famille des polychlorodibenzo- para-dioxines (PCDD)

Les dioxines : intoxication ou vrai problème ?

Dossier : Environnement et santé publiqueMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Marie-France RENOU-GONNORD, docteur Denis BARD et Hubert de CHEFDEBIEN

Depuis l’accident de Seveso en 1974, la dioxine est considérée dans l’opinion publique comme l’un des produits les plus diaboliques engendrés par la société moderne. De quoi s’agit-il ?

Mme Renou-Gonnord :

Depuis l’accident de Seveso en 1974, la dioxine est considérée dans l’opinion publique comme l’un des produits les plus diaboliques engendrés par la société moderne. De quoi s’agit-il ?

Mme Renou-Gonnord :

famille des polychlorodibenzofuranes (PCDF),

Le terme de “diox­ine” recou­vre deux familles chim­iques, celle des poly­chloro- diben­zo-para-diox­ines (PCDD)

et celle des poly­chlorodiben­zo­fu­ranes (PCDF),

soit 210 con­génères, selon le nom­bre et la posi­tion d’atomes de chlore sub­sti­tués aux atom­es d’hy­drogène. Seuls 17 con­génères sub­sti­tués en 2,3,7,8 sont con­sid­érés comme toxiques.

Le plus dan­gereux est la 2,3,7,8‑TétraCDD, celle de Seveso, qui est classée can­cérigène de classe 1 par l’IARC1.

On a cou­tume d’ex­primer la teneur en “diox­ine” par la somme pondérée des teneurs des con­génères tox­iques, les fac­teurs de pondéra­tion (TEF), vari­ant de 0,5 à 1/10 000, traduisant la tox­i­c­ité de cha­cun par référence à celle de la diox­ine de Seveso. La quan­tité exprimée, sou­vent en nanogrammes (ng = 10-9g) ou en picogrammes (pg = 10-12g), est donc un équiv­a­lent tox­ique (TEQ) cal­culé selon une con­ven­tion inter­na­tionale ; en toute rigueur on devrait porter la men­tion (1‑TEQ).

Cer­tains experts sug­gèrent d’é­val­uer le “risque diox­ine” en con­sid­érant en out­re cer­tains poly­chloro­biphényles (PCB), dont le mode d’ac­tion vis-à-vis des récep­teurs biologiques est analogue.

Doc­teur Bard :

À la par­en­té de struc­ture chim­ique de ces molécules, que l’on regroupe sous le terme “d’hy­dro­car­bu­res aro­ma­tiques poly­cy­cliques chlorés” (HAPC), cor­re­spond une com­mu­nauté d’ef­fets observés en toxicologie.

Comment se forment les dioxines ?

Mme Renou-Gonnord :

Les diox­ines ne sont pas des com­posés fab­riqués volontairement.

Pour résumer les voies de syn­thèse de ces com­posés, on peut con­sid­ér­er que des diox­ines se for­ment lorsque sont en présence, entre 300 et 600 °C, du car­bone, de l’oxygène, de l’hy­drogène et du chlore.

D’abord iden­ti­fiées comme sous-pro­duits de fab­ri­ca­tion de com­posés chlorés, elles se sont révélées un sous-pro­duit de toutes les com­bus­tions en présence de chlore.

Les mécan­ismes de for­ma­tion des diox­ines à par­tir de précurseurs sont élu­cidés, mais il demeure encore des incer­ti­tudes dans la com­préhen­sion des mécan­ismes réac­tion­nels de for­ma­tion impli­quant des mélanges complexes.

Que deviennent ces molécules ?

Mme Renou-Gonnord :

Elles sont peu volatiles et leur dis­per­sion dans l’at­mo­sphère sous forme gazeuse est nég­lige­able. Elles sont trans­portées sous forme adsor­bée sur une phase par­tic­u­laire con­sti­tuée de pous­sières, sur de longues dis­tances avant de se dépos­er à la sur­face des sols et des milieux aqua­tiques. L’éro­sion des sols par l’eau et le vent con­tribue à leur dispersion.

On trou­ve ain­si des diox­ines dans tous les milieux et sur tout le globe terrestre.

Ce sont des molécules sta­bles, dif­fi­cile­ment dégrad­ables par des micro-organ­ismes ou des phénomènes abi­o­tiques, qui ne sont détru­ites qu’à très haute tem­péra­ture, ou par pho­todégra­da­tion à la sur­face du sol. Dès leur enfouisse­ment, elles ont une durée de demi-vie longue, supérieure à dix ans pour la 2,3,7,8‑TétraCDD.

