Les entreprises d’origine française à l’épreuve du développement international

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007Par Jean-Pierre SEGAL

On se pro­pose ici d’at­tir­er l’at­ten­tion sur l’im­por­tance de ces artic­u­la­tions entre faits de cul­ture et faits de ges­tion dans l’en­tre­prise. On emprun­tera à un ensem­ble de travaux menés au sein d’en­tre­pris­es français­es pour mon­tr­er le car­ac­tère général­isé des phénomènes en cause, la pro­fondeur de leur ancrage mais aus­si la capac­ité de « faire avec », dès lors qu’au lieu de chercher à faire marcher tout le monde au même pas et sur la même musique, on aura su pren­dre la mesure du phénomène. Le développe­ment de nou­velles com­pé­tences de décodage inter­cul­turel1 sera req­uis à l’avenir pour per­me­t­tre aux acteurs impliqués dans le développe­ment inter­na­tion­al de leur entre­prise de s’adapter à cette nou­velle donne.

Trois coopérations ordinaires à l’international

Le débordement aux interfaces

« La notion de débor­de­ment aux inter­faces n’est pas inté­grée dans le con­texte malais ». Ce n’est pas un entraîneur de rug­by qui par­le mais bien le respon­s­able pays d’un grand groupe indus­triel français implan­té en Malaisie ! Ces pro­pos ne sont pas une boutade lancée à la fin d’un repas bien arrosé ; ils sont con­signés noir sur blanc dans le com­men­taire détail­lé d’un rap­port d’é­tude qui lui a été remis, analysant les modes de fonc­tion­nement des usines rel­e­vant du périmètre géo­graphique sur lequel s’ex­erce son autorité. Ils pren­nent, on l’imag­ine, racine dans une éthique pro­fes­sion­nelle prête à ériger en « notion » non pas un éclair isolé de bravoure mais une exi­gence con­tin­ue rat­tachée à un exer­ci­ce vrai­ment pro­fes­sion­nel de ses respon­s­abil­ités. Faire réelle­ment (tout) son tra­vail inclut donc pour ce dirigeant con­fir­mé de ne pas hésiter à « mon­ter au créneau », « remuer la four­mil­ière » et faire fi d’une con­cep­tion pure­ment défen­sive du découpage des fron­tières de ses responsabilités.

Cet idéal est très large­ment partagé en France par tous ceux qui dis­posent d’un statut suff­isam­ment bien ancré pour être en mesure de le met­tre en pra­tique. Il con­duit ceux qui, dans des con­textes cul­turels éloignés s’y réfèrent, à dénon­cer un manque d’e­sprit d’ini­tia­tive des salariés locaux. Ceux-là sont regardés comme accep­tant, avec une forme coupable de com­plai­sance, une dépen­dance exces­sive vis-à-vis des con­signes reçues de leur hiérar­chie et des fron­tières de com­pé­tences définis­sant leur périmètre de responsabilité.

Bien d’autres enquêtes, menées dans les cinq con­ti­nents au sein des fil­iales étrangères de groupes français, ont ali­men­té les mêmes remar­ques émanant d’ex­pa­triés français autour de la ques­tion de l’au­tonomie atten­due (en vain) de la part des locaux. Nos com­pa­tri­otes éprou­vent bien des dif­fi­cultés à saisir que l’au­tonomie qu’ils recherchent n’est en réal­ité qu’un pro­duit cul­turel issu du ter­roir dont eux-mêmes sont issus. Cette autonomie-là a peu de chance de pouss­er spon­tané­ment sous d’autres cieux et il n’est même pas sûr qu’on puisse l’y cul­tiv­er. Il existe, en revanche, des formes locales d’ini­tia­tive qui pour se dévelop­per ont besoin de réu­nir un ensem­ble de con­di­tions qu’il serait bien utile à ces man­agers français de con­naître. Il leur fau­dra d’abord, pour les décou­vrir, com­mencer par se dépar­tir des lunettes français­es chaussées sur leur nez.

Maintenant, ils sont au courant !

