L’euro, atout stratégique pour les entreprises

Dossier : Les consultantsMagazine N°539 Novembre 1998Par Rodolphe DAUTRICHE (87)

Au‑delà de sa com­po­sante pure­ment tech­nique, liée à l’in­tro­duc­tion d’une nou­velle mon­naie natio­nale fon­gible avec le franc et aux contraintes qui en résultent (conver­sion, main­tien de la piste d’au­dit, etc.), le pas­sage à l’eu­ro requiert éga­le­ment de l’en­tre­prise qu’elle défi­nisse des choix com­mer­ciaux et stra­té­giques qui auront un impact direct sur son posi­tion­ne­ment concurrentiel.

Ain­si, en fonc­tion du niveau d’am­bi­tion rete­nu et de l’in­ten­si­té du chan­ge­ment qui en résulte, la tra­duc­tion de ces objec­tifs stra­té­giques par rap­port à la situa­tion de l’en­tre­prise et son envi­ron­ne­ment implique une trans­for­ma­tion à des degrés divers de son mode de fonc­tion­ne­ment, qui dans tous les cas doit s’a­na­ly­ser sur l’en­semble de ses fonc­tions et de ses processus.

Dès lors, la nature holis­tique de ce pro­jet, mais aus­si le niveau des inves­tis­se­ments qu’il néces­site3 incitent à en ins­crire l’a­na­lyse dans une démarche plus glo­bale d’a­mé­lio­ra­tion des pro­ces­sus de l’en­tre­prise (et notam­ment de son sys­tème d’in­for­ma­tion)4.

Dans ce cadre, le pas­sage à l’eu­ro doit aus­si s’ins­crire dans une vision stra­té­gique glo­bale de l’en­tre­prise afin que les contraintes qu’il impose puissent être trans­for­mées en un élé­ment clé de son déve­lop­pe­ment et de son posi­tion­ne­ment stratégique.

Un projet holistique de nature stratégique

Une problématique complexe aux multiples composantes

La com­po­sante tech­nique est la pre­mière qui vient à l’es­prit : il s’a­git de pou­voir gérer pen­dant la période tran­si­toire la mixi­té des flux liée à l’ap­pli­ca­tion de la règle du « ni-ni« 5.

Cette contrainte, par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante pour les éta­blis­se­ments ban­caires qui devront pou­voir four­nir dès le 1er jan­vier 1999 à leurs clients la flexi­bi­li­té néces­saire (impu­ta­tion sur un compte franc d’o­pé­ra­tions libel­lées en euro, trans­for­ma­tion à la demande du client de son compte franc en compte euro, etc.), s’ap­plique éga­le­ment à l’en­semble des entre­prises, puisque celles-ci sont tou­jours sus­cep­tibles (à des degrés divers selon leur domaine d’ac­ti­vi­té et leur envi­ron­ne­ment) de rece­voir de l’eu­ro pen­dant la période tran­si­toire en ver­tu de cette même règle.

L’in­tro­duc­tion de la nou­velle devise euro et la mise en confor­mi­té des sys­tèmes d’in­for­ma­tion avec les règles de conver­sion cor­res­pon­dantes6 ne consti­tuent qu’un pre­mier volet des adap­ta­tions à envi­sa­ger, car il est éga­le­ment néces­saire de gérer les effets de bord qui en résultent7 et de révi­ser l’en­semble des docu­ments (et écrans) sur les­quels des mon­tants en franc sont sus­cep­tibles d’être rem­pla­cés ou de coexis­ter avec des mon­tants en euro…

Ceci conduit natu­rel­le­ment à pré­ci­ser le niveau de l’offre de ser­vice euro ain­si que la poli­tique de mar­ke­ting et de com­mu­ni­ca­tion correspondantes.

La pro­blé­ma­tique englobe en par­ti­cu­lier la ques­tion de la tari­fi­ca­tion des pro­duits en euro.

Celle-ci, loin de se résu­mer à une simple conver­sion, peut s’a­vé­rer par­ti­cu­liè­re­ment déli­cate dans cer­tains cas : par exemple, pour une assu­rance mul­ti­risques entre­prise, ce tarif dépend de la sous­crip­tion ou non d’op­tions diverses asso­ciées à des garan­ties expri­mées en mon­tant « rond » en franc, mais dont l’in­ter­pré­ta­tion est beau­coup moins évi­dente si on se contente d’une simple conver­sion en euro.