Ce sont des molécules liposol­ubles, très peu sol­ubles dans l’eau. Elles vont s’ac­cu­muler dans les chaînes trophiques par le biais d’in­vertébrés détri­ti­vores, comme le ver de terre, d’an­i­maux vivant dans les ter­ri­ers et des her­bi­vores. Ceci explique pourquoi la voie ali­men­taire à tra­vers la con­som­ma­tion de graiss­es est la voie majeure (95 %) d’inges­tion humaine de diox­ines. L’ex­po­si­tion se mesure en picogramme par kg de masse cor­porelle et par jour : pgI‑TEQ/kg/j.

ISOMÈRE PCDF​ TEF ISOMÈRE PCDD TEF
2,3,7,8‑T étraCDF
1,2,3,7,8‑PentaCDF
2,3,4,7,8‑PentaCDF​
1,2,3,4,7,8‑HexaCDF
1,2,3,7,8,9‑HexaCDF
1,2,3,6,7,8‑HexaCDF
2,3,4,6,7,8‑HexaCDF
1,2,3,4,6,7,8‑HeptaCDF
1,2,3,4,7,8,9‑HeptaCDF
OctaCDF
0,1
0,05
0,5​
0,1
0,1
0,1
0,1
0,01
0,01
0,0001
2,3,7,8‑TétraCDD
1,2,3,7,8‑PentaCDD

1,2,3,4,7,​8‑HexaCDD
1,2,3,7,8,9‑HexaCDD
1,2,3,6,7,8‑HexaCDD

1,2,3,4,6,7,8‑HeptaCDD

OctaCDD

1
1

0,1
0,1​
0,1

0,01

0,0001

10 congénères​par­mi 135 —​ 7 c​ongénères par­mi 75 —​

Potentiel dangereux

Quelles sont en fait les conditions de l’exposition humaine aux dangers des dioxines et, plus généralement, des HAPC ?

Doc­teur Bard :

Il faut dis­tinguer deux groupes de cas.

Les cir­con­stances d’expo­si­tion des pop­u­la­tions humaines aux HAPC peu­vent avoir été pro­fes­sion­nelles, lors de la pro­duc­tion volon­taire ou involon­taire de ces pro­duits, résul­ter d’acci­dents de pro­duc­tion ou de con­t­a­m­i­na­tions involon­taires avec pour effet, dans les deux cas, une expo­si­tion de pop­u­la­tions non pro­fes­sion­nelles, comme à Seveso (Ital­ie), Times Beach (Mis­souri, États-Unis), Yusho (Japon), Yucheng (Tai­wan) ; ou encore résul­ter de l’ex­po­si­tion habituelle liée à l’emploi de pro­duits tels que phénoxy-her­bi­cides, chlorophénols… con­t­a­m­inés par les PCDD/F, ou à l’u­til­i­sa­tion des PCB.

Une cir­con­stance d’ex­po­si­tion par­ti­c­ulière est l’é­pandage mas­sif de défo­liants con­t­a­m­inés par les PCDD/F lors de la sec­onde guerre du Viêt­nam. Il s’ag­it en général de dos­es élevées.

Les niveaux d’ex­po­si­tion du pub­lic aux HAPC en “équiv­a­lent-diox­ine” sont de l’or­dre de 2–4 pg/kg/j.

Comme vous l’a indiqué Mme Renou-Gonnord, l’expo­si­tion humaine en pop­u­la­tion générale, non pro­fes­sion­nelle, se fait à 95 % au moins par l’al­i­men­ta­tion, à dis­tance des sources par­ti­c­ulières de ces com­posés. Dans les envi­rons d’une instal­la­tion pro­duc­trice de HAPC, on s’at­tend à ce que la con­tri­bu­tion de celle-ci à l’ex­po­si­tion des pop­u­la­tions soit en règle générale insignifi­ante, sauf si les rejets sont très impor­tants et si la con­som­ma­tion d’al­i­ments (par­ti­c­ulière­ment ceux d’o­rig­ine ani­male) pro­duits sur place est très importante.

On est dans le domaine des “faibles dos­es”, mais l’ensem­ble de la pop­u­la­tion est concerné.

Quel est le potentiel dangereux des dioxines ?

Doc­teur Bard :

Chez l’homme, de très nom­breux types de can­cers ont été asso­ciés au moins une fois à l’ex­po­si­tion au moins sup­posée aux HAPC. Cepen­dant, les asso­ci­a­tions entre expo­si­tion aux HAPC et ces can­cers sont incon­stantes. Dans les études les plus récentes et les mieux con­duites, il appa­raît fréquem­ment mais non sys­té­ma­tique­ment une rela­tion expo­si­tion-effet sig­ni­fica­tive, en par­ti­c­uli­er à forte expo­si­tion et lorsque le temps de latence depuis la pre­mière expo­si­tion s’allonge.

