Les entreprises d’origine française à l’épreuve du développement international

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007Par Jean-Pierre SEGAL

On se pro­pose ici d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur l’im­por­tance de ces arti­cu­la­tions entre faits de culture et faits de ges­tion dans l’en­tre­prise. On emprun­te­ra à un ensemble de tra­vaux menés au sein d’en­tre­prises fran­çaises pour mon­trer le carac­tère géné­ra­li­sé des phé­no­mènes en cause, la pro­fon­deur de leur ancrage mais aus­si la capa­ci­té de « faire avec », dès lors qu’au lieu de cher­cher à faire mar­cher tout le monde au même pas et sur la même musique, on aura su prendre la mesure du phé­no­mène. Le déve­lop­pe­ment de nou­velles com­pé­tences de déco­dage inter­cul­tu­rel1 sera requis à l’a­ve­nir pour per­mettre aux acteurs impli­qués dans le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal de leur entre­prise de s’a­dap­ter à cette nou­velle donne.

Trois coopérations ordinaires à l’international

Le débordement aux interfaces

« La notion de débor­de­ment aux inter­faces n’est pas inté­grée dans le contexte malais ». Ce n’est pas un entraî­neur de rug­by qui parle mais bien le res­pon­sable pays d’un grand groupe indus­triel fran­çais implan­té en Malai­sie ! Ces pro­pos ne sont pas une bou­tade lan­cée à la fin d’un repas bien arro­sé ; ils sont consi­gnés noir sur blanc dans le com­men­taire détaillé d’un rap­port d’é­tude qui lui a été remis, ana­ly­sant les modes de fonc­tion­ne­ment des usines rele­vant du péri­mètre géo­gra­phique sur lequel s’exerce son auto­ri­té. Ils prennent, on l’i­ma­gine, racine dans une éthique pro­fes­sion­nelle prête à éri­ger en « notion » non pas un éclair iso­lé de bra­voure mais une exi­gence conti­nue rat­ta­chée à un exer­cice vrai­ment pro­fes­sion­nel de ses res­pon­sa­bi­li­tés. Faire réel­le­ment (tout) son tra­vail inclut donc pour ce diri­geant confir­mé de ne pas hési­ter à « mon­ter au cré­neau », « remuer la four­mi­lière » et faire fi d’une concep­tion pure­ment défen­sive du décou­page des fron­tières de ses responsabilités.

Cet idéal est très lar­ge­ment par­ta­gé en France par tous ceux qui dis­posent d’un sta­tut suf­fi­sam­ment bien ancré pour être en mesure de le mettre en pra­tique. Il conduit ceux qui, dans des contextes cultu­rels éloi­gnés s’y réfèrent, à dénon­cer un manque d’es­prit d’i­ni­tia­tive des sala­riés locaux. Ceux-là sont regar­dés comme accep­tant, avec une forme cou­pable de com­plai­sance, une dépen­dance exces­sive vis-à-vis des consignes reçues de leur hié­rar­chie et des fron­tières de com­pé­tences défi­nis­sant leur péri­mètre de responsabilité.

Bien d’autres enquêtes, menées dans les cinq conti­nents au sein des filiales étran­gères de groupes fran­çais, ont ali­men­té les mêmes remarques éma­nant d’ex­pa­triés fran­çais autour de la ques­tion de l’au­to­no­mie atten­due (en vain) de la part des locaux. Nos com­pa­triotes éprouvent bien des dif­fi­cul­tés à sai­sir que l’au­to­no­mie qu’ils recherchent n’est en réa­li­té qu’un pro­duit cultu­rel issu du ter­roir dont eux-mêmes sont issus. Cette auto­no­mie-là a peu de chance de pous­ser spon­ta­né­ment sous d’autres cieux et il n’est même pas sûr qu’on puisse l’y culti­ver. Il existe, en revanche, des formes locales d’i­ni­tia­tive qui pour se déve­lop­per ont besoin de réunir un ensemble de condi­tions qu’il serait bien utile à ces mana­gers fran­çais de connaître. Il leur fau­dra d’a­bord, pour les décou­vrir, com­men­cer par se dépar­tir des lunettes fran­çaises chaus­sées sur leur nez.

