Prendre en compte le développement

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Jacqueline NADEL

Tan­dis que les neu­ro­sciences cog­ni­tives ont lit­térale­ment investi le ter­ri­toire des sci­ences cog­ni­tives, une excep­tion sub­siste : celle du développe­ment humain. Cette excep­tion est en par­tie due à des con­traintes éthiques liées à l’ex­a­m­en de pop­u­la­tions très jeunes. Avec l’in­stau­ra­tion de tech­niques d’im­agerie plus adéquates, l’ex­cep­tion développe­men­tale est en voie de disparition.

Et, de fait, cette dis­pari­tion est atten­due avec impa­tience. Dans l’e­spoir qu’elle puisse résoudre la ques­tion des orig­ines de l’in­tel­li­gence, qu’elle aide à établir une car­togra­phie anato­mo-fonc­tion­nelle des stades du développe­ment cog­ni­tif pour cer­tains, qu’elle aboutisse à com­pren­dre les émer­gences com­porte­men­tales qui ponctuent la dynamique du développe­ment pour d’autres.

Repères
Les sci­ences cog­ni­tives rassem­blent l’ensem­ble des dis­ci­plines sci­en­tifiques con­sacrées à l’é­tude de la pen­sée et par­ti­c­ulière­ment des mécan­ismes de la con­nais­sance du monde physique et social et de la com­mu­ni­ca­tion. Elles font large­ment appel à la mod­éli­sa­tion des proces­sus en jeu dans la per­cep­tion, la com­préhen­sion, le lan­gage, la cog­ni­tion sociale. Elles utilisent les acquis et tech­niques four­nis par de nom­breuses autres dis­ci­plines sci­en­tifiques et techniques.

Facteurs multiples 

Car­togra­phi­er le cerveau ?
L’idée d’as­soci­er une région du cerveau à une fac­ulté est anci­enne, don­nant lieu à des hypothès­es plus ou moins fan­tai­sistes : c’est ain­si qu’au début du xixe siè­cle est apparue la phrénolo­gie de Gall. Mais, aujour­d’hui, les tech­niques de neu­ro-imagerie (élec­tro-encéphalo­gra­phie, IRM fonc­tion­nelle, etc.) per­me­t­tent des pro­grès incon­testa­bles dans la com­préhen­sion du cerveau et remet­tent en cause le con­cept de ” car­togra­phie “. Ain­si, plutôt que d’as­soci­er une fonc­tion à une aire cérébrale, on l’as­so­cie à un réseau de con­nec­tiv­ités ou à des syn­chro­ni­sa­tions de fréquences dans dif­férentes régions cérébrales

Le développe­ment est le pro­duit d’un nom­bre impor­tant de fac­teurs intriqués dont aucun n’est sig­ni­fi­catif, pris isolé­ment. Pro­pos­er un mod­èle du développe­ment com­porte­men­tal sup­pose de décon­stru­ire des liaisons étroites entre fac­teurs, de désem­boîter les pièces d’un sys­tème dynamique.

L’ap­proche naturelle de la causal­ité nous mène à des raison­nements sim­ples de type ante hoc, propter hoc (ce qui précède est la cause de ce qui suit). Dans le cadre du développe­ment aus­si, nous sommes enclins à rechercher des traces pré­co­ces de ce que l’on observe à un moment donné.

Le mod­èle linéaire du développe­ment sub­siste ain­si, bien qu’il y ait des trublions pour le met­tre en défaut. L’un, la vic­ari­ance, l’autre, l’hétérochronie, aboutis­sent à préfér­er un mod­èle d’épi­genèse probabiliste.

Épigenèse probabiliste 

Chez un même indi­vidu plusieurs proces­sus sont sus­cep­ti­bles de rem­plir une même fonction

La vic­ari­ance se réfère au con­stat qu’une même fonc­tion peut être rem­plie par plusieurs com­porte­ments. Or le change­ment des moyens com­porte­men­taux influ­ence le fonc­tion­nement ultérieur du cerveau : com­ment pren­dre en compte ce phénomène dans l’é­tude du développe­ment cérébral ?

L’hétérochronie con­cerne le fait que le développe­ment d’un même enfant se fait à plusieurs vitesses selon les domaines : quel est l’im­pact de ces asymétries sur les con­nec­tiv­ités cérébrales ?

La vic­ari­ance et l’hétérochronie sont les ingré­di­ents prin­ci­paux des mod­èles d’épi­genèse prob­a­biliste qui conçoivent le nou­veau-né comme capa­ble de rechercher active­ment la nou­veauté, de ” choisir ” ses expériences. 

