Les grands projets modernes, l’ingénieur et l’architecture

Dossier : Les travaux publicsMagazine N°614 Avril 2006
Par Michel VIRLOGEUX (65)

Il y a quelques décen­nies, les pre­miers astro­nautes disaient que la muraille de Chine était la seule œuvre humaine visible depuis l’es­pace. Ce n’est cer­tai­ne­ment plus le cas aujourd’­hui avec la construc­tion d’ou­vrages gigan­tesques, comme ceux des trois liai­sons entre les îles de Hon­shu et de Shi­ko­ku au Japon, et de ceux qui relient entre elles les dif­fé­rentes par­ties du Dane­mark et assurent leur liai­son avec la Suède par les ponts du Sto­re­belt et de l’O­re­sund. En qua­rante ans, depuis mon entrée à l’É­cole poly­tech­nique, l’é­chelle des construc­tions humaines a consi­dé­ra­ble­ment changé.

C’est d’a­bord à cause de l’ac­crois­se­ment consi­dé­rable des échanges inter­na­tio­naux, qu’il s’a­gisse des hommes ou des mar­chan­dises. Il a fal­lu construire des infra­struc­tures de trans­port de grande capa­ci­té, de plus en plus rapides et plus sûres. Et dans un pre­mier temps on a construit ce qui était le plus facile tech­ni­que­ment et finan­ciè­re­ment. Puis, après avoir satis­fait les besoins les plus immé­diats, il a fal­lu se lan­cer dans la construc­tion des liai­sons que les moyens des époques pré­cé­dentes n’a­vaient pas encore per­mis d’en­tre­prendre. Le tun­nel sous la Manche, la liai­son Hon­shu Shi­ko­ku, le pont du Sto­re­belt, puis celui de l’O­re­sund, le pont de Rion Anti­rion… et demain peut-être le pont du détroit de Mes­sine, et après-demain un ouvrage pour fran­chir le détroit de Gibral­tar ; un tun­nel fer­ro­viaire peut-être. On pour­rait aus­si par­ler des struc­tures pétro­lières off­shore, de plus en plus gigan­tesques, tra­vaillant dans les eaux à des pro­fon­deurs de plus en plus grandes.

Qu’est-ce qui a per­mis ces pro­grès consi­dé­rables, ce chan­ge­ment d’é­chelle ? De nom­breux fac­teurs bien sûr.

• Le moins impor­tant, à coup sûr, est celui qu’on cite le plus sou­vent : le déve­lop­pe­ment des moyens de cal­cul infor­ma­tiques. Mais ce n’est qu’un outil utile pour gagner du temps et de la pré­ci­sion, mais qui ne rem­place pas et ne rem­pla­ce­ra jamais le tra­vail du concepteur.

 Bien plus impor­tants sont les pro­grès dans la qua­li­té des maté­riaux, que ce soit le béton ou l’a­cier. On arrive aujourd’­hui à fabri­quer cou­ram­ment des bétons à hautes per­for­mances, de forte résis­tance (80 MPa et plus) et d’une grande dura­bi­li­té ; et des bétons à très hautes per­for­mances, d’un coût encore très éle­vé, qui n’ont plus grand-chose à voir avec les bétons clas­siques et dont on n’ar­rive pas encore à bien cer­ner le domaine d’emploi. On déve­loppe aus­si des bétons auto­pla­çants qui pré­sentent de grands avan­tages. Et à côté des aciers tra­di­tion­nels, on peut aujourd’­hui uti­li­ser des aciers ther­mo­mé­ca­niques d’une plus grande limite élas­tique (460 MPa au lieu de 355) et qu’on peut sou­der dans d’ex­cel­lentes condi­tions. On uti­lise au Japon des aciers à très haute limite élas­tique, mais qui, eux, ne sont pas aisé­ment sou­dables sur chantier.

De nom­breux ingé­nieurs, enfin, croient au déve­lop­pe­ment des maté­riaux plas­tiques de très haute résis­tance, comme le kev­lar et la fibre de car­bone. Mais en dehors de leur prix, ils ont encore à sur­mon­ter des han­di­caps comme une assez grande défor­ma­bi­li­té, une grande sen­si­bi­li­té aux efforts trans­ver­saux et une cer­taine fra­gi­li­té à la rupture.

 Les moyens de fabri­ca­tion et de construc­tion sont aujourd’­hui bien plus puis­sants qu’il y a vingt ou trente ans. On dis­pose de moyens de levage très impor­tants, notam­ment en site nau­tique ; l’exemple extrême en a été don­né par le Swa­nen, un cata­ma­ran équi­pé d’un bras de grue capable de sou­le­ver 8 000 tonnes et qui a per­mis de construire, suc­ces­si­ve­ment, le pont Ouest du Sto­re­belt, le pont de la Confé­dé­ra­tion au Cana­da et le pont de l’O­re­sund. L’in­for­ma­tique a joué un rôle dans ce domaine en faci­li­tant l’au­to­ma­ti­sa­tion de la fabri­ca­tion d’élé­ments de char­pente métal­lique et le contrôle auto­ma­tique de pro­ces­sus de construc­tion com­plexes comme, par exemple, le lan­çage du tablier du via­duc de Millau.

Le déve­lop­pe­ment de ces moyens de fabri­ca­tion et de construc­tion a été faci­li­té par la concen­tra­tion des entre­prises en grands groupes d’en­ver­gure inter­na­tio­nale. Nous avons la chance d’en avoir trois en France avec Vin­ci, Eif­fage et Bouygues.