Prenons un sec­ond exem­ple. Celui-ci se passe à un tout autre niveau de la hiérar­chie et sur un autre con­ti­nent. Nous voilà dans une usine nord améri­caine. Un tech­ni­cien français de main­te­nance nous fait faire le tour de l’u­sine. Par­venu dans un coin reculé de celle-ci, son atten­tion est attirée par le bruit anor­mal d’un broyeur dont il estime aus­sitôt l’in­tégrité sérieuse­ment men­acée. Avisant alors un employé local de fab­ri­ca­tion tra­vail­lant dans la zone, il l’in­ter­pelle pour savoir ce qu’il entend faire à ce pro­pos. Ce dernier lui répond qu’il a bien aver­ti le départe­ment de main­te­nance con­cerné et même réitéré le jour même sa demande devant l’ab­sence de réac­tion de celui-ci. Il estime ce faisant avoir fait ce qu’il avait à faire, la respon­s­abil­ité étant à ses yeux trans­férée au ser­vice com­pé­tent. Notre tech­ni­cien prend alors l’ini­tia­tive de débranch­er l’ap­pareil, sachant que cette inter­rup­tion ne man­quera pas, en inter­rompant l’al­i­men­ta­tion aval du process, d’alert­er le poste cen­tral qui pilote la fab­ri­ca­tion, l’oblig­eant à pren­dre des mesures cor­rec­tives en urgence. « Main­tenant, ils sont au courant ! », lance-t-il à son inter­locu­teur local médusé, en s’éloignant sans même se retourner.

Une logique de fidélité

Con­va­in­cre ou agir
Au-delà des oppo­si­tions clas­siques entre le niveau local et le siège, une vraie dif­férence cul­turelle se man­i­feste ici. En revenant de façon récur­rente sur la logique interne des actions qu’il demande à ses troupes de met­tre en oeu­vre, le respon­s­able est, dans un con­texte français, par­faite­ment dans le rôle atten­du par ses équipes qui deman­dent à être rationnelle­ment con­va­in­cues avant de s’engager. Les Français font part de leur éton­nement à voir leurs col­lègues améri­cains dis­cuter aus­si peu sou­vent les con­signes qu’ils reçoivent de leur chef ou les deman­des exprimées par leurs clients. Leurs com­pa­tri­otes sont habitués au min­i­mum à deman­der aux uns et aux autres des expli­ca­tions en sorte d’être pleine­ment con­va­in­cus avant d’agir. Ils n’hésitent pas non plus à avancer leurs argu­ments visant à « édu­quer » le client ou à « con­va­in­cre le chef ». Cette mise en per­spec­tive est, en revanche, mal com­prise hors de France. Elle pour­ra même pass­er pour de l’arrogance ou pour le résidu indécrot­table d’une anci­enne cul­ture de mono­pole pub­lic. Les deux par­ties qui dia­loguent à dis­tance de part et d’autre de l’Atlantique mesurent mal à quel point cha­cune peut, sans s’en ren­dre compte, frus­tr­er l’autre par­tie. Les Français, tou­jours à l’affût d’éléments nou­veaux, pro­pres dis­ent-ils à « lever un lièvre » et donc à les ren­dre « plus intel­li­gents » restent dés­espéré­ment sur leur faim. Les Améri­cains aspirent sim­ple­ment à voir leur coor­di­na­teur lever les obsta­cles qui lim­i­tent leur action immé­di­ate. Ils se sen­tent entravés dans leur capac­ité à « gér­er eux-mêmes » les affaires qui les concernent.

Revenons sur ces deux exem­ples en nous inter­ro­geant du point de vue des locaux, con­fron­tés à cette étrangeté française3. La dépen­dance dans laque­lle s’in­stal­lent les per­son­nels malais vis-à-vis des instruc­tions reçues de la part de leur supérieur n’est pas seule­ment, comme le croient les expa­triés français, liée à leur inex­péri­ence indus­trielle. Elle s’in­scrit dans une logique de fidél­ité et de pro­tec­tion dont il serait très insécurisant de sor­tir. Leur ini­tia­tive risque de rester sans lende­main, aus­si longtemps en tout cas qu’elle n’au­ra pas été relayée par le chef lui-même. Il serait, aux yeux des employés malais, beau­coup plus grave de causer tort par une ini­tia­tive mal­v­enue à l’hon­neur de son groupe et à la répu­ta­tion de son chef que de ne répon­dre qu’im­par­faite­ment aux inci­ta­tions émanant d’un expa­trié français.