Maintenant, ils sont au courant !

Pre­nons un second exemple. Celui-ci se passe à un tout autre niveau de la hié­rar­chie et sur un autre conti­nent. Nous voi­là dans une usine nord amé­ri­caine. Un tech­ni­cien fran­çais de main­te­nance nous fait faire le tour de l’u­sine. Par­ve­nu dans un coin recu­lé de celle-ci, son atten­tion est atti­rée par le bruit anor­mal d’un broyeur dont il estime aus­si­tôt l’in­té­gri­té sérieu­se­ment mena­cée. Avi­sant alors un employé local de fabri­ca­tion tra­vaillant dans la zone, il l’in­ter­pelle pour savoir ce qu’il entend faire à ce pro­pos. Ce der­nier lui répond qu’il a bien aver­ti le dépar­te­ment de main­te­nance concer­né et même réité­ré le jour même sa demande devant l’ab­sence de réac­tion de celui-ci. Il estime ce fai­sant avoir fait ce qu’il avait à faire, la res­pon­sa­bi­li­té étant à ses yeux trans­fé­rée au ser­vice com­pé­tent. Notre tech­ni­cien prend alors l’i­ni­tia­tive de débran­cher l’ap­pa­reil, sachant que cette inter­rup­tion ne man­que­ra pas, en inter­rom­pant l’a­li­men­ta­tion aval du pro­cess, d’a­ler­ter le poste cen­tral qui pilote la fabri­ca­tion, l’o­bli­geant à prendre des mesures cor­rec­tives en urgence. « Main­te­nant, ils sont au cou­rant ! », lance-t-il à son inter­lo­cu­teur local médu­sé, en s’é­loi­gnant sans même se retourner.

Une logique de fidélité

Convaincre ou agir
Au-delà des oppo­si­tions clas­siques entre le niveau local et le siège, une vraie dif­fé­rence cultu­relle se mani­feste ici. En reve­nant de façon récur­rente sur la logique interne des actions qu’il demande à ses troupes de mettre en oeuvre, le res­pon­sable est, dans un contexte fran­çais, par­fai­te­ment dans le rôle atten­du par ses équipes qui demandent à être ration­nel­le­ment convain­cues avant de s’engager. Les Fran­çais font part de leur éton­ne­ment à voir leurs col­lègues amé­ri­cains dis­cu­ter aus­si peu sou­vent les consignes qu’ils reçoivent de leur chef ou les demandes expri­mées par leurs clients. Leurs com­pa­triotes sont habi­tués au mini­mum à deman­der aux uns et aux autres des expli­ca­tions en sorte d’être plei­ne­ment convain­cus avant d’agir. Ils n’hésitent pas non plus à avan­cer leurs argu­ments visant à « édu­quer » le client ou à « convaincre le chef ». Cette mise en pers­pec­tive est, en revanche, mal com­prise hors de France. Elle pour­ra même pas­ser pour de l’arrogance ou pour le rési­du indé­crot­table d’une ancienne culture de mono­pole public. Les deux par­ties qui dia­loguent à dis­tance de part et d’autre de l’Atlantique mesurent mal à quel point cha­cune peut, sans s’en rendre compte, frus­trer l’autre par­tie. Les Fran­çais, tou­jours à l’affût d’éléments nou­veaux, propres disent-ils à « lever un lièvre » et donc à les rendre « plus intel­li­gents » res­tent déses­pé­ré­ment sur leur faim. Les Amé­ri­cains aspirent sim­ple­ment à voir leur coor­di­na­teur lever les obs­tacles qui limitent leur action immé­diate. Ils se sentent entra­vés dans leur capa­ci­té à « gérer eux-mêmes » les affaires qui les concernent.