C’est en par­ti­c­uli­er le cas de la pop­u­la­tion exposée à Seveso, dont le suivi — por­tant sur plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes et exem­plaire sur le plan épidémi­ologique — a fait appa­raître des excès de can­cers à par­tir d’une dizaine d’an­nées après l’ac­ci­dent, alors qu’il n’y avait pas eu de décès à court terme.

Expéri­men­tale­ment, les HAPC sont sans aucun doute des can­cérogènes puis­sants chez l’an­i­mal, mais ne sont pas mutagènes. Par con­séquent, leur can­cérogénic­ité serait liée à leur action promotrice.

Ce temps de latence est un phénomène général et bien doc­u­men­té dans la genèse des can­cers. Il a pour con­séquence que des can­cers dus à cette expo­si­tion sont sus­cep­ti­bles d’ap­pa­raître pen­dant de nom­breuses années à venir.

L’IARC a con­clu récem­ment que la 2,3,7,8‑TCDD était un can­cérogène cer­tain pour l’homme, agis­sant vraisem­blable­ment en pro­mo­teur non spé­ci­fique de la can­céro­genèse. Il s’ag­it par ailleurs d’un can­cérogène de faible puis­sance chez l’homme, comme l’indique l’ensem­ble des bonnes études citées plus haut, Seveso y compris.

Peut-on craindre des effets sur la reproduction ?

Doc­teur Bard :

Épidémi­ologique­ment, la tératogénic­ité des HAPC n’a pas été démon­trée. Les PCDF sont des fœto­tox­iques prou­vés, tan­dis qu’il reste pos­si­ble qu’un tel effet puisse aus­si être attribué aux PCB.

Des altéra­tions du développe­ment psy­chomo­teur des nou­veau-nés après expo­si­tion pré­na­tale ou péri­na­tale aux HAPC ont été observées, à dos­es fortes ou rel­a­tive­ment fortes. Cer­taines pub­li­ca­tions indiquent que ces effets pour­raient égale­ment sur­venir chez la frac­tion du pub­lic ordi­naire la plus exposée, mais la lit­téra­ture est rel­a­tive­ment con­tra­dic­toire sur ce point.

Chez l’an­i­mal, les HAPC sont sans aucun doute tératogènes (fentes palatines, hydronéphros­es, reins polykys­tiques) et fœto­tox­iques (abor­tifs notam­ment). Ils peu­vent être respon­s­ables d’une baisse de la fer­til­ité, accroître le risque d’en­dométriose chez des pri­mates et altér­er la qual­ité du sperme chez le rongeur.

Y a‑t-il d’autres effets redoutés ?

Doc­teur Bard :

Chez l’homme, l’ef­fet aigu le mieux démon­tré, imputable aux HAPC, est l’ac­né chlo­rique (chlo­rac­né), qui survient à forte ou très forte expo­si­tion. Plusieurs cen­taines de per­son­nes en ont été atteintes lors de l’ac­ci­dent de Seveso, ce qui a con­sti­tué la man­i­fes­ta­tion la plus évi­dente et la plus pré­coce de l’exposition.

Les altéra­tions du sys­tème enzy­ma­tique sont démon­trées. Les effets des HAPC sur le sys­tème immu­ni­taire sem­blent prob­a­bles, ain­si qu’une atteinte neu­rologique, un risque de por­phyrie et une atteinte du métab­o­lisme lipidique. Les con­séquences atten­dues, par exem­ple une sen­si­bil­ité accrue aux infec­tions, ne sont pas démon­trées. Les mêmes effets sont observés chez l’an­i­mal, ain­si que d’autres man­i­fes­ta­tions tox­iques très variées.

Comment peut-on estimer l’effet des faibles doses à partir des effets plus ou moins constatés des fortes doses ?

Doc­teur Bard :

L’ab­sence de poten­tiel mutagène des HAPC con­duit à admet­tre que ce sont des can­cérogènes “à seuil”. C’est la con­clu­sion de l’OMS, mais pas celle de cer­taines agences américaines.

On s’at­tend aus­si, en principe, à l’ex­is­tence de seuils pour les autres effets tox­iques, qui ont pour car­ac­téris­tique com­mune de sur­venir à rel­a­tive­ment forte dose.
Les dos­es min­i­males effec­tives de 2,3,7,8‑TCDD observées chez l’an­i­mal pour divers effets sont au moins 1 000 fois plus fortes que celles aux­quelles est exposé le public.