Plasticité cérébrale 

Sys­tème neu­ronal miroir
On qual­i­fie ain­si un sys­tème neu­ronal ren­dant compte du fait que les mêmes zones cérébrales s’ac­tivent lorsqu’un sujet réalise une action et lorsqu’il observe un tiers réal­isant la même action. Ce sys­tème réalise un cou­plage direct entre per­cep­tion et action. Un dys­fonc­tion­nement du sys­tème miroir pour­rait être impliqué dans des psy­chopatholo­gies du développement.

Dans ce cadre com­plexe, quelle est la réponse des neu­ro­sciences ? Elles par­tent du con­stat de plas­tic­ité du cerveau adulte et ciblent en quoi les répons­es cérébrales de l’en­fant sont sim­i­laires. Ain­si, il a été mon­tré qu’à deux mois les poten­tiels évo­qués en réponse à la présen­ta­tion de deux syl­labes dif­férentes présen­tent deux étapes fonc­tion­nelles dis­tinctes comme chez l’adulte.

La plas­tic­ité cérébrale est représen­tée de façon spec­tac­u­laire par les phénomènes com­pen­satoires tel celui du cor­tex audi­tif de sourds, qui se met à répon­dre aux mou­ve­ments des lèvres, et, dans le cas de lan­gage signé, aux mou­ve­ments des doigts. Cette plas­tic­ité vic­ari­ante pour­rait expli­quer le développe­ment. En par­ti­c­uli­er, le réseau neu­ronal miroir allie la per­méa­bil­ité aux actions des autres et l’in­flu­ence de répéti­tion d’observations.

Perception et action 

Cer­taines études sug­gèrent qu’un sys­tème de cou­plage entre per­cep­tion et action pour­rait se dévelop­per gradu­elle­ment durant la péri­ode foetale sur la base d’ex­po­si­tions répétées à des stim­uli et d’as­so­ci­a­tions entre événements.

Rythme cérébral
L’ac­tiv­ité cérébrale donne nais­sance à des ondes élec­tro­mag­né­tiques de faible ampli­tude, de l’or­dre du micro­volt. Par­mi celles-ci, le rythme ” mu ” car­ac­térise des ban­des de fréquences com­pris­es entre 7 et 13 hertz. On a observé que ce rythme se bloque non seule­ment lorsqu’un indi­vidu est en mou­ve­ment, mais aus­si lorsqu’il observe un autre indi­vidu en mouvement.

L’ac­tiv­ité EEG (élec­tro-encéphalo­graphique) d’un enfant de 36 mois regar­dant quelqu’un dessin­er ou dessi­nant lui-même s’est man­i­festée de façon sim­i­laire dans ces deux cas, révélant un cou­plage per­cep­tion-action ana­logue à celui de l’adulte. Un groupe de 15 enfants de 52 à 133 mois a mon­tré, comme c’est le cas chez les adultes, une décrois­sance d’am­pli­tude du ” rythme mu ” à la fois durant l’exé­cu­tion et l’ob­ser­va­tion de mou­ve­ments de préhen­sion. L’ab­sence de mod­u­la­tion du phénomène par l’âge sug­gère l’hy­pothèse d’un mécan­isme de cou­plage per­cep­tion-action pré­co­ce­ment établi de façon stable.

Dynamique d’évolution

Ces recherch­es nous don­nent un avant-goût appéti­tif des rap­ports entre neu­ro­sciences et développe­ment. Pour­tant, si l’on y regarde de près, les recherch­es actuelles se cen­trent surtout sur l’ob­jec­tif de retrou­ver le plus tôt pos­si­ble des mécan­ismes recon­nus chez l’adulte, pour en cern­er les traces précoces.

Les con­nex­ions sont les indices de la flex­i­bil­ité cérébrale

Mal­gré la plas­tic­ité recon­nue de l’ac­tiv­ité cérébrale, l’op­tion majori­taire reste celle d’un mod­èle linéaire, et peu de place est encore don­née à la ques­tion majeure de savoir ce qui se développe et change, dans l’ac­tiv­ité cérébrale, au cours du développe­ment. Ce n’est pas le nom­bre de neu­rones, con­stant de la nais­sance à l’âge adulte, ce sont les con­nex­ions, indices de la flex­i­bil­ité cérébrale. Cette ques­tion pas­sion­nante reste un pointil­lé que les tech­niques de spec­tro­scopie infrarouge aisé­ment util­is­ables chez le bébé vont sans nul doute trans­former en un clair dessin dynamique : c’est en tout cas l’e­spoir des développementalistes.

Spec­tro­scopie infrarouge
Les neu­ro­sciences font large­ment appel aux tech­niques de spec­tro­scopie infrarouge, en par­ti­c­uli­er dans le proche infrarouge. Elles per­me­t­tent de suiv­re indi­recte­ment l’ac­tiv­ité des divers­es zones du cerveau à tra­vers les réac­tions phys­i­ologiques nées de cette activité.

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