Reve­nons sur ces deux exemples en nous inter­ro­geant du point de vue des locaux, confron­tés à cette étran­ge­té fran­çaise3. La dépen­dance dans laquelle s’ins­tallent les per­son­nels malais vis-à-vis des ins­truc­tions reçues de la part de leur supé­rieur n’est pas seule­ment, comme le croient les expa­triés fran­çais, liée à leur inex­pé­rience indus­trielle. Elle s’ins­crit dans une logique de fidé­li­té et de pro­tec­tion dont il serait très insé­cu­ri­sant de sor­tir. Leur ini­tia­tive risque de res­ter sans len­de­main, aus­si long­temps en tout cas qu’elle n’au­ra pas été relayée par le chef lui-même. Il serait, aux yeux des employés malais, beau­coup plus grave de cau­ser tort par une ini­tia­tive mal­ve­nue à l’hon­neur de son groupe et à la répu­ta­tion de son chef que de ne répondre qu’im­par­fai­te­ment aux inci­ta­tions éma­nant d’un expa­trié français.

L’employé local nord amé­ri­cain n’est pas non plus, on le sait bien, dénué d’es­prit d’i­ni­tia­tive. Mais celle-ci sera néces­sai­re­ment mobi­li­sée dans le cadre de la repré­sen­ta­tion qu’il se fait de sa res­pon­sa­bi­li­té. Celle-ci est struc­tu­rée par l’en­ga­ge­ment pris avec son supé­rieur direct de l’ai­der à accom­plir les objec­tifs que ce der­nier a lui-même reçu du niveau au-des­sus. Tenir cet enga­ge­ment, dans lequel il voit la rai­son d’être du job qui lui a été confié, est essen­tiel. Dis­po­sé à aler­ter la main­te­nance, comme le pré­voit d’ailleurs sa fiche de poste, il n’en­tend pas pour autant faire du zèle au-delà. Il l’en­tend d’au­tant moins qu’en agis­sant ain­si il péna­li­se­rait ses propres objec­tifs de pro­duc­tion. Sans doute serait-il dis­po­sé à le faire pour un autre motif, par exemple la mise en dan­ger d’un de ses cama­rades de tra­vail, mais il ne le fera pas pour la mise en dan­ger d’un équi­pe­ment rele­vant d’un autre dépar­te­ment. La construc­tion de l’i­den­ti­té pro­fes­sion­nelle du tech­ni­cien fran­çais donne au contraire à son geste une valeur noble d’as­sis­tance à un broyeur en dif­fi­cul­té. Ne rien faire, à l’in­verse, serait assi­mi­lé à une forme de lâche­té cou­pable, quand bien même per­sonne dans l’u­sine ne pour­rait avoir à en connaître. On com­prend mieux ain­si pour­quoi l’un s’en­flamme et l’autre pas.

Convaincre en débattant

Quit­tons main­te­nant les rudesses de l’u­ni­vers indus­triel et trans­por­tons-nous dans celui plus douillet d’une confe­rence call tenue entre les repré­sen­tants locaux de plu­sieurs pays asso­ciés à la mise en œuvre d’un contrat de four­ni­ture de ser­vices de télé­com­mu­ni­ca­tions. Tous tra­vaillent de concert pour gérer l’en­semble des consom­ma­tions d’un gros client pro­fes­sion­nel lui aus­si déployé inter­na­tio­na­le­ment. Le res­pon­sable fran­çais de ce pro­gramme sol­li­cite chaque semaine ses par­te­naires locaux et leur demande de bien vou­loir remon­ter et par­ta­ger les pro­blèmes du moment. Il en pro­fite pour rap­pe­ler à nou­veau l’es­prit du pro­gramme, insis­tant sur les ver­tus d’un par­tage aus­si large que pos­sible des dif­fi­cul­tés ren­con­trées loca­le­ment dans les rela­tions avec les filiales locales du client. Silence radio.