Cepen­dant, cer­tains résul­tats expéri­men­taux et épidémi­ologiques aler­tent sur la pos­si­bil­ité d’ef­fets à très faibles dos­es (trou­bles du développe­ment psy­chomo­teur, atteintes du sys­tème reproductif).

Sources de dioxines

Quelles sont en France les principales sources “anthropiques” de dioxines ?

Mme Renou-Gonnord :

Pour les industries :
— les procédés de com­bus­tion : inc­inéra­tion des déchets ménagers et indus­triels, métal­lurgie et sidérurgie, indus­trie du ciment…,
— le blanchi­ment des pâtes à papier,
— l’in­dus­trie chim­ique, les diox­ines étant un sous-pro­duit de cer­taines fabrications.

Mais il faut y ajouter la com­bus­tion, indus­trielle et rési­den­tielle du bois et des com­bustibles fos­siles, la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, même les mod­estes bar­be­cues… La quan­tité annuelle totale pro­duite en France a été estimée très approx­i­ma­tive­ment en 1996 à un mil­li­er de g1-TEQ.

Il se pro­duit égale­ment un phénomène lent de “relargage” de diox­ines accu­mulées dans les sols, les sédi­ments, les végé­taux, les sites d’en­tre­posage de déchets…

Et la formation “naturelle” ?

Mme Renou-Gonnord :

Il existe des sources naturelles de diox­ines, rel­a­tive­ment impor­tantes mais non mesurables directe­ment : activ­ité vol­canique, feux de forêts, ou encore action des micro-organ­ismes présents dans les composts…

Évolution des émissions

Les émissions de dioxines datent-elles de l’essor industriel ?

Mme Renou-Gonnord :

Il faut bien admet­tre l’ex­is­tence d’un “bruit de fond” dans l’en­vi­ron­nement. Ain­si le “niveau zéro diox­ine” est-il “naturelle­ment” impossible.

Évidem­ment non. Les diox­ines exis­taient déjà dans l’en­vi­ron­nement, provenant des sources naturelles, des foy­ers domes­tiques et arti­sanaux. À titre d’ex­em­ple, on a mon­tré que la teneur en diox­ines dans les sols anglais était de 29 pg/g en 1846, du même ordre que celle que l’on con­state aujour­d’hui en France.

Le niveau de pollution a dû beaucoup augmenter avec le développement industriel. Quelles sont les principales actions engagées pour réduire les émissions industrielles ?

Mme Renou-Gonnord :
Traitement des fumées de Villejust 2,  la première "dé-diox" de France
Traite­ment des fumées de Ville­just 2 en val­lée de Chevreuse ; c’est sur cette unité qu’a été instal­lée la pre­mière “dé-diox” de France Archives CNIM/Chefdebien

Elles ont com­mencé il y a une ving­taine d’an­nées, avec une accéléra­tion dans les années 90. Un objec­tif de réduc­tion de 90 % des émis­sions entre 1985 et 2005 est inscrit dans le cinquième pro­gramme d’ac­tion de l’U­nion européenne pour l’environnement.

Les con­di­tions clas­siques de blanchi­ment de la pâte à papi­er étaient très favor­ables à la pro­duc­tion de diox­ine : présence de phénols issus de la dégra­da­tion de la lig­nine, con­cen­tra­tion élevée en chlore, tem­péra­ture. Les papetiers ont fait de nom­breux efforts et dévelop­pé des procédés de blanchi­ment aux per­ox­y­des, qui ont con­duit à une baisse spec­tac­u­laire des émis­sions de dioxines.

Pour l’in­dus­trie chim­ique, les diox­ines sont des sous-pro­duits indésir­ables de la fab­ri­ca­tion du chlore, des PCB, des chlorophénols, des her­bi­cides phénoxy­acé­tiques, des chloroben­zènes, etc. La pro­duc­tion de la plu­part de ces com­posés a été inter­dite, ou abandonnée.

Dans les pays dévelop­pés la pro­duc­tion de pen­tachlorophénol, excel­lent pro­duit de con­ser­va­tion du bois, est en forte régres­sion. En France, le décret du 2 févri­er 1987 régle­mente la mise en marché, l’u­til­i­sa­tion et l’élim­i­na­tion des PCB. Aujour­d’hui, l’in­dus­trie chim­ique ne représente plus qu’une infime par­tie des sources de diox­ines. On l’é­val­ue à moins de 0,1 % des émis­sions totales aux Pays-Bas. D’autre part les risques d’émis­sions acci­den­telles ont beau­coup diminué.

