Les grandes écoles en question : erreurs fréquentes et querelles stériles

Dossier : ExpressionsMagazine N°650 Décembre 2009
Par Pierre TAPIE (77)

Trois niveaux de formation

Trois niveaux de formation
En 1999, le proces­sus de Bologne a con­duit l’Europe à ren­dre son sys­tème uni­ver­si­taire com­préhen­si­ble selon trois niveaux inter­na­tionaux de for­ma­tion : licence, mas­ter, doc­tor­at. La France délivre chaque année 150 000 diplômes de niveau mas­ter : 60 000 par les grandes écoles ; 45 000 par les uni­ver­sités dans des dis­ci­plines voisines des écoles écoles (sci­ences et tech­niques ; économie et ges­tion) ; 45 000 dans les uni­ver­sités dans d’autres secteurs que ceux aux­quels for­ment les écoles (let­tres, droit, médecine, soci­olo­gie, etc.).

Dans les débats sur l’avenir des grandes écoles, celles-ci sont sou­vent accusées d’être malthusi­ennes et de favoris­er la ” repro­duc­tion sociale “. Mau­vais procès : en plus de représen­ter les for­ma­tions les plus pres­tigieuses dans leur domaine, les écoles con­stituent un sys­tème de for­ma­tion mas­sif, for­mant 40 % des diplômés de niveau mas­ter en France. Quant à la sélec­tion sociale, elle est, à niveau de diplôme équiv­a­lent, sim­i­laire à celle con­statée pour l’université.

Un coût raisonnable

Sélec­tion sociale
On sait que ” 50 % des étu­di­ants des CPGE et des grandes écoles sont enfants de cadres supérieurs ou pro­fes­sion libérale, con­tre 30 % env­i­ron à l’u­ni­ver­sité “. Il est faux d’en déduire que les écoles sont des lieux de sélec­tion sociale, par oppo­si­tion à l’u­ni­ver­sité. En effet cette pro­por­tion est iden­tique à l’u­ni­ver­sité, si l’on con­sid­ère les diplômés au niveau mas­ter de l’u­ni­ver­sité (seul chiffre com­pa­ra­ble puisque dans la fil­ière CPGE-GE la sélec­tion a lieu à l’en­trée) ; de même ce taux est de 50 % par­mi le stock des étu­di­ants en fil­ières sci­en­tifiques (juin 2008). Ces faits sig­ni­fient que les enfants d’o­rig­ine mod­este ne s’ori­en­tent pas vers des études dif­fi­ciles, mais non qu’une fil­ière par­ti­c­ulière, CPGE-GE, présen­terait des biais spé­ci­fiques de sélec­tiv­ité sociale.

Avec un coût de 13 000 euros par étu­di­ant et par an, con­tre 8 000 pour l’u­ni­ver­sité (8 500 depuis le bud­get 2009), les class­es pré­para­toires aux grandes écoles (CPGE) seraient-elles trop riche­ment dotées ? Si l’on con­sid­ère non pas tous les étu­di­ants de l’u­ni­ver­sité, mais ceux qui n’y ont pas échoué (soit 60 %, puisque 40 % s’y égar­ent pour ter­min­er sans aucun diplôme), le coût des étu­di­ants réelle­ment for­més est iden­tique (8 000/0,6 = 13 300 ). À titre de com­para­i­son dans les grandes uni­ver­sités anglo-sax­onnes, les pre­miers cycles d’élite coû­tent 100 000 à 150 000 dollars.

Un tremplin pour la recherche

Sur l’ensem­ble des diplômés de mas­ter en France, 7 % effectuent un doc­tor­at. Par­mi les écoles d’ingénieurs, la pro­por­tion est iden­tique (6,8 %). Cette pro­por­tion croît de manière spec­tac­u­laire en fonc­tion de la dif­fi­culté ini­tiale d’en­trée dans les écoles : à l’É­cole cen­trale de Paris elle est de 15 %, à l’É­cole poly­tech­nique de 22 % ; à l’ENS d’Ulm, les doc­teurs sont majori­taires. La cri­tique selon laque­lle les écoles détourn­eraient les jeunes bril­lants de la recherche est donc infondée au regard de la sit­u­a­tion française et l’est aus­si par rap­port à la com­para­i­son internationale.