L’employé local nord améri­cain n’est pas non plus, on le sait bien, dénué d’e­sprit d’ini­tia­tive. Mais celle-ci sera néces­saire­ment mobil­isée dans le cadre de la représen­ta­tion qu’il se fait de sa respon­s­abil­ité. Celle-ci est struc­turée par l’en­gage­ment pris avec son supérieur direct de l’aider à accom­plir les objec­tifs que ce dernier a lui-même reçu du niveau au-dessus. Tenir cet engage­ment, dans lequel il voit la rai­son d’être du job qui lui a été con­fié, est essen­tiel. Dis­posé à alert­er la main­te­nance, comme le prévoit d’ailleurs sa fiche de poste, il n’en­tend pas pour autant faire du zèle au-delà. Il l’en­tend d’au­tant moins qu’en agis­sant ain­si il pénalis­erait ses pro­pres objec­tifs de pro­duc­tion. Sans doute serait-il dis­posé à le faire pour un autre motif, par exem­ple la mise en dan­ger d’un de ses cama­rades de tra­vail, mais il ne le fera pas pour la mise en dan­ger d’un équipement rel­e­vant d’un autre départe­ment. La con­struc­tion de l’i­den­tité pro­fes­sion­nelle du tech­ni­cien français donne au con­traire à son geste une valeur noble d’as­sis­tance à un broyeur en dif­fi­culté. Ne rien faire, à l’in­verse, serait assim­ilé à une forme de lâcheté coupable, quand bien même per­son­ne dans l’u­sine ne pour­rait avoir à en con­naître. On com­prend mieux ain­si pourquoi l’un s’en­flamme et l’autre pas.

Convaincre en débattant

Quit­tons main­tenant les rudess­es de l’u­nivers indus­triel et trans­portons-nous dans celui plus douil­let d’une con­fer­ence call tenue entre les représen­tants locaux de plusieurs pays asso­ciés à la mise en œuvre d’un con­trat de four­ni­ture de ser­vices de télé­com­mu­ni­ca­tions. Tous tra­vail­lent de con­cert pour gér­er l’ensem­ble des con­som­ma­tions d’un gros client pro­fes­sion­nel lui aus­si déployé inter­na­tionale­ment. Le respon­s­able français de ce pro­gramme sol­licite chaque semaine ses parte­naires locaux et leur demande de bien vouloir remon­ter et partager les prob­lèmes du moment. Il en prof­ite pour rap­pel­er à nou­veau l’e­sprit du pro­gramme, insis­tant sur les ver­tus d’un partage aus­si large que pos­si­ble des dif­fi­cultés ren­con­trées locale­ment dans les rela­tions avec les fil­iales locales du client. Silence radio.

Gérés selon une logique qui les incite à con­cen­tr­er leurs efforts sur la par­tie de leur activ­ité générant des revenus (dont dépen­dent aus­si bien une par­tie de leur rémunéra­tion que la suite de leur par­cours dans l’or­gan­i­sa­tion), les parte­naires anglo-sax­ons du pro­jet ont prob­a­ble­ment moins de temps et surtout moins de goût pour la mise en per­spec­tive et le débat visant à amélior­er la com­préhen­sion par cha­cun des enjeux com­muns. Dans leur vision du monde, c’est le rôle du man­ag­er ou du leader de définir le chemin à suiv­re et de for­malis­er ses attentes en une suc­ces­sion d’é­tapes et d’ob­jec­tifs pré­cis. Plutôt que de l’en­ten­dre dis­sert­er sur l’e­sprit du pro­gramme et les leçons pou­vant être tirées de ses débuts, ils aimeraient l’en­ten­dre répon­dre aux ques­tions prosaïques qu’ils posent à leur état-major.

Mieux comprendre et se faire mieux comprendre

Une per­for­mance nuancée
Ces exi­gences que les Français se fix­ent à eux-mêmes sont-elles vrai­ment les garantes d’une per­for­mance supérieure ? Beau­coup chez nos parte­naires étrangers en doutent, qui ne font que mesur­er l’écart entre ces pra­tiques et con­vic­tions orig­i­nales et une ortho­dox­ie anglosax­onne posée en dogme. La réponse à la ques­tion sem­ble à tout le moins mérit­er nuances. S’agissant des déci­sions, notre manière de faire est sans doute plus fructueuse pour les « grandes déci­sions » que pour les petites où notre goût de la dis­cus­sion peut engen­dr­er des délais ou des raf­fine­ments inutiles. De même, notre souci de « con­seiller le client » est mieux reçu et plus légitime quand il s’agit de biens ou de ser­vices par­ti­c­ulière­ment élaborés tan­dis que sur des pro­duits stan­dard­is­és ce zèle peut s’avérer inutile et malvenu. 