Gérés selon une logique qui les incite à concen­trer leurs efforts sur la par­tie de leur acti­vi­té géné­rant des reve­nus (dont dépendent aus­si bien une par­tie de leur rému­né­ra­tion que la suite de leur par­cours dans l’or­ga­ni­sa­tion), les par­te­naires anglo-saxons du pro­jet ont pro­ba­ble­ment moins de temps et sur­tout moins de goût pour la mise en pers­pec­tive et le débat visant à amé­lio­rer la com­pré­hen­sion par cha­cun des enjeux com­muns. Dans leur vision du monde, c’est le rôle du mana­ger ou du lea­der de défi­nir le che­min à suivre et de for­ma­li­ser ses attentes en une suc­ces­sion d’é­tapes et d’ob­jec­tifs pré­cis. Plu­tôt que de l’en­tendre dis­ser­ter sur l’es­prit du pro­gramme et les leçons pou­vant être tirées de ses débuts, ils aime­raient l’en­tendre répondre aux ques­tions pro­saïques qu’ils posent à leur état-major.

Mieux comprendre et se faire mieux comprendre

Une per­for­mance nuancée
Ces exi­gences que les Fran­çais se fixent à eux-mêmes sont-elles vrai­ment les garantes d’une per­for­mance supé­rieure ? Beau­coup chez nos par­te­naires étran­gers en doutent, qui ne font que mesu­rer l’écart entre ces pra­tiques et convic­tions ori­gi­nales et une ortho­doxie anglo­saxonne posée en dogme. La réponse à la ques­tion semble à tout le moins méri­ter nuances. S’agissant des déci­sions, notre manière de faire est sans doute plus fruc­tueuse pour les « grandes déci­sions » que pour les petites où notre goût de la dis­cus­sion peut engen­drer des délais ou des raf­fi­ne­ments inutiles. De même, notre sou­ci de « conseiller le client » est mieux reçu et plus légi­time quand il s’agit de biens ou de ser­vices par­ti­cu­liè­re­ment éla­bo­rés tan­dis que sur des pro­duits stan­dar­di­sés ce zèle peut s’avérer inutile et malvenu. 

Que nous apprennent ces anec­dotes et quel par­ti peut-on en tirer ? On peut admettre que notre res­pon­sable pays de Malai­sie, notre tech­ni­cien expa­trié aux États-Unis et notre chef de pro­jet basé en France s’ef­forcent cha­cun d’exer­cer leur métier du mieux qu’ils peuvent. Il est clair éga­le­ment qu’ils fondent leurs pra­tiques sur des convic­tions pro­fondes avec les­quelles ils ne sont pas prêts à tran­si­ger. Il n’en reste pas moins qu’ils éprouvent cha­cun bien des dif­fi­cul­tés à se faire com­prendre et, plus pré­oc­cu­pant pour leur entre­prise, que leur com­por­te­ment s’ex­pose à être regar­dé loca­le­ment au mieux comme « étrange » et au pire comme scan­da­leux. Que manque-t-il donc aux Fran­çais de nos trois his­toires pour mieux com­prendre leurs par­te­naires étran­gers et, sur­tout, se faire mieux com­prendre d’eux ? Quels sont les risques atte­nants à cette mécon­nais­sance de leur sin­gu­la­ri­té cultu­relle et quels moyens fau­drait-il mettre en œuvre pour les contenir ?

Des spécificités très étendues

Ces sin­gu­la­ri­tés fran­çaises s’ob­servent dans bien d’autres facettes du fonc­tion­ne­ment des entre­prises. Un mana­ger fran­çais, pour qui la réfé­rence au métier est cen­trale, aime­ra à consi­dé­rer que ses subor­don­nés sont de « grands gar­çons » qui n’ont pas besoin d’être « pris par la main ». Si tel est bien le cas, il entou­re­ra ses pra­tiques de délé­ga­tion et de contrôle d’un carac­tère beau­coup plus infor­mel (mais non moins exi­geant) que ne le pres­crit l’or­tho­doxie managériale.