Des relations embarrassées avec le MESR (ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche)

Les écoles accueil­lent 220 000 étu­di­ants : 30 % dans des écoles sous tutelle du MESR, 20 % sous tutelle d’autres min­istères, 30 % con­sulaires et 20 % asso­cia­tives privées, soit 50 % dans les écoles publiques, 50 % dans les écoles con­sulaires et privées.

Des doc­teurs aux postes clés
Selon cer­tains, les entre­pris­es de notre pays man­queraient de doc­teurs par­mi leurs décideurs pour y stim­uler l’in­no­va­tion : cet argu­ment est faux. L’ANRT a com­paré les Comités exé­cu­tifs des 100 pre­mières entre­pris­es mon­di­ales par leurs investisse­ments en R & D. La France appa­raît en troisième posi­tion selon le critère de la présence de doc­teurs dans les équipes dirigeantes, avant les USA et le Roy­aume-Uni, après la Suisse et l’Alle­magne, où des raisons cul­turelles et le poids sec­to­riel de la chimie-phar­ma­cie don­nent au titre de doc­teur un relief particulier.

Con­flits administratifs
La procé­dure de ” mas­téri­sa­tion “, issue du proces­sus de Bologne, a don­né au MESR et à son admin­is­tra­tion une respon­s­abil­ité plus directe sur les écoles qui ne rel­e­vaient pas de son autorité. Para­doxale­ment, alors que les écoles redou­blaient d’ef­forts pour pren­dre leur véri­ta­ble dimen­sion uni­ver­si­taire, les dis­sen­sions autour du droit à délivr­er les diplômes se sont mul­ti­pliées. D’un côté le MESR encour­ageait avec rai­son le développe­ment de la recherche comme soubasse­ment de l’ex­cel­lence péd­a­gogique ; d’un autre, les con­flits autour de la réqui­si­tion admin­is­tra­tive du mot ” mas­ter “, ont découragé cer­taines de leurs initiatives.


Cette répar­ti­tion des écoles en qua­tre quarts iné­gaux entraîne de grandes dif­férences de fonc­tion­nement. Les écoles publiques des min­istères tech­niques sont très soutenues par leur tutelle dont elles for­ment les respon­s­ables. Les écoles con­sulaires ou asso­cia­tives ont une autonomie impor­tante face à un État qui ne leur accorde presque aucun sou­tien financier, elles sont donc con­traintes à deman­der des frais de sco­lar­ité élevés ; ces élé­ments les éloignent cul­turelle­ment du MESR.

La République jacobine intè­gre mal la plu­ral­ité des formes

Ain­si 70 % des écoles sont perçues comme échap­pant au min­istère, tan­dis que les écoles directe­ment sous tutelle MESR gênent par leurs dif­férences avec le sys­tème des uni­ver­sités dont le MESR veut pré­ten­dre qu’il est uni­versel à l’étranger.

Admin­is­tra­tion et écoles avaient cha­cune à cœur l’ex­cel­lence uni­ver­si­taire française, mais leurs représen­ta­tions des mod­èles d’ex­cel­lence envis­age­ables étaient divers­es. Quoique prô­nant la respon­s­abil­ité des acteurs, l’ad­min­is­tra­tion impo­sait des choix restric­tifs de parte­nar­i­ats statu­taires entre étab­lisse­ments, après la loi d’ori­en­ta­tion sur la Recherche : la République jacobine intè­gre mal la plu­ral­ité des formes.

Pour pro­mou­voir l’ex­cel­lence française ne con­vient-il pas plutôt de cap­i­talis­er avec prag­ma­tisme sur les forces de cha­cun, les expéri­ences réussies et les pro­jets des acteurs ? 

Taille critique et intensité critique

Coûts par étudiant
Hormis trois insti­tu­tions orig­i­nales (l’ENS de la rue d’Ulm, l’X, l’É­cole des mines de Paris), toutes les insti­tu­tions uni­ver­si­taires français­es présen­tent une faible inten­sité de ressources par étu­di­ant. Hors ces trois, les plus rich­es dis­posent de 20 à 30 k ? par étu­di­ant et par an, en moyenne 12 k ? (pour les écoles de ges­tion) et de 15 k ? (pour les écoles d’ingénieurs) ; ces chiffres sont à com­par­er à ceux de leurs parte­naires, avec qui elles échangent des étu­di­ants, sig­nent des accords d’al­liance stratégique, des dou­bles diplômes : Har­vard, Prince­ton, Stan­ford ou Berke­ley dis­posent de ressources de 100 000 à 200 000 dol­lars par étu­di­ant et par an, l’u­ni­ver­sité de Rich­mond, Vir­ginie, de 65 000 dol­lars (elle s’ap­par­ente à une Sup de Co de métro­pole régionale, par son pro­fil universitaire).