Les émis­sions des indus­tries de la métal­lurgie et de la sidérurgie, de l’or­dre de 500 g1‑TEQ/an, sont en cours de réduc­tion, en appli­ca­tion d’une cir­cu­laire de novem­bre 1997. L’émis­sion glob­ale du secteur est passée en deux ans de 300 à 120 g1‑TEQ/an.

Une valeur lim­ite d’émis­sion de 0,1ng/Nm3 4 a été imposée aux instal­la­tions d’inc­inéra­tion des déchets indus­triels spé­ci­aux par arrêté du 10 octo­bre 1996, avec un délai pour les instal­la­tions exis­tantes. Quant aux instal­la­tions d’inc­inéra­tion de déchets ménagers, M. de Chefde­bi­en vous en par­lera mieux que moi.

Exemple des usines d’incinération

L’incinération des déchets ménagers est perçue par l’opinion comme l’une des grandes pourvoyeuses de dioxines. Qu’en est-il ?

M. de Chefdebien :

En France, les émis­sions de diox­ines par les usines d’inc­inéra­tion de déchets représen­taient en 1995, selon une esti­ma­tion de l’ADEME, env­i­ron 40 % des émis­sions indus­trielles. Mais les tech­niques de réduc­tion pri­maire et de cap­ta­tion se sont général­isées, per­me­t­tant de les dimin­uer sensiblement.

Les diox­ines se dis­so­ciant à par­tir d’en­v­i­ron 600 °C, les pre­mières dis­po­si­tions adop­tées, dites pri­maires, con­sistèrent notam­ment à main­tenir les gaz en sor­tie de foy­er à 850 °C (au lieu de 750 °C aupar­a­vant) pen­dant au moins deux sec­on­des2. Cela per­me­t­tait de détru­ire les diox­ines con­tenues dans les ordures3 et celles for­mées après la combustion.

Cepen­dant, la mise en évi­dence d’un phénomène de syn­thèse de novo des diox­ines, durant la phase de refroidisse­ment des gaz de com­bus­tion, fit pren­dre con­science de la néces­sité de capter les diox­ines en aval. Les diox­ines s’ad­sor­bent naturelle­ment sur les pous­sières. L’amélio­ra­tion des per­for­mances des dépous­siéreurs pour sat­is­faire à l’ar­rêté de jan­vi­er 1991 a per­mis d’abaiss­er au cours des années 90 les teneurs en diox­ines à la chem­inée à des valeurs de l’or­dre du ng/Nm3 4.

Est-ce le cas de toutes les usines ?

M. de Chefdebien :

Mal­heureuse­ment plusieurs col­lec­tiv­ités ont lais­sé pass­er les échéances régle­men­taires et en 1998 quelques gross­es usines dépas­saient encore ces valeurs. Mais les usines retar­dataires seront, cette année, fer­mées ou mis­es en con­for­mité avec l’ar­rêté de 1991.

Les valeurs d’émission que vous évoquez sont-elles suffisantes ? Sait-on véritablement capter les dioxines ?

M. de Chefdebien :
Dis­posi­tif de dosage et d’in­jec­tion de char­bon actif
Dispositif de dosage et d'injection de charbon actif pour capturer les dioxines

Compte tenu de divers fac­teurs de sécu­rité, l’ensem­ble des experts européens con­sid­èrent aujour­d’hui que des émis­sions inférieures à 0,1 ng/Nm3 de fumée garan­tis­sent l’ab­sence de risque pour la san­té et l’en­vi­ron­nement. Cette valeur est la lim­ite retenue par la CEE pour la com­bus­tion des déchets indus­triels spé­ci­aux et dans son pro­jet de nou­velle direc­tive, atten­due pour la fin 1999, pour la com­bus­tion des déchets ménagers. En France cette lim­ite est imposée, depuis févri­er 1997, aux seules usines neuves.

Sans atten­dre l’oblig­a­tion régle­men­taire, les indus­triels du traite­ment ther­mique des déchets (inc­inéra­tion et val­ori­sa­tion énergé­tique) ont dévelop­pé, dès le début des années 90, des dis­posi­tifs de cap­ta­tion des diox­ines ou “dé-diox” qui per­me­t­tent de respecter cette limite.

Pou­vant être déli­cate dans le cas d’un lavage des fumées, la “dé-diox” est rel­a­tive­ment aisée avec des traite­ments des gaz par voie sèche ou semi-humide puisqu’il suf­fit alors d’in­jecter du char­bon act­if avant un bon dépous­siéreur pour recueil­lir les diox­ines adsor­bées sur le char­bon. La fia­bil­ité des procédés est démon­trée par de nom­breuses références indus­trielles, dont une quin­zaine en France.

