Melencolia d’Albrecht Dürer.

Laisser une place au sujet pensant

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Bruno FALISSARD (82)

Il y a quelques mois une ado­les­cente de 17 ans, Lau­ra, est venue me voir en con­sul­ta­tion accom­pa­g­née de sa mère. Cette dernière est désem­parée : Lau­ra ne va plus en cours depuis deux ans. Elle reste dans sa cham­bre la plus grande par­tie de son temps, voit encore quelques amies. Elle n’est nulle­ment rebelle, ils ne com­pren­nent pas…

La sci­ence ne souf­fre pas d’ambiguïté

Je vois Lau­ra seule longue­ment et écarte au fur et à mesure une entrée dans la schiz­o­phrénie, une dépres­sion, un trou­ble obses­sion­nel com­pul­sif, une addic­tion, etc. Elle sourit en me voy­ant évo­quer tous ces symp­tômes. Au bout d’en­v­i­ron une demi-heure, main­tenant en con­fi­ance, elle me dit avec pudeur et retenue : ” En fait, je ne com­prends pas à quoi ça sert de vivre… je reste dans ma cham­bre parce que je ne vois pas pourquoi je ferais autre chose… ”

Com­pren­dre ou ne pas comprendre
Un ” Yal­ta ” du savoir a été pro­posé par un penseur alle­mand bien con­nu : il y aurait d’une part ce que l’on peut com­pren­dre à par­tir d’ob­ser­va­tions (donc ce qui est issu de la sci­ence) et d’autre part ce que l’on ne pour­rait pas com­pren­dre, mais auquel on accéderait tout de même parce que nous le ” savons ” a pri­ori, parce que c’est inhérent à notre humani­té : l’Âme, le Cos­mos, Dieu. Ce point de vue est, grosso modo, tou­jours large­ment pré­va­lent, chez l’homme de la rue comme chez beau­coup de sci­en­tifiques d’ailleurs (au moins inconsciemment).

Médicament ou discussion


Représen­ta­tion sym­bol­ique du chercheur rongé par les lim­ites de sa com­préhen­sion rationnelle du monde
(Melen­co­l­ia d’Albrecht Dürer).

Je lui explique alors qu’il nous arrive presque tous d’être par­fois un peu comme cela. Que beau­coup de philosophes ont écrit sur le sujet et qu’il ne faut pas s’é­ton­ner si ses par­ents ou la télé n’évo­quent jamais ce type d’in­ter­ro­ga­tion : c’est un peu tabou. Je lui con­seille de se trou­ver une occu­pa­tion (trou­ver un stage). Ne pou­vant m’empêcher d’évo­quer les pre­miers symp­tômes d’un trou­ble schiz­o­phrénique à venir, je lui pre­scris égale­ment une posolo­gie faible d’une molécule antipsy­cho­tique. Je revois Lau­ra qua­tre semaines plus tard, elle va beau­coup mieux. Est-ce l’ef­fet du médica­ment, de notre dis­cus­sion ? Je ne le saurai sûre­ment jamais.

Cette vignette illus­tre bien une des dif­fi­cultés que l’on ren­con­tre dans l’ex­er­ci­ce de la psy­chi­a­trie. Le psy­chi­a­tre pre­scrit des médica­ments qui se fix­ent sur un organe (le cerveau) en réponse à des plaintes en rap­port avec ce que nous con­sid­érons sou­vent comme la nature même de notre humani­té (le sujet con­scient, livré à une exis­tence dont sou­vent le sens lui échappe). Or, il n’est pas si sim­ple d’imag­in­er un lien entre d’un côté le fonc­tion­nement objec­tif d’un cerveau et d’un autre côté des phénomènes aus­si sin­guliers que ce que l’on dénomme ” amour “, ” con­science de soi ” ou encore ” Dieu “.

Voilà qui n’arrange pas bien enten­du les affaires du psy­chi­a­tre. Heureuse­ment cette per­spec­tive, bien que très séduisante, n’en est pas moins fort cri­ti­quable. Pas­sons sur le Cos­mos. Oublions Dieu pour quelques instants. En ce qui con­cerne l’Âme, les neu­ro-sci­en­tifiques l’é­tu­di­ent en ce moment sous toutes les cou­tures, avec beau­coup d’én­ergie et de talent.