La mon­di­al­i­sa­tion de l’en­seigne­ment supérieur amène cha­cun à chercher à se situer dans la com­péti­tion mon­di­ale. Au regard de ses con­cur­rents inter­na­tionaux, USA, Japon, notre pays a peu investi dans l’in­tel­li­gence depuis quar­ante ans, La France impose à son enseigne­ment supérieur des car­cans spé­ci­fiques extra­or­di­naires, qui vari­ent selon les types d’in­sti­tu­tion, mais procè­dent tous d’une même con­trainte : la France partage la pénurie.

On s’imag­ine trop sou­vent que le nom­bre d’é­tu­di­ants de l’u­ni­ver­sité est impor­tant pour définir sa taille cri­tique. Cette idée ne résiste pas à une analyse élé­men­taire. Pourquoi l’IN­SEAD (1 000 étu­di­ants, 140 pro­fesseurs) est-il une ” mar­que ” bien mieux con­nue à l’é­tranger que, par exem­ple, l’u­ni­ver­sité de Nantes, 40 000 étu­di­ants, 1 400 pro­fesseurs ? L’INSEAD dis­pose de 100 000 euros par étu­di­ant, ce qui lui per­met une stature mon­di­ale, Nantes ne dis­pose que de 10 000 euros.

La France partage la pénurie !

Par­mi les uni­ver­sités les plus pres­tigieuses, Cal Tech a 2 000 étu­di­ants, Prince­ton 6 500, donc des tailles qui cor­re­spon­dent à l’U­ni­ver­sité tech­nologique de Com­piègne ou à l’IN­SA de Lyon. Mais Prince­ton a 1 100 pro­fesseurs et une cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière de 10 mil­liards de dol­lars. La dif­férence entre ces insti­tu­tions ne vient que de l’his­toire accu­mulée et de l’in­ten­sité cri­tique de leurs ressources.

La dictature des classements

Depuis dix ans seule­ment l’e­space uni­ver­si­taire a vu appa­raître les fameux ” classe­ments “. Si leur pub­li­ca­tion attire l’at­ten­tion du grand pub­lic sur un secteur par­ti­c­uli­er, con­tribuant à sa notoriété, le résul­tat de ces classe­ments est d’abord dic­té par les critères retenus.

Plus d’é­tu­di­ants, moins de professeurs
L’ESSEC ou HEC sont deux fois plus grandes (par les étu­di­ants) que les Busi­ness Schools de Berke­ley ou de Duke, six fois plus grandes que Dar­mouth. Mais leur nom­bre de pro­fesseurs par étu­di­ant est le tiers de leurs grandes con­cur­rentes ; elles sont en train d’ac­céder à la notoriété mon­di­ale, à par­tir de hand­i­caps chroniques liés à la mod­estie de leurs ressources, qu’elles gèrent avec une effi­cac­ité remar­quée à l’étranger.

Le ” classe­ment de Shang­hai ” inclut essen­tielle­ment le nom­bre de prix Nobel et les arti­cles pub­liés dans les revues Nature et Sci­ence ; il voulait situer les uni­ver­sités chi­nois­es les unes par rap­port aux autres. Par nature il hand­i­cape toutes les insti­tu­tions spé­cial­isées en sci­ences humaines et sociales. Il fait fi des qual­ités péd­a­gogiques et des suc­cès pro­fes­sion­nels des diplômés. Con­stater com­bi­en le ” classe­ment de Shang­hai ” a pu être util­isé comme référence par des respon­s­ables français ignore un principe organ­i­sa­tion­nel élé­men­taire : le choix des critères de per­for­mance façonne les comportements.

Compte tenu de l’im­por­tance poli­tique des critères de per­for­mance, on se réjouit de voir notre min­istre de l’En­seigne­ment supérieur et de la Recherche chercher à éla­bor­er avec ses parte­naires européens un sys­tème com­mun d’é­val­u­a­tion des uni­ver­sités, basé sur des principes d’a­gence de nota­tion selon des critères var­iés plutôt qu’un classement.