La prise de déci­sion4, qui sous d’autres cieux consti­tue un pro­ces­sus très for­te­ment ritua­li­sé en sorte de pou­voir s’ap­puyer ensuite dans sa mise en œuvre sur un consen­sus offi­cia­li­sé en réunion, est construite dans la tra­di­tion fran­çaise comme l’a­bou­tis­se­ment d’un pro­ces­sus de débat contra­dic­toire au cours duquel la « véri­té » émerge pro­gres­si­ve­ment grâce à la prise en compte des objec­tions suc­ces­si­ve­ment appor­tées par des pro­ta­go­nistes pug­naces. L’ar­bi­trage fina­le­ment arrê­té par une auto­ri­té tran­chant « au-des­sus de la mêlée » pour­ra être faci­le­ment révi­sé, tou­jours au nom d’une ratio­na­li­té argu­men­tée, contrai­re­ment à d’autres contextes où sa remise en cause serait inter­pré­tée comme un abus de pou­voir et un camou­flet infli­gé à tous ceux ayant su sage­ment se ran­ger à la déci­sion commune.

Le rap­port au client est pen­sé davan­tage en termes de par­te­na­riat, encou­ra­geant le four­nis­seur à tra­vailler la demande du client pour l’a­mé­lio­rer si pos­sible et ce fai­sant mieux le ser­vir, qu’en termes de dili­gence et d’ef­fi­ca­ci­té dans la livrai­son de ce qui a été spon­ta­né­ment deman­dé. L’exi­gence d’être convain­cu pour bien agir et la satis­fac­tion d’a­voir pu faire valoir ses com­pé­tences pour enri­chir la demande adres­sée s’ex­priment de la même manière à l’é­gard du supé­rieur hié­rar­chique ou du client.

Une conscience limitée de notre singularité

Les sala­riés fran­çais n’ont en géné­ral qu’une conscience limi­tée de l’o­ri­gi­na­li­té de leur façon d’a­gir et de son impact sur le dérou­le­ment des coopé­ra­tions inter­na­tio­nales. L’im­bri­ca­tion évi­dente des fac­teurs orga­ni­sa­tion­nels et cultu­rels ouvre, en effet, bien d’autres pistes, toutes valides, pour rendre compte de ces dif­fi­cul­tés. L’u­ni­ver­sa­lisme fran­çais est plus à l’aise dans l’ap­pli­ca­tion à ces nou­velles situa­tions de tra­vail de grilles de lec­ture « clas­siques » et « éprou­vées » que dans leur inter­pré­ta­tion en termes d’ha­bi­tus cultu­rel ancré dans une longue his­toire que notre moder­ni­té n’a mani­fes­te­ment pas effacée.

Il serait exces­sif d’af­fir­mer que les dif­fé­rences cultu­relles natio­nales sont igno­rées mais elles tendent à être for­te­ment rela­ti­vi­sées. Il arrive fré­quem­ment qu’elles soient hâti­ve­ment assi­mi­lées à d’autres dif­fé­rences, telles celles qui séparent les dif­fé­rents métiers ou les dif­fé­rentes filiales d’un groupe, dont les effets, déjà expé­ri­men­tés par ailleurs, sont regar­dés comme maî­tri­sables. La dif­fé­rence cultu­relle est d’a­bord assi­mi­lée à sa dimen­sion iden­ti­taire (se repré­sen­ter soi-même comme Fran­çais et être per­çu par les autres comme tel), sus­cep­tible d’é­vo­luer au contact des autres, et, secon­dai­re­ment, à des manières de faire, elles aus­si sus­cep­tibles d’être transformées.