Le refus d’être substance

Mais par­le-t-on vrai­ment de la même chose ? Il est vrai que quand on assiste à une con­férence don­née par un neu­ro­sci­en­tifique, on ne retrou­ve en général pas ce que l’on perçoit sub­jec­tive­ment de notre pro­pre vie psy­chique. Prenons un exem­ple. Quand un neu­ro­sci­en­tifique s’in­téresse à la con­science de soi, il étudie les modal­ités de traite­ment de l’in­for­ma­tion qu’un sujet utilise à pro­pos de ce qui le concerne.

Une carence dans les out­ils actuelle­ment util­isés pour représen­ter l’in­tim­ité psychique

Voilà qui est bien éloigné de ce petit texte de J.-P. Sartre (Sit­u­a­tions I) : ” […] La con­science n’a pas de ” dedans ” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être sub­stance qui la con­stitue comme une con­science. […] Que la con­science essaye de se repren­dre, de coïn­cider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. ”

Pourquoi cette impres­sion de gouf­fre entre l’énon­cé sci­en­tifique con­cer­nant le sujet pen­sant et le vécu sub­jec­tif de ce sujet pen­sant à pro­pos de lui-même ? Une expli­ca­tion pos­si­ble est qu’un énon­cé sci­en­tifique est forte­ment dépen­dant du sys­tème de représen­ta­tion des con­nais­sances qu’il utilise. Les physi­ciens ont recours à la math­é­ma­tique. Les biol­o­gistes et les psy­cho­logues (et donc les neu­ro-sci­en­tifiques) utilisent, quant à eux, le lan­gage naturel. Mais pas n’im­porte quel lan­gage naturel : un lan­gage qui écarte tout recours à la métaphore ou à la poly­sémie car la sci­ence ne souf­fre pas d’ambiguïté.

Le recours à la métaphore
Le dis­cours du neu­ro­sci­en­tifique est bien sou­vent sec, raide, éloigné de la belle prose sar­tri­enne et ce, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est un cor­pus de con­nais­sances con­sis­tant. Le pire c’est, pos­si­ble­ment, le fait que la descrip­tion fine du psy­chisme humain impose le recours à la métaphore ou à la poly­sémie. Il y aurait alors une incom­plé­tude du cor­pus neu­ro­sci­en­tifique du fait des lim­i­ta­tions de son sys­tème de représen­ta­tion des connaissances.

Le Yal­ta évo­qué dans l’en­cadré aurait donc toute sa per­ti­nence ? Pas si sûr. À la fin des années 1970, des bio­physi­ciens et des infor­mati­ciens ont pro­posé des représen­ta­tions formelles, math­é­ma­tisées, du fonc­tion­nement psy­chique. Avec cette approche, les col­lec­tions de neu­rones sont abor­dées sous un angle ther­mo­dy­namique et non sous celui d’une dynamique linéaire. Une énergie est asso­ciée à chaque état pos­si­ble de la col­lec­tion de neu­rones (chaque état men­tal) ; il est pos­si­ble de mon­tr­er que si le sys­tème est isolé, son énergie décroît néces­saire­ment au cours du temps.

La dynamique psy­chique peut alors être représen­tée géométrique­ment : les états men­taux se suc­cè­dent les uns aux autres par con­tiguïté. On retrou­ve d’ailleurs ici le fonc­tion­nement asso­ci­atif cher aux psychanalystes.

Au total, s’il arrive par­fois au lecteur de travaux neu­ro­sci­en­tifiques de se sen­tir frus­tré de ne pas vrai­ment recon­naître ce qui con­stitue son intim­ité psy­chique, rien ne dit qu’il se trompe sur lui-même, rien ne dit non plus que ce soit dû à des lim­ites inhérentes à l’ap­proche sci­en­tifique. Il est plutôt pos­si­ble que cela découle d’une carence dans les out­ils actuelle­ment util­isés pour représen­ter les con­nais­sances dans ce domaine.

Bib­li­ogra­phie
Kant E. Cri­tique de la rai­son pure. PUF.
Falis­sard B. Cerveau et psy­ch­analyse : ten­ta­tive de réc­on­cil­i­a­tion. L’Har­mat­tan (2008).

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