Que nous appren­nent ces anec­dotes et quel par­ti peut-on en tir­er ? On peut admet­tre que notre respon­s­able pays de Malaisie, notre tech­ni­cien expa­trié aux États-Unis et notre chef de pro­jet basé en France s’ef­for­cent cha­cun d’ex­ercer leur méti­er du mieux qu’ils peu­vent. Il est clair égale­ment qu’ils fondent leurs pra­tiques sur des con­vic­tions pro­fondes avec lesquelles ils ne sont pas prêts à tran­siger. Il n’en reste pas moins qu’ils éprou­vent cha­cun bien des dif­fi­cultés à se faire com­pren­dre et, plus préoc­cu­pant pour leur entre­prise, que leur com­porte­ment s’ex­pose à être regardé locale­ment au mieux comme « étrange » et au pire comme scan­daleux. Que manque-t-il donc aux Français de nos trois his­toires pour mieux com­pren­dre leurs parte­naires étrangers et, surtout, se faire mieux com­pren­dre d’eux ? Quels sont les risques attenants à cette mécon­nais­sance de leur sin­gu­lar­ité cul­turelle et quels moyens faudrait-il met­tre en œuvre pour les contenir ?

Des spécificités très étendues

Ces sin­gu­lar­ités français­es s’ob­ser­vent dans bien d’autres facettes du fonc­tion­nement des entre­pris­es. Un man­ag­er français, pour qui la référence au méti­er est cen­trale, aimera à con­sid­ér­er que ses sub­or­don­nés sont de « grands garçons » qui n’ont pas besoin d’être « pris par la main ». Si tel est bien le cas, il entour­era ses pra­tiques de délé­ga­tion et de con­trôle d’un car­ac­tère beau­coup plus informel (mais non moins exigeant) que ne le pre­scrit l’ortho­dox­ie managériale.

La prise de déci­sion4, qui sous d’autres cieux con­stitue un proces­sus très forte­ment rit­u­al­isé en sorte de pou­voir s’ap­puy­er ensuite dans sa mise en œuvre sur un con­sen­sus offi­cial­isé en réu­nion, est con­stru­ite dans la tra­di­tion française comme l’aboutisse­ment d’un proces­sus de débat con­tra­dic­toire au cours duquel la « vérité » émerge pro­gres­sive­ment grâce à la prise en compte des objec­tions suc­ces­sive­ment apportées par des pro­tag­o­nistes pugnaces. L’ar­bi­trage finale­ment arrêté par une autorité tran­chant « au-dessus de la mêlée » pour­ra être facile­ment révisé, tou­jours au nom d’une ratio­nal­ité argu­men­tée, con­traire­ment à d’autres con­textes où sa remise en cause serait inter­prétée comme un abus de pou­voir et un cam­ou­flet infligé à tous ceux ayant su sage­ment se ranger à la déci­sion commune.

Le rap­port au client est pen­sé davan­tage en ter­mes de parte­nar­i­at, encour­ageant le four­nisseur à tra­vailler la demande du client pour l’amélior­er si pos­si­ble et ce faisant mieux le servir, qu’en ter­mes de dili­gence et d’ef­fi­cac­ité dans la livrai­son de ce qui a été spon­tané­ment demandé. L’ex­i­gence d’être con­va­in­cu pour bien agir et la sat­is­fac­tion d’avoir pu faire val­oir ses com­pé­tences pour enrichir la demande adressée s’ex­pri­ment de la même manière à l’é­gard du supérieur hiérar­chique ou du client.

Une conscience limitée de notre singularité

Les salariés français n’ont en général qu’une con­science lim­itée de l’o­rig­i­nal­ité de leur façon d’a­gir et de son impact sur le déroule­ment des coopéra­tions inter­na­tionales. L’im­bri­ca­tion évi­dente des fac­teurs organ­i­sa­tion­nels et cul­turels ouvre, en effet, bien d’autres pistes, toutes valides, pour ren­dre compte de ces dif­fi­cultés. L’u­ni­ver­sal­isme français est plus à l’aise dans l’ap­pli­ca­tion à ces nou­velles sit­u­a­tions de tra­vail de grilles de lec­ture « clas­siques » et « éprou­vées » que dans leur inter­pré­ta­tion en ter­mes d’habi­tus cul­turel ancré dans une longue his­toire que notre moder­nité n’a man­i­feste­ment pas effacée.