En matière de prix d’ap­pel, un choix devra éga­le­ment être pris car cette tech­nique de pro­mo­tion du pro­duit ne pour­ra se faire qu’en franc (par exemple : 3 999 francs, soit : ~ 458,48 euros) ou en euro (par exemple : 459,90 euros), mais pas simultanément…

Les contraintes de l’eu­ro doivent pou­voir être trans­for­mées en un élé­ment clé du déve­lop­pe­ment et du posi­tion­ne­ment stra­té­gique de l’entreprise.

Par consé­quent, en fonc­tion de la com­plexi­té de cette tari­fi­ca­tion, la bas­cule à l’eu­ro pour­ra donc se faire soit par le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif d’une poli­tique de prix fon­dée sur le mon­tant expri­mé en euro plu­tôt qu’en franc, soit par la créa­tion de clones, proches du pro­duit d’o­ri­gine auquel ils sont à terme des­ti­nés à être sub­sti­tués, mais conçus dès l’o­ri­gine avec des mon­tants « ronds » en euro.

Enfin, cer­tains sec­teurs pour­ront se pen­cher sur l’op­por­tu­ni­té de déve­lop­per de nou­veaux pro­duits direc­te­ment asso­ciés à de nou­veaux besoins liés à l’ap­pa­ri­tion de l’eu­ro et la nais­sance de l’UEM (par exemple, une ges­tion cen­tra­li­sée des flux de tré­so­re­rie pour les filiales de groupes ayant une forte pré­sence en Europe).

La nécessité d’une démarche stratégique

Dans ce cadre, une ana­lyse stra­té­gique est donc indis­pen­sable afin de pou­voir anti­ci­per les muta­tions pro­fondes liées à l’eu­ro, déter­mi­ner les oppor­tu­ni­tés de déve­lop­pe­ment et les menaces concur­ren­tielles résul­tant de l’é­lar­gis­se­ment du mar­ché, et défi­nir des réponses stra­té­giques adaptées.

En effet, dès le 1er jan­vier 1999, l’UEM, repré­sen­te­ra un mar­ché de 290 mil­lions d’ha­bi­tants cumu­lant un PIB de l’ordre de 6 800 mil­liards de dol­lars, soit 19,5 % du PIB mon­dial(8) ; il s’a­gi­ra donc d’une zone éco­no­mique et d’une cible com­mer­ciale de pre­mier plan – tant pour les entre­prises des pays « in » que pour les autres – dans laquelle l’eu­ro per­met­tra au consom­ma­teur de béné­fi­cier d’une meilleure trans­pa­rence des prix.

Le fac­teur temps risque de géné­rer des avan­tages concur­ren­tiels dif­fi­ciles à rattraper.

Cette réflexion pour­ra par­fois pous­ser l’en­tre­prise à pro­cé­der à un recen­trage de ses acti­vi­tés sur les axes géo­gra­phiques (approche des mar­chés natio­naux et recherche d’é­co­no­mies d’é­chelle), clien­tèle (seg­men­ta­tion et nou­velles cibles), ou pro­duits (adap­ta­tion de la gamme exis­tante, créa­tion de nou­veaux pro­duits) afin de main­te­nir et conso­li­der son posi­tion­ne­ment stratégique.

Elle pour­ra éga­le­ment, pour cer­tains acteurs, conduire à envi­sa­ger une approche glo­bale du nou­veau mar­ché euro­péen se tra­dui­sant par une course au gigan­tisme per­met­tant d’at­teindre une taille cri­tique en rap­port avec les objec­tifs recher­chés ; il ne s’a­git néan­moins pas d’un modèle géné­ral, car dans de nom­breux sec­teurs, cette approche glo­bale ne pour­ra pas être mise en œuvre en rai­son de l’im­por­tance du concept de proxi­mi­té avec le client ou la prise en compte de fac­teurs spé­ci­fi­que­ment natio­naux ou régionaux9.

En revanche, quels que soient le « cap » et le niveau d’am­bi­tion rete­nus, le timing des opé­ra­tions devra soi­gneu­se­ment être défi­ni, car le fac­teur temps risque de géné­rer des avan­tages concur­ren­tiels dif­fi­ciles à rattraper.

Calendrier de passage à l'Euro

L’importance d’un timing fin des opérations

Plu­sieurs niveaux de contrainte sont à prendre en consi­dé­ra­tion afin de défi­nir le rythme « opti­mal » de pas­sage à l’euro.