La captation des dioxines est donc possible, mais à quel prix ?

M. de Chefdebien :

Con­traire­ment à une idée répan­due, la “dé-diox” n’est pas très onéreuse. Tout com­pris, amor­tisse­ment de l’in­vestisse­ment plus coûts d’ex­ploita­tion et d’é­vac­u­a­tion des résidus, pour attein­dre 0,1 ng/Nm3, elle revient à 3 à 6 % du coût glob­al de traite­ment des déchets ménagers par voie ther­mique, ce qui ne remet nulle­ment en cause la com­péti­tiv­ité de cette filière.

Compte tenu de l’échelonnement dans la modernisation des usines, comment évoluera le volume total d’émission ?

M. de Chefdebien :

Pour le traite­ment ther­mique des déchets deux cam­pagnes de mesures faites en 1997 et 1998 sur l’ensem­ble des usines français­es de plus de 6 t/h ont per­mis de met­tre en évi­dence une réduc­tion de 40 % du flux total de diox­ines émis entre 1997 (500 g/an) et 1998 (300 g/an). La fer­me­ture ou la mise en con­for­mité avec l’ar­rêté de 1991 de quelques usines anci­ennes que leurs maîtres d’ou­vrage ont tardé à équiper et l’en­trée en ser­vice d’in­stal­la­tions de “dé-diox” respec­tant la lim­ite de 0,1 ng/Nm3 sur les usines neuves — et sur quelques anci­ennes soucieuses de devancer la régle­men­ta­tion — devraient amen­er en 1999–2000 à un total d’émis­sion de quelque 150 g/an.

Ensuite le flux devrait se main­tenir à peu près con­stant jusque vers 2004, date d’ap­pli­ca­tion de la future direc­tive CEE aux usines exis­tantes. Lorsque tout le parc français des cen­tres de traite­ment ther­mique des déchets, d’une capac­ité actuelle d’en­v­i­ron 11 mil­lions de t/h, sera lim­ité à 0,1 ng/Nm3, ses émis­sions tomberont à moins de 5 g/an.

L’inc­inéra­tion des déchets ménagers est sou­vent mise en cause, alors que c’est un domaine d’ac­tiv­ité qui aura été pio­nnier en matière de “dé-diox”, que les quan­tités émis­es aujour­d’hui sont déjà bien inférieures à celles émis­es il y a quelques années et qu’elles vont encore diminuer.

Les pro­fes­sion­nels français du traite­ment des déchets, soucieux de régler au plus vite cette ques­tion, deman­dent une régle­men­ta­tion sans plus atten­dre pour lim­iter aus­si à 0,1 ng/Nm3 les émis­sions des usines exis­tantes. Pour l’in­stant, le min­istère de l’En­vi­ron­nement n’a pas don­né suite.

Quoi qu’il en soit, le prob­lème appa­raît bien­tôt résolu. La généra­tion la plus exposée aux diox­ines aura été celle du baby-boom ; les petits Européens du 3e mil­lé­naire en seront, eux, c’est cer­tain, qua­si­ment préservés.

Niveaux de “contamination”

Comment peut-on évaluer la “contamination” humaine ?

Mme Renou-Gonnord :

Nous avions mon­tré il y a dix ans, en menant une étude par­al­lèle sur les teneurs en diox­ines des laits mater­nels et des tis­sus adipeux des Parisiens que le lait mater­nel était un bon indi­ca­teur de la ” con­t­a­m­i­na­tion ” de l’homme. La struc­ture pro­pre à la France d’une organ­i­sa­tion de ban­ques de lait mater­nel facilite le suivi de cette valeur.

Comment évolue cette valeur ?

Mme Renou-Gonnord :

En 1990, les teneurs en diox­ines mesurées dans les laits mater­nels parisiens étaient de 20 pg/g de matière grasse (MG), com­pa­ra­bles aux niveaux trou­vés dans la qua­si-total­ité des pays dévelop­pés. Les résul­tats du plan de sur­veil­lance en France mené huit ans plus tard mon­trent une diminu­tion de 25 % de ces niveaux.

Il y a donc un pro­grès très sen­si­ble et les mesures de réduc­tion des émis­sions devraient l’accélérer.

Mesure-t-on également les teneurs des principaux aliments ?

Mme Renou-Gonnord :

Divers plans de sur­veil­lance ont porté notam­ment sur le lait de vache. Le min­istère de la San­té a défi­ni un niveau à attein­dre inférieur à 1 pg/gMG et le lait con­tenant plus de 5 pg/gMG doit être détru­it ; entre 3 et 5, il con­vient d’i­den­ti­fi­er les sources et de réa­gir. Pour d’autres ali­ments les mesures sont plus épisodiques.