Cette repré­sen­ta­tion ten­dra à accor­der un sta­tut rési­duel aux expli­ca­tions pro­pre­ment « cultu­relles » des dif­fi­cul­tés ren­con­trées dans les coopé­ra­tions inter­na­tio­nales. Des mana­gers scep­tiques à l’é­gard du poids des cultures natio­nales pré­fé­re­ront concen­trer leurs efforts sur ce qu’ils regardent comme les don­nées « objec­tives » de la situa­tion. For­mer les acteurs au bon usage des langues, éta­blir des glos­saires, cla­ri­fier les orga­ni­grammes et actua­li­ser les bases de don­nées per­met­tant aux équipes inter­na­tio­nales d’i­den­ti­fier plus vite les contextes de tra­vail de leurs col­lègues étran­gers, deviennent alors des prio­ri­tés regar­dées comme plus urgentes que s’en­ga­ger dans une sen­si­bi­li­sa­tion des membres de ces équipes inter­na­tio­nales de tra­vail à une dimen­sion cultu­relle per­çue comme dif­fi­cile à cerner.

Bien des cadres inter­na­tio­naux, qui déclarent se sen­tir plus « proches » de leurs homo­logues étran­gers que de leurs com­pa­triotes exer­çant un autre métier dans une autre filiale, font bon mar­ché des repères com­muns qu’ils mobi­lisent, de concert avec ces com­pa­triotes dont ils se déclarent éloi­gnés, pour « gérer » leurs dif­fé­rences, dis­si­per leurs mal­en­ten­dus et régu­ler leurs conflits.

L’exposition à de nouveaux risques

Le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal des entre­prises mobi­lise aujourd’­hui une frac­tion de plus en plus impor­tante des sala­riés aus­si bien par­mi la mai­son mère qu’au sein des filiales. C’est l’en­semble de l’en­tre­prise qui est concer­né par un double pro­ces­sus d’in­té­gra­tion trans­ver­sale et trans­na­tio­nale des com­pé­tences de ses agents. La sépa­ra­tion usuelle entre la dimen­sion « tech­nique et orga­ni­sa­tion­nelle » (com­ment coor­don­ner les efforts des par­ties pre­nantes) et la dimen­sion « ges­tion des res­sources humaines » (com­ment les inci­ter à coopé­rer ensemble) ne peut être conser­vée plus longtemps.

À ne pas le faire, les entre­prises inter­na­tio­nales s’ex­posent à des risques d’au­tant plus per­ni­cieux qu’il existe géné­ra­le­ment peu de signaux avant-cou­reurs des rup­tures de confiance qui se mani­festent entre la culture domi­nante, héri­tée géné­ra­le­ment de la mai­son mère, et les autres cultures aux­quelles conti­nuent à se réfé­rer les col­la­bo­ra­teurs recru­tés sur d’autres continents.

L’é­cueil le plus redou­table qui menace désor­mais ces coopé­ra­tions ordi­naires n’est pas, comme on pour­rait l’i­ma­gi­ner, le conflit (qui aurait au moins le mérite d’a­ler­ter les res­pon­sables) mais bien le retrait. La plu­part des acteurs impli­qués dans ces coopé­ra­tions hésitent à se plaindre ouver­te­ment, crai­gnant qu’une telle atti­tude (dont ils ignorent com­ment elle serait com­prise et accueillie) n’empire la situa­tion. Dans le même temps, l’é­loi­gne­ment géo­gra­phique accorde une éton­nante impu­ni­té à tous ceux qui ne sou­haitent pas s’im­pli­quer dans ces fonc­tion­ne­ments trans­ver­saux au-delà de ce qu’ils sou­haitent. Les démis­sions sur­prises de cer­tains col­la­bo­ra­teurs ne sont pas seule­ment dues, comme cer­tains vou­draient le croire, à l’at­trac­tion exer­cée par quelques dol­lars de plus mais bien sou­vent au sen­ti­ment de ceux qui s’en vont de ne pas avoir pu exer­cer leur res­pon­sa­bi­li­té en accord avec leurs convictions.