Le ” tout technologique ” de l’entrepreneuriat

Grâce aux écoles d’ingénieurs, sci­ences et tech­niques gar­dent un haut niveau d’attractivité

Une autre erreur fréquente, dont la logique s’ap­par­ente à l’im­por­tance don­née en France au tout sci­en­tifique du classe­ment de Shang­hai, a trait à l’in­no­va­tion : son rôle cen­tral pour la créa­tion d’emplois dans les économies rich­es est admis par tous. Mais l’in­no­va­tion peut être d’o­rig­ine tech­nique, organ­i­sa­tion­nelle, com­mer­ciale, 90% des inno­va­tions et des créa­tions d’en­tre­pris­es ont pour orig­ine une nou­velle manière de répon­dre à un besoin latent. Or les efforts relat­ifs à l’en­tre­pre­nar­i­at uni­ver­si­taire sont essen­tielle­ment ori­en­tés vers une dyna­mique technologique.

Des barrières administratives à abattre

L’im­pul­sion actée du gou­verne­ment quant aux moyens à inve­stir dans l’en­seigne­ment supérieur et la recherche con­stitue un événe­ment con­sid­érable pour amélior­er notre sys­tème français. Il ne pro­gressera que si les diag­nos­tics sont posés sans tabous ni com­plai­sances, en cap­i­tal­isant sur les forces réelles de nos systèmes.

Des chercheurs à convaincre
Le nom­bre de chercheurs publics qui ont util­isé les dis­posi­tifs lég­is­lat­ifs de 1999 pour inciter à cet entre­pre­nar­i­at n’é­tait que de 10 par an (pour 75 000 univer­sitaires) en 2003, 2004 et 2005 : les uni­ver­si­taires encour­agés par ces mesures créent des entre­pris­es avec un taux 75 fois inférieur à leurs conci­toyens français.

La France est un des rares pays de l’OCDE où, grâce aux écoles d’ingénieurs, sci­ences et tech­niques gar­dent un haut niveau d’at­trac­tiv­ité ; les écoles de ges­tion for­ment des man­agers dont les socles intel­lectuels en human­ités clas­siques fondent une apti­tude inter­cul­turelle enviée et une vraie capac­ité à accom­pa­g­n­er des sys­tèmes com­plex­es ; dans les deux cas, la péd­a­gogie par l’al­ter­nance des écoles forme des jeunes à très haut poten­tiel. Un nom­bre impor­tant de lab­o­ra­toires béné­fi­cie d’une notoriété mon­di­ale et la sta­bil­ité des emplois de chercheurs publics français est un atout attractif.

La sélection par le talent

Il est temps que saut­ent les bar­rières admin­is­tra­tives stériles, que l’on ne con­fonde plus à l’u­ni­ver­sité la mis­sion de for­ma­tion qual­i­fi­ante et celle de cul­ture générale, que la sélec­tion par le tal­ent soit admise, et que la recherche cog­ni­tive béné­fi­cie d’une péren­nité de moyens cohérente avec ses rythmes pro­pres. Pour que la France ne décroche pas de la com­péti­tion intel­lectuelle mon­di­ale, l’in­ten­sité de notre effort col­lec­tif, pub­lic et privé, doit encore être accrue.

Le défi reste majeur dans un envi­ron­nement inter­na­tion­al uni­ver­si­taire de plus en plus com­péti­tif et exigeant, alors que se développe une pénurie mon­di­ale d’en­seignants et chercheurs.

Biogra­phie
Pierre Tapie (77), doc­teur ès sci­ences (CEN Saclay et Paris-XI, 1984), MBA INSEAD (1990), chercheur Sanofi (1980–1989), directeur de l’E­SA Pur­pan (école d’ingénieurs agronomes à Toulouse) et DG d’In­tel­la­gri (société de cap­i­tal-risque) (1990–2001). Depuis 2001 DG de l’ESSEC, vice-prési­dent de la CGE (depuis 2002), prési­dent de la FESIC, prési­dent du Con­seil de sur­veil­lance du pôle de Recherche et d’En­seigne­ment supérieur de Cer­gy-Pon­toise (depuis 2006), admin­is­tra­teur de l’AACSB (Asso­ci­a­tion for Advance­ment of Col­le­giate Schools of Busi­ness, prin­ci­pale asso­ci­a­tion d’É­coles de man­age­ment dans le monde, de 2006 à 2009), prési­dent de la CGE (depuis 2009).

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