Le potentiel émotionnel des dioxines ne conduit-il pas les médias à exagérer les risques lorsque les résultats sont publiés ?

M. de Chefdebien :

Un exem­ple intéres­sant est celui de la viande. En mai 1998, une cam­pagne de presse reprenant les déc­la­ra­tions d’une asso­ci­a­tion dénonçait une pré­ten­due con­t­a­m­i­na­tion forte de la viande française en diox­ines. Dans une note cir­con­stan­ciée, le SNIDE, syn­di­cat des con­struc­teurs, qui s’é­tait procuré le rap­port d’analyse du lab­o­ra­toire, a mon­tré qu’au con­traire les teneurs en diox­ines des échan­til­lons étaient remar­quable­ment bass­es et que ces résul­tats auraient dû ras­sur­er au lieu d’in­quiéter, mais très peu de jour­naux ont repris cette information.

Dose jour­nal­ière tolérable pour les HAPC selon divers organismes
Dose journalière tolérable pour les HAPC selon divers organismes

La gestion du risque

Pouvez-vous replacer les mesures déjà évoquées dans le cadre d’une politique globale de gestion du risque ?

Mme Renou-Gonnord :

On doit d’abord soulign­er l’im­por­tance des efforts de recherche dans le monde. Le con­grès inter­na­tion­al organ­isé chaque année pour faire le point réu­nit de nom­breux spé­cial­istes ; nous étions plus de 700 au récent con­grès “DIOXIN’98”.

Les travaux ne por­tent pas que sur les effets sur la san­té des fortes et faibles dos­es, d’ailleurs dif­fi­ciles car l’on ne peut con­clure rapi­de­ment quand il s’ag­it de réac­tions différées.

Et on se pose bien d’autres ques­tions. Il fal­lait notam­ment mieux con­naître les pro­priétés des diox­ines une fois lâchées dans la nature, déter­min­er les réac­tions de for­ma­tion et les moyens de les maîtris­er. Sur le plan de l’analyse chim­ique, la mesure des diox­ines rel­e­vant de la prob­lé­ma­tique de l’analyse de trace a fait faire des pro­grès spec­tac­u­laires à l’in­stru­men­ta­tion sci­en­tifique et en par­ti­c­uli­er aux méth­odes de détec­tion par spec­trométrie de masse haute résolution.

Le coût d’une analyse de diox­ine est passé de 50 KF à 4–6 KF en quinze ans, ce qui a aug­men­té con­sid­érable­ment les pos­si­bil­ités de sur­veil­lance. Il a aus­si fal­lu for­mer des prestataires de ser­vice experts et com­pé­tents. Les indis­pens­ables travaux d’in­ven­taire, qui doivent con­cern­er toutes les sources, sont longs, dif­fi­ciles et coû­teux, mais les pou­voirs publics s’y sont attelés. En France, cer­tains lab­o­ra­toires de recherche tra­vail­lent sur les diox­ines depuis près de vingt ans.

La réduction des émissions que vous nous avez indiquée est évidemment essentielle.

Mme Renou-Gonnord :

Après l’ac­ci­dent de Seveso, on s’est d’abord préoc­cupé de réduire les risques d’ex­po­si­tion acci­den­telle. La poli­tique de réduc­tion des sources con­tin­ues est plus récente. L’OMS, au titre de l’ap­pli­ca­tion du principe de pré­cau­tion, a recom­mandé de réduire les sources, même si le “risque diox­ine” reste encore mal évalué.

C’est aus­si la prin­ci­pale con­clu­sion de l’avis sur les diox­ines du Comité de la préven­tion et de la pré­cau­tion du min­istère français de l’Environnement.

Cette action est bien engagée et je vous ai indiqué qu’elle com­mençait à don­ner des résul­tats sensibles.

En 1998, on a estimé que la con­som­ma­tion moyenne de diox­ine des Français, compte tenu de nos habi­tudes ali­men­taires, était de 2 pg/kg corporel/jour.

Quelles sont les doses journalières tolérables admises pour l’exposition du public ?

Doc­teur Bard :

Dans les pays indus­tri­al­isés par­ti­c­ulière­ment, l’ensem­ble de la pop­u­la­tion est quo­ti­di­en­nement exposé à de faibles quan­tités de HAPC.

Aux niveaux courants d’ex­po­si­tion des pop­u­la­tions, les risques d’at­teintes du sys­tème de repro­duc­tion et du développe­ment psy­chomo­teur des enfants, sont les plus préoc­cu­pants, bien que leur réal­ité ne soit pas démontrée.