Il serait exces­sif d’af­firmer que les dif­férences cul­turelles nationales sont ignorées mais elles ten­dent à être forte­ment rel­a­tivisées. Il arrive fréquem­ment qu’elles soient hâtive­ment assim­ilées à d’autres dif­férences, telles celles qui sépar­ent les dif­férents métiers ou les dif­férentes fil­iales d’un groupe, dont les effets, déjà expéri­men­tés par ailleurs, sont regardés comme maîtris­ables. La dif­férence cul­turelle est d’abord assim­ilée à sa dimen­sion iden­ti­taire (se représen­ter soi-même comme Français et être perçu par les autres comme tel), sus­cep­ti­ble d’évoluer au con­tact des autres, et, sec­ondaire­ment, à des manières de faire, elles aus­si sus­cep­ti­bles d’être transformées.

Cette représen­ta­tion ten­dra à accorder un statut résidu­el aux expli­ca­tions pro­pre­ment « cul­turelles » des dif­fi­cultés ren­con­trées dans les coopéra­tions inter­na­tionales. Des man­agers scep­tiques à l’é­gard du poids des cul­tures nationales préféreront con­cen­tr­er leurs efforts sur ce qu’ils regar­dent comme les don­nées « objec­tives » de la sit­u­a­tion. For­mer les acteurs au bon usage des langues, établir des glos­saires, clar­i­fi­er les organ­i­grammes et actu­alis­er les bases de don­nées per­me­t­tant aux équipes inter­na­tionales d’i­den­ti­fi­er plus vite les con­textes de tra­vail de leurs col­lègues étrangers, devi­en­nent alors des pri­or­ités regardées comme plus urgentes que s’en­gager dans une sen­si­bil­i­sa­tion des mem­bres de ces équipes inter­na­tionales de tra­vail à une dimen­sion cul­turelle perçue comme dif­fi­cile à cerner.

Bien des cadres inter­na­tionaux, qui déclar­ent se sen­tir plus « proches » de leurs homo­logues étrangers que de leurs com­pa­tri­otes exerçant un autre méti­er dans une autre fil­iale, font bon marché des repères com­muns qu’ils mobilisent, de con­cert avec ces com­pa­tri­otes dont ils se déclar­ent éloignés, pour « gér­er » leurs dif­férences, dis­siper leurs malen­ten­dus et réguler leurs conflits.

L’exposition à de nouveaux risques

Le développe­ment inter­na­tion­al des entre­pris­es mobilise aujour­d’hui une frac­tion de plus en plus impor­tante des salariés aus­si bien par­mi la mai­son mère qu’au sein des fil­iales. C’est l’ensem­ble de l’en­tre­prise qui est con­cerné par un dou­ble proces­sus d’in­té­gra­tion trans­ver­sale et transna­tionale des com­pé­tences de ses agents. La sépa­ra­tion usuelle entre la dimen­sion « tech­nique et organ­i­sa­tion­nelle » (com­ment coor­don­ner les efforts des par­ties prenantes) et la dimen­sion « ges­tion des ressources humaines » (com­ment les inciter à coopér­er ensem­ble) ne peut être con­servée plus longtemps.

À ne pas le faire, les entre­pris­es inter­na­tionales s’ex­posent à des risques d’au­tant plus per­ni­cieux qu’il existe générale­ment peu de sig­naux avant-coureurs des rup­tures de con­fi­ance qui se man­i­fes­tent entre la cul­ture dom­i­nante, héritée générale­ment de la mai­son mère, et les autres cul­tures aux­quelles con­tin­u­ent à se référ­er les col­lab­o­ra­teurs recrutés sur d’autres continents.

