée inter­na­tionale. Il faut not­er l’ex­is­tence de pro­grammes spé­ci­fique­ment inter­dis­ci­plinaires, comme le pro­gramme Future and Emerg­ing Tech­nolo­gies (FET) de la Com­mu­nauté européenne, qui vise à sub­ven­tion­ner des pro­jets ambitieux, risqués et innovants.

De nom­breux pro­jets de neu­ro­sciences, alliant la théorie et l’ex­péri­men­ta­tion, avec des nou­velles tech­nolo­gies, ont été sub­ven­tion­nés par ce pro­gramme. En par­ti­c­uli­er, des pro­jets récents tels que FACETS , DAISY et SECO con­sis­tent à alli­er l’ex­péri­men­ta­tion biologique, pour car­ac­téris­er les neu­rones et les cir­cuits neu­ronaux, avec des approches théoriques pour for­malis­er ces principes biologiques, et ensuite l’ingénierie pour implé­menter ces mod­èles sur des cir­cuits intégrés.

Il en résul­tera de nou­velles généra­tions de cir­cuits inté­grés qui fonc­tion­neront de façon ana­logue aux cir­cuits neu­ronaux réels. Ces cir­cuits pour­ront être util­isés pour tester des principes biologiques et aider à l’ex­plo­ration des pro­priétés des cir­cuits neu­ronaux, sug­gér­er de nou­velles expéri­ences, etc., la boucle est bouclée.

Une des réal­i­sa­tions de ces pro­jets a été la con­cep­tion de cir­cuits inté­grés con­tenant un grand nom­bre de neu­rones de type intè­gre-et-tire, qui per­me­t­tront la sim­u­la­tion (analogique) de réseaux de cen­taines de mil­liers de neu­rones, avec une vitesse de cal­cul cent mille fois plus rapi­de que le temps réel, une per­for­mance qui dépasse celle des plus gros cal­cu­la­teurs parallèles !

Une approche hybride


Tech­nique de dynam­ic-clamp, par laque­lle un neu­rone vivant est mis en inter­ac­tion directe avec un mod­èle théorique simulé par ordi­na­teur (haut). Cette tech­nique a per­mis de car­ac­téris­er la fonc­tion de trans­fert des neu­rones du thal­a­mus et du cor­tex pen­dant les états de haute con­duc­tance (bas).

Finale­ment, pour illus­tr­er cette inter­ac­tion entre expéri­men­ta­tion et théorie, il faut not­er l’émer­gence de nou­velles tech­niques qui allient les deux domaines. La tech­nique de dynam­ic-clamp per­met de met­tre en inter­ac­tion en temps réel un neu­rone vivant (ou plusieurs neu­rones) avec un mod­èle théorique5.

Le mod­èle est mis en inter­ac­tion directe avec le neu­rone vivant

Cette approche ” hybride ” entre l’ex­péri­men­ta­tion et la théorie per­met d’en­vis­ager de nou­veaux par­a­digmes expéri­men­taux, comme l’a­jout de mécan­ismes dans les neu­rones, la créa­tion de con­nex­ions con­trôlées par l’or­di­na­teur, etc. Elle a déjà per­mis de nom­breuses explo­rations, comme, par exem­ple, de “recréer” arti­fi­cielle­ment les con­di­tions d’un cerveau vivant dans des neu­rones enreg­istrés in vitro6 (fig­ure ci-dessous).

L’aspect le plus notoire de ce type d’ap­proche est qu’il requiert une asso­ci­a­tion très étroite entre les biol­o­gistes pour la par­tie expéri­men­tale du dynam­ic-clamp, et des théoriciens (physi­ciens, math­é­mati­ciens) pour la par­tie théorique. Mais plus encore, le mod­èle est mis en inter­ac­tion directe avec le neu­rone vivant, ce qui représente une prox­im­ité tout à fait inédite entre la théorie et l’ex­péri­ence en neu­ro­sciences, les théoriciens n’ont jamais été aus­si proches des expérimentateurs !

Altér­er les interactions
Tech­nique­ment, le dynam­ic-clamp est basé sur le fait que le neu­rone fonc­tionne grâce à une série de con­duc­tances mem­branaires, et qu’il est pos­si­ble d’a­jouter expéri­men­tale­ment une con­duc­tance à un neu­rone (ou neu­tralis­er une con­duc­tance exis­tante) par injec­tion de courant au moyen d’une élec­trode intra­cel­lu­laire. Comme les neu­rones inter­agis­sent via l’ac­ti­va­tion de con­duc­tances, il est donc pos­si­ble d’altér­er ces inter­ac­tions en intro­duisant des con­duc­tances arti­fi­cielles générées par ordi­na­teur. Il faut, bien sûr, dis­pos­er d’un mod­èle math­é­ma­tique pré­cis de cette con­duc­tance pour pou­voir la simuler numériquement.

1. Le terme ” com­pu­ta­tion­nel ” est à pren­dre dans son sens général (Com­pu­ta­tion­al en anglais), qui sous-entend à la fois le cal­cul au sens infor­ma­tique du terme et la notion de traite­ment d’in­for­ma­tion par les neurones.
2. Lapicque L. Recherch­es quan­ti­ta­tives sur l’ex­ci­ta­tion élec­trique des nerfs traitée comme une polar­i­sa­tion. J. Phys­i­ol. (Paris) 9 : 620–635 (1907).
3. Pour une liste des cen­tres de neu­ro­sciences com­pu­ta­tion­nelles, voir : http://home.earthlink.net/~perlewitz/centers.html
4. Faugeras O., Fré­gnac Y., Samuelides M. A future for sys­tems and com­pu­ta­tion­al neu­ro­science in France ? J. Phys­i­ol. (Paris) 101 : 1–3 (2007).
5. Pour plus de détails, voir : 
— Cud­more R. H. and Prinz A. A. Dynam­ic-clamp. Schol­ar­pe­dia http://www.scholarpedia.org/article/Dynamic_clamp 
— Des­tex­he A. and Bal T. (Edi­tors) Dynam­ic-clamp : From Prin­ci­ples to Appli­ca­tions, Springer, New York, 2009.
6. Des­tex­he A. High-con­duc­tance states. Schol­ar­pe­dia 2 (11) : 1341 (2007)
http://www.scholarpedia.org/article/Highconductance_ state

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