Le sché­ma ci-dessous mon­tre la var­iété des dos­es jour­nal­ières tolérables selon divers organismes.

Pour la ges­tion du risque, cer­taines agences améri­caines con­sid­èrent que les HAPC sont des can­cérogènes “com­plets” agis­sant sans seuil, bien que non mutagènes. Elles appliquent un mod­èle d’ex­trap­o­la­tion de haute à basse dose et en déduisent une “dose virtuelle­ment sûre” cor­re­spon­dant à un excès de risque de can­cer sur la vie entière de 10–6, con­duisant à une dose jour­nal­ière tolérable inférieure aux niveaux moyens d’ex­po­si­tion du public.

L’ob­jec­tif retenu par le Con­seil supérieur d’hy­giène publique de France est de 1 pgI-TEQ/kg/j.

En revanche, l’OMS retient une approche “tox­i­cologique” par appli­ca­tion de fac­teurs de “sécu­rité” à la dose expéri­men­tale pour laque­lle il n’est pas observé d’ef­fet can­cérogène ou repro­duc­tif. Après avoir fixé la dose jour­nal­ière accept­able à 10 pg/kg/j, cette insti­tu­tion con­sid­ère main­tenant que les dos­es jour­nal­ières accept­a­bles se situent aux alen­tours de 1–4 pg/kg de poids corporel/jour, le fac­teur de sécu­rité sup­plé­men­taire ten­ant compte, pour une large part, de la pos­si­bil­ité d’at­teintes du développe­ment psy­chomo­teur des nou­veau-nés à très faibles doses.

Faut-il s’affoler ?

Mme Renou-Gonnord :

Compte tenu des fac­teurs de sécu­rité qui ont con­duit l’OMS à un objec­tif de 1 pg/kg/jour, ne nous affolons pas pour une con­som­ma­tion moyenne de 2 pg/kg/jour5. Quant à l’al­laite­ment mater­nel, l’OMS affirme que le béné­fice qu’en tire le nour­ris­son com­pense bien large­ment le risque diox­ine qui serait dû à quelques mois d’allaitement.

Un dernier point, peu sci­en­tifique certes, mais très impor­tant, ne doit pas être nég­ligé. Nos con­cur­rents étrangers se ser­vent d’un label “diox­in-free” pour con­quérir des marchés, qu’ils vendent des couch­es-culottes, des fil­tres à café, du lait, des pro­duits laitiers ou un pro­duit chim­ique. Rap­pelons-nous l’embargo mis par l’Al­gérie sur les impor­ta­tions de lait non garan­ti sans diox­ine en 1991 ; les marchés des pro­duc­teurs européens n’ont été con­servés qu’au prix de l’analyse et de la cer­ti­fi­ca­tion des stocks de lait à exporter.

Pou­vons-nous faire l’im­passe sur le prob­lème diox­ine ? Dans un con­texte où labels de qual­ité et qual­ité de l’en­vi­ron­nement sont omniprésents, à tra­vers les sys­tèmes de nor­mal­i­sa­tion ISO 9000 et ISO 1400, cela serait-il bien raisonnable ?

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1. IARC : Inter­na­tion­al Agency for Research on Can­cer, basé à Lyon (CIRC : Cen­tre inter­na­tion­al de recherch­es sur le cancer).
2. C’est l’une des oblig­a­tions de l’ar­rêté du 25 jan­vi­er 1991 tran­scrivant en droit français les direc­tives CEE des 8 et 20 juin 1989 sur l’inc­inéra­tion des déchets ménagers. Ce texte était applic­a­ble dès 1991 aux usines neuves, fin 1996 aux exis­tantes de plus de 6 t/h et fin 2000 aux exis­tantes de moin­dre capac­ité. Il abais­sait par ailleurs les teneurs lim­ites en pous­sières, acides, métaux lourds et autres pol­lu­ants dans les fumées.
3. Les déchets con­ti­en­nent des diox­ines en quan­tité non nég­lige­able, de l’or­dre de 50 000 ng/tonne, provenant de la dis­per­sion de diox­ines pro­duites dans le passé, notam­ment par divers procédés indus­triels aban­don­nés depuis.
4. Les con­di­tions nor­mal­isées de vol­ume (Nm3) sont 273 K, 101,3 kPa, gaz secs, 11 % d’O2.
5. Pour des infor­ma­tions com­plé­men­taires con­sul­ter le site diox­ine : http://www.dcmr.polytechnique.fr/~mfgonn/
ou le site : http://www.dcmr.polytechnique.fr/recherche/smax/smax.htm

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