L’écueil le plus red­outable qui men­ace désor­mais ces coopéra­tions ordi­naires n’est pas, comme on pour­rait l’imag­in­er, le con­flit (qui aurait au moins le mérite d’alert­er les respon­s­ables) mais bien le retrait. La plu­part des acteurs impliqués dans ces coopéra­tions hési­tent à se plain­dre ouverte­ment, craig­nant qu’une telle atti­tude (dont ils ignorent com­ment elle serait com­prise et accueil­lie) n’empire la sit­u­a­tion. Dans le même temps, l’éloigne­ment géo­graphique accorde une éton­nante impunité à tous ceux qui ne souhait­ent pas s’im­pli­quer dans ces fonc­tion­nements trans­ver­saux au-delà de ce qu’ils souhait­ent. Les démis­sions sur­pris­es de cer­tains col­lab­o­ra­teurs ne sont pas seule­ment dues, comme cer­tains voudraient le croire, à l’at­trac­tion exer­cée par quelques dol­lars de plus mais bien sou­vent au sen­ti­ment de ceux qui s’en vont de ne pas avoir pu exercer leur respon­s­abil­ité en accord avec leurs convictions.

Pour une sen­si­bil­i­sa­tion renforcée
La ten­ta­tion est grande pour les entre­pris­es d’o­rig­ine française d’af­fich­er leur stature inter­na­tionale en accor­dant l’ensem­ble de leurs faits et gestes aux stan­dards « inter­na­tionaux ». Bien des don­nées objec­tives de leur sit­u­a­tion les y enga­gent, à com­mencer par les ana­lystes financiers ou les fab­ri­cants de progi­ciel de ges­tion. Elles sont, dans une telle per­spec­tive, faible­ment incitées à s’in­ter­roger sur ce qui, dans les atti­tudes et les com­porte­ments de leurs col­lab­o­ra­teurs, est sus­cep­ti­ble de décon­cert­er ou par­fois de scan­dalis­er leurs parte­naires étrangers.

Pourquoi, au fond, ne pas faire sienne l’idée, qu’à l’im­age de l’anglais qui sert aujour­d’hui de langue de com­mu­ni­ca­tion entre les équipes de tra­vail du monde entier, les règles, les mœurs et les usages anglo-sax­ons pour­raient demain tenir lieu de mode de coor­di­na­tion et de sys­tème d’inci­ta­tion qui s’é­tendraient à la planète entière ? Ne voit-on pas déjà les nou­velles élites du con­ti­nent asi­a­tique se for­mer mas­sive­ment au man­age­ment à l’an­g­lo-sax­onne et emboîter le pas aux élites européennes déjà large­ment con­ver­ties ? À sup­pos­er qu’elle parvi­enne à pénétr­er les esprits et les cœurs, cette con­ver­gence en devenir aurait tôt fait d’align­er les repères. Les exem­ples qu’on a four­nis mon­trent qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

La dis­tance qui sépare la réal­ité des apparences n’est pas moin­dre aux qua­tre coins du globe où partout les spé­ci­ficités cul­turelles doivent être pris­es en compte pour réelle­ment saisir les leviers et les con­traintes pesant sur la mobil­i­sa­tion des éner­gies locales et leur coor­di­na­tion. Est-on bien sûr que ces nou­veaux man­agers des pays émer­gents, par­lant anglais et util­isant un vocab­u­laire man­agér­i­al stan­dard­isé, aient fon­da­men­tale­ment mod­i­fié leurs manières de gér­er leurs pro­pres équipes5 ? Affich­er sa volon­té de respecter l’i­den­tité cul­turelle de ses parte­naires locaux est une noble posture.

Encore con­vient-il de s’en don­ner réelle­ment les moyens. Un effort con­sid­érable de recherche et de développe­ment est req­uis, à l’im­age de celui engagé il y a bien longtemps pour dévelop­per des con­nais­sances sur les com­porte­ments étranges des con­som­ma­teurs des pays où les entre­pris­es inter­na­tionales ont cher­ché à s’im­planter. Cer­taines grandes entre­pris­es français­es l’ont bien com­pris qui se sont engagées de façon pio­nnière dans une telle voie.

1. Sylvie CHEVRIER, Le man­age­ment des équipes inter­cul­turelles, PUF, 2000.
3. Philippe d’Irib­arne, L’é­trangeté française, Seuil, 2006.
4. Philippe d’Irib­arne, « Com­ment s’ac­corder : une ren­con­tre fran­co-sué­doise » in Philippe d’Irib­arne, Alain Hen­ry, Jean-Pierre Segal, Sylvie Chevri­er, Tat­jana Globokar, Cul­tures et Mon­di­al­i­sa­tion, Points Seuil, 2002.
5. Jean-Pierre Segal, « Cul­tures et man­age­ment : la nou­velle donne de la mon­di­al­i­sa­tion » in Revue Économique et Sociale, Lau­sanne, sep­tem­bre 2005.

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