L’Illusion comique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°618 Octobre 2006Par : Corneille, dans une mise en scène de Marion BierryRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Long­temps, on aura tenu Cor­neille pour l’auteur de tra­gé­dies tout juste bonnes à les­ter les manuels de lit­té­ra­ture à l’usage de l’enseignement secon­daire, et encore même pas toutes. Ce tei­gneux de Boi­leau aura d’ailleurs lui-même contri­bué à l’opprobre.

Les temps sont chan­gés. Pas seule­ment quant au bac­ca­lau­réat, qu’on le déplore ou non là n’est pas la ques­tion, mais aus­si quant à l’œuvre de Cor­neille : une bonne ving­taine de pièces dont, ne l’oublions pas, sept comé­dies sans comp­ter sa large – et char­mante – par­ti­ci­pa­tion à la Psy­ché de Molière. À pré­sent, on joue ces comé­dies, et elles emplissent les salles de spec­ta­teurs de tous âges. Vous autres, amis lec­teurs qui êtes ama­teurs de théâtre, avez sans dou­ter assis­té au Men­teur, si bien ser­vi par Nico­las Vaude et le met­teur en scène Nico­las Brian­çon en 2002 au Théâtre Héber­tot. Par paren­thèse, je me demande si le décor n’était pas de Nico­las Sire, auquel cas la règle des trois Nico­las eût été res­pec­tée, à défaut de celle des trois unités.

Or voi­ci que le Poche-Mont­par­nasse vient de mon­ter L’Illusion comique, que Cor­neille pro­dui­sit la même année que le Cid, c’est-à-dire en 1636, deux ans avant la nais­sance de Louis XIV. De la même veine que ses autres comé­dies, et de cer­taines de ses tra­gé­dies aus­si, L’Illusion comique est pour l’auteur l’occasion de lais­ser explo­ser son ima­gi­na­tion en situa­tions incroya­ble­ment com­pli­quées, où le spec­ta­teur le plus atten­tif perd rapi­de­ment pied, ne sait plus très bien qui est qui, mais se laisse néan­moins empor­ter avec délec­ta­tion dans un cha­toyant tour­billon de trou­vailles inat­ten­dues. Dans L’Illusion comique, le jeune Cor­neille n’a‑t-il pas eu l’idée, quelque peu tor­due, d’emboîter trois pièces l’une dans l’autre.

Pre­mière pièce : un père éplo­ré part à la recherche de son fils Clin­dor qui, vou­lant s’émanciper, a fui la mai­son fami­liale. Son ami Dorante l’introduit auprès de l’habile magi­cien Alcandre qui, éta­bli dans une sombre grotte, lui fera voir ce que Clin­dor est deve­nu, au moyen d’une sorte de théâtre d’ombres.

Seconde pièce, dans le théâtre d’ombres : Clin­dor y est le sui­vant d’un capi­tan ridi­cule nom­mé Mata­more dont les rodo­mon­tades en alexan­drins bien balan­cés pour­raient bien être un joyeux pas­tiche des rimailleurs contem­po­rains de notre irré­vé­ren­cieux auteur. Ce Clin­dor file un par­fait amour réci­proque avec Isa­belle autour de qui vire­voltent d’autres pré­ten­dants : Mata­more lui-même, pro­met­tant de la faire reine d’un royaume à conqué­rir au sabre, et un cer­tain Adraste à qui Géronte, le père de la belle, l’a des­ti­née. En résultent de grands heurts entre Géronte, Isa­belle ne vou­lant que Clin­dor et Mata­more mena­cé de bas­ton­nade par la domes­ti­ci­té de Géronte s’il per­siste dans ses matri­mo­niales idées. Ces com­pli­ca­tions n’empêchent cepen­dant pas Clin­dor de cour­ti­ser à ses moments per­dus Lyse, la sui­vante d’Isabelle. Laquelle Lyse, fine mouche endia­blée, se livre avec ce séduc­teur inter­mit­tent à de gra­cieux bati­fo­lages qu’on croi­rait jaillis de la plume de Mari­vaux. Mais tout à coup, les choses se gâtent. Alors que Clin­dor vient, en lui rap­pe­lant la bas­ton­nade pro­mise, de convaincre Mata­more de renon­cer, sur­gissent Géronte et Adraste déci­dés à inter­rompre le tête-à-tête char­mant qui démar­rait entre Isa­belle et son amou­reux. Sur­pris, Clin­dor tue Adraste d’un coup d’épée… et se retrouve en pri­son, pro­mis à la mort.

Com­pré­hen­sible émoi du père de Clin­dor, spec­ta­teur impuis­sant. Isa­belle et Lyse font cepen­dant éva­der le pri­son­nier avec la com­pli­ci­té du geô­lier, séduit par les charmes de la seconde. Fin de la deuxième pièce.

La troi­sième est intro­duite par le magicien :

Après un tel bon­heur
Deux ans les ont mon­tés en un haut degré d’honneur

Nous voyons alors Isa­belle et Clin­dor, splen­di­de­ment vêtus, tou­jours accom­pa­gnés de Lyse. Ils échangent des tirades d’alexandrins plus abon­dants que clairs, d’où il semble res­sor­tir que Clin­dor serait tom­bé amou­reux de l’épouse d’un cer­tain Flo­ri­lame. À défaut d’obtenir sa fidé­li­té, Isa­belle sup­plie Clin­dor d’au moins res­ter pru­dent, la ven­geance de Flo­ri­lame pou­vant bien être redou­table. Elle l’est en effet : à peine les lamen­ta­tions d’Isabelle ache­vées, sur­git un émis­saire de Flo­ri­lame qui poi­gnarde Clin­dor, tan­dis qu’Isabelle meurt de cha­grin à ses côtés.

Nou­veau déses­poir du père. Le magi­cien lui fait alors voir, de dos, Isa­belle, Clin­dor, Lyse et le spa­das­sin, la main dans la main, saluant un public. Ils sont deve­nus comé­diens ! Et tout se ter­mine par un vibrant éloge d’un métier qui n’enchantait pour­tant pas le père :

À pré­sent le théâtre
Est en un point si haut que cha­cun l’idolâtre

Après les grandes mises en scène de Jou­vet en 1937, de Geor­gio Streh­ler dans les années soixante, Mme Marion Bier­ry s’est don­née à son tour avec intel­li­gence et finesse à faire revivre cette œuvre dif­fi­cile, que Cor­neille qua­li­fiait « d’étrange monstre », et le résul­tat est un enchan­te­ment. Aux éblouis­sants brouilla­mi­nis cor­né­liens, elle n’a pas craint d’en ajou­ter de son cru : ce n’est pas le père de Clin­dor que Dorante entraîne dans la caverne du magi­cien, mais sa mère, ce qui intro­duit, par les seuls jeux de scène, une com­pli­ca­tion amou­reuse de plus, d’un bien diver­tis­sant effet, entre Dorante et la mère.

Disons enfin que le décor de Nico­las Sire, tout simple eu égard à l’exiguïté du Poche-Mont­par­nasse mais plein d’heureuses trou­vailles, ne contri­bue pas qu’un peu à res­sus­ci­ter sous nos yeux émer­veillés les naïves fée­ries d’un XVIIe siècle naissant.

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