Pour une sen­si­bi­li­sa­tion renforcée
La ten­ta­tion est grande pour les entre­prises d’o­ri­gine fran­çaise d’af­fi­cher leur sta­ture inter­na­tio­nale en accor­dant l’en­semble de leurs faits et gestes aux stan­dards « inter­na­tio­naux ». Bien des don­nées objec­tives de leur situa­tion les y engagent, à com­men­cer par les ana­lystes finan­ciers ou les fabri­cants de pro­gi­ciel de ges­tion. Elles sont, dans une telle pers­pec­tive, fai­ble­ment inci­tées à s’in­ter­ro­ger sur ce qui, dans les atti­tudes et les com­por­te­ments de leurs col­la­bo­ra­teurs, est sus­cep­tible de décon­cer­ter ou par­fois de scan­da­li­ser leurs par­te­naires étrangers.

Pour­quoi, au fond, ne pas faire sienne l’i­dée, qu’à l’i­mage de l’an­glais qui sert aujourd’­hui de langue de com­mu­ni­ca­tion entre les équipes de tra­vail du monde entier, les règles, les mœurs et les usages anglo-saxons pour­raient demain tenir lieu de mode de coor­di­na­tion et de sys­tème d’in­ci­ta­tion qui s’é­ten­draient à la pla­nète entière ? Ne voit-on pas déjà les nou­velles élites du conti­nent asia­tique se for­mer mas­si­ve­ment au mana­ge­ment à l’an­glo-saxonne et emboî­ter le pas aux élites euro­péennes déjà lar­ge­ment conver­ties ? À sup­po­ser qu’elle par­vienne à péné­trer les esprits et les cœurs, cette conver­gence en deve­nir aurait tôt fait d’a­li­gner les repères. Les exemples qu’on a four­nis montrent qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

La dis­tance qui sépare la réa­li­té des appa­rences n’est pas moindre aux quatre coins du globe où par­tout les spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles doivent être prises en compte pour réel­le­ment sai­sir les leviers et les contraintes pesant sur la mobi­li­sa­tion des éner­gies locales et leur coor­di­na­tion. Est-on bien sûr que ces nou­veaux mana­gers des pays émer­gents, par­lant anglais et uti­li­sant un voca­bu­laire mana­gé­rial stan­dar­di­sé, aient fon­da­men­ta­le­ment modi­fié leurs manières de gérer leurs propres équipes5 ? Affi­cher sa volon­té de res­pec­ter l’i­den­ti­té cultu­relle de ses par­te­naires locaux est une noble posture.

Encore convient-il de s’en don­ner réel­le­ment les moyens. Un effort consi­dé­rable de recherche et de déve­lop­pe­ment est requis, à l’i­mage de celui enga­gé il y a bien long­temps pour déve­lop­per des connais­sances sur les com­por­te­ments étranges des consom­ma­teurs des pays où les entre­prises inter­na­tio­nales ont cher­ché à s’im­plan­ter. Cer­taines grandes entre­prises fran­çaises l’ont bien com­pris qui se sont enga­gées de façon pion­nière dans une telle voie.

1. Syl­vie CHEVRIER, Le mana­ge­ment des équipes inter­cul­tu­relles, PUF, 2000.
3. Phi­lippe d’I­ri­barne, L’é­tran­ge­té fran­çaise, Seuil, 2006.
4. Phi­lippe d’I­ri­barne, « Com­ment s’ac­cor­der : une ren­contre fran­co-sué­doise » in Phi­lippe d’I­ri­barne, Alain Hen­ry, Jean-Pierre Segal, Syl­vie Che­vrier, Tat­ja­na Glo­bo­kar, Cultures et Mon­dia­li­sa­tion, Points Seuil, 2002.
5. Jean-Pierre Segal, « Cultures et mana­ge­ment : la nou­velle donne de la mon­dia­li­sa­tion » in Revue Éco­no­mique et Sociale, Lau­sanne, sep­tembre 2005.

Poster un commentaire