 Mais tous ces pro­grès n’au­raient pas été pos­sibles sans le déve­lop­pe­ment de nos connais­sances sur les actions natu­relles qui s’exercent sur les struc­tures. Il y a une quin­zaine d’an­nées seule­ment qu’on maî­trise l’a­na­lyse des effets du vent sur les ouvrages, et un peu moins qu’on dis­pose de pro­grammes de cal­cul per­met­tant d’é­va­luer rapi­de­ment et dans de bonnes condi­tions les effets du vent sur un pont. Il en va de même avec les séismes, et il reste encore des pro­grès à faire dans ce domaine où cer­tains consi­dèrent que les coef­fi­cients de sécu­ri­té sont tou­jours des coef­fi­cients de ter­reur. On com­mence seule­ment main­te­nant à com­prendre et maî­tri­ser les vibra­tions des haubans.

 Enfin, le der­nier levier du pro­grès, c’est l’argent. Beau­coup des grands pro­jets que j’ai évo­qués ont été finan­cés par des fonds pri­vés, ou dans le cadre d’un par­te­na­riat public-pri­vé. Les États sont aujourd’­hui lar­ge­ment endet­tés, et les dépenses sociales (aux­quelles s’a­joute le coût de la dette) consomment une part crois­sante des bud­gets. L’ap­pel au finan­ce­ment pri­vé est donc une néces­si­té qui ne cesse de croître.

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Il est clair dans ce contexte que les grands pro­jets sont l’af­faire d’é­quipes par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes, capables de trai­ter tous les aspects de la concep­tion à la construc­tion. Il n’en reste pas moins que le génie civil reste un domaine où un ingé­nieur peut avoir un rôle créa­tif déter­mi­nant, mais à condi­tion d’être capable d’embrasser l’en­semble des aspects du projet.

Il y a huit ans déjà – en 1997 – le Centre Georges Pom­pi­dou avait orga­ni­sé une remar­quable expo­si­tion sur l’Art des ingé­nieurs. La pla­quette de pré­sen­ta­tion de l’ex­po­si­tion, plu­tôt tour­née vers les ouvrages du xixe et de la pre­mière moi­tié du xxe siècle, affir­mait qu’au­jourd’­hui, grâce aux moyens infor­ma­tiques, on peut tout cal­cu­ler donc on peut tout construire. Ce qui vou­lait dire impli­ci­te­ment que la concep­tion peut (et même doit) être confiée à des archi­tectes bour­rés d’i­dées ori­gi­nales et qu’on se débrouille­ra tou­jours, ensuite, pour faire tenir debout le fruit de leur ima­gi­na­tion. Bref, qu’on était pas­sé du temps des ingé­nieurs à celui des architectes.

Cette ten­dance, qu’on retrouve dans plu­sieurs pays, conduit à des résul­tats désa­gréables, que ce soit sur le plan des coûts, du confort des struc­tures (il existe quelques exemples célèbres de vibra­tions intem­pes­tives), voire même de la sécu­ri­té dans les cas extrêmes.

La concep­tion d’un grand ouvrage ne peut être diri­gée que par un ingé­nieur capable de réel­le­ment domi­ner le com­por­te­ment méca­nique et la sécu­ri­té struc­tu­relle. C’est la cir­cu­la­tion des efforts qui doit gui­der les formes et non l’in­verse ; l’art de l’in­gé­nieur est d’or­ga­ni­ser la matière pour qu’elle cana­lise les efforts de la façon la plus simple et la plus effi­cace. Mais en même temps – qu’il s’a­gisse d’un ouvrage majeur ou d’une struc­ture plus cou­rante, voire même d’un petit ouvrage -, il faut tra­vailler à la meilleure ins­crip­tion de l’ou­vrage dans son site, et recher­cher l’é­lé­gance des formes.

Le pre­mier trai­té de génie civil de l’his­toire, le Vitruve (Vitru­vius Pol­lio), défi­nis­sait les objec­tifs d’un pro­jet par trois mots : Uti­li­tas, Fir­mi­tas, Venus­tas ; uti­li­tas visant à l’u­ti­li­té (publique) et à la fonc­tion­na­li­té ; fir­mi­tas à la résis­tance et aux autres qua­li­tés struc­tu­relles ; et venus­tas, évi­dem­ment, aux qua­li­tés esthé­tiques, à l’é­lé­gance de l’ou­vrage ; à ce qu’on com­prend sou­vent sous le nom de son archi­tec­ture en aug­men­tant la confu­sion des termes et des rôles.

Cela ne veut pas dire que les archi­tectes ne peuvent rien appor­ter à la qua­li­té des ouvrages, bien au contraire. Pour ma part, pra­ti­que­ment tous les ouvrages dont j’ai eu la charge ont été conçus en col­la­bo­ra­tion avec un archi­tecte ; et je n’ai jamais vécu d’ins­tants plus jubi­la­toires qu’au cours des quelques occa­sions où en dix ou vingt minutes, avec Charles Lavigne, tout d’un coup (et quel­que­fois après des semaines ou des mois d’ef­forts), nous défi­nis­sions un concept par­fai­te­ment cohé­rent, par­fait sur le plan struc­tu­ral, répon­dant au mieux aux besoins fonc­tion­nels et quel­que­fois plein de fan­tai­sie. Le pont sur la Vienne à Limoges, qui vient d’être ache­vé, et notre pro­jet pour le pont Baca­lan-Bas­tide, à Bor­deaux, illus­trent à mer­veille le fruit d’une longue complicité.

Mais quel que soit l’ap­port de l’ar­chi­tecte, c’est l’in­gé­nieur qui peut seul por­ter la res­pon­sa­bi­li­té du pro­jet et de sa concep­tion. À moins qu’il ne soit réduit, comme c’est le cas quel­que­fois, au rang de cal­cu­la­teur d’une concep­tion dont il n’a pas eu la maî­trise et qui le ravale au rang de simple technicien.

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