En pre­mier lieu, ce calen­drier doit natu­rel­le­ment être cohé­rent par rap­port aux déci­sions prises au niveau com­mu­nau­taire (cadre géné­ral) et au niveau natio­nal (sché­mas de place) ; mais il convient éga­le­ment de tenir compte de l’en­vi­ron­ne­ment spé­ci­fique de l’en­tre­prise, car en défi­ni­tive l’en­tre­prise pour­ra dif­fi­ci­le­ment mener cette tran­si­tion à un rythme trop lent par rap­port à celui de ses clients ou de ses concurrents…

En défi­ni­tive, l’en­tre­prise pour­ra dif­fi­ci­le­ment mener cette tran­si­tion à un rythme trop lent par rap­port à celui de ses clients ou de ses concurrents.

C’est pour­quoi le scé­na­rio d’une bas­cule glo­bale de type « big bang » fin 2001 est de plus en plus aban­don­né au pro­fit d’une bas­cule désyn­chro­ni­sée mais cohé­rente des sys­tèmes de production.

Cette der­nière solu­tion per­met d’o­pé­rer un lis­sage des charges (et de limi­ter le fac­teur risque), mais éga­le­ment de tenir compte de la capa­ci­té de l’en­tre­prise à mettre en œuvre cette tran­si­tion (tant d’un point de vue finan­cier, tech­nique, que cultu­rel), ain­si que de ses propres contraintes (inté­gra­tion des grands chan­tiers qui ryth­me­ront l’é­vo­lu­tion des sys­tèmes d’in­for­ma­tion sur les pro­chaines années : pro­jets en cours ou envi­sa­gés, an 2000, etc.).

Le pas­sage à l’eu­ro est avant tout un pro­jet d’en­tre­prise et un for­mi­dable vec­teur du chan­ge­ment et de réno­va­tion de l’entreprise.

Dans tous les cas, et quel que soit le rythme rete­nu pour cette tran­si­tion, l’un des fac­teurs clés du suc­cès du pro­jet repose sur le fait de lan­cer suf­fi­sam­ment tôt la réflexion amont ; l’am­pleur des modi­fi­ca­tions induites par la mise en œuvre d’un tel pro­jet sou­ligne par ailleurs la néces­si­té de mettre en place un dis­po­si­tif adap­té afin de créer une réelle dyna­mique d’en­tre­prise autour de ce projet.

Conclusion

Ain­si, bien plus qu’un simple pro­jet tech­nique, le pas­sage à l’eu­ro consti­tue un véri­table pro­jet d’entreprise.

Il s’a­git éga­le­ment d’un for­mi­dable vec­teur du chan­ge­ment et de réno­va­tion au sein de l’en­tre­prise, car étant don­né l’im­pact majeur que le pas­sage à l’eu­ro a sur l’en­semble de ses fonc­tions, l’en­tre­prise peut uti­li­ser cette contrainte externe incon­tour­nable comme « cata­ly­seur » afin de mener une réflexion plus glo­bale lui per­met­tant de repen­ser son orga­ni­sa­tion en profondeur.

Enfin, le carac­tère inédit et his­to­rique de cette expé­rience en fait éga­le­ment une for­mi­dable aven­ture humaine, dont le suc­cès dépen­dra non seule­ment de la capa­ci­té de l’en­tre­prise à anti­ci­per les évo­lu­tions aux­quelles elle sera confron­tée, mais aus­si de sa capa­ci­té à mobi­li­ser et à fédé­rer l’en­semble de ses équipes autour de ce projet.

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1. Ces pays sont : l’Al­le­magne, l’Au­triche, la Bel­gique, l’Es­pagne, la Fin­lande, la France, l’Ir­lande, l’I­ta­lie, le Luxem­bourg, les Pays-Bas et le Portugal.
2. Union moné­taire latine (1865−1926), Union scan­di­nave (1873−1914).
3. De 0,25 % à 1,5 % du chiffre d’af­faires (source : Sema Group).
4. D’où l’im­por­tance mais aus­si la dif­fi­cul­té d’a­na­ly­ser et de com­pa­rer les coûts publiés dans la presse.
5. Ni inter­dic­tion ni obli­ga­tion d’u­ti­li­ser l’eu­ro pen­dant la durée de la période transitoire.
6. Stric­te­ment défi­nies par le règle­ment art. 235 du trai­té des Com­mu­nau­tés européennes.
7. Ges­tion des écarts de conver­sion (dif­fé­rence entre somme des conver­sions et conver­sion de la somme, non inva­riance de l’o­pé­ra­tion FRF ‡ EUR FRF).
8. À com­pa­rer avec les USA (265 mil­lions d’ha­bi­tants, PIB de 7 255 mil­liards de US$) et le Japon (125 mil­lions d’ha­bi­tants, PIB de 5 115 mil­liards de US$).
9. Bien que, là aus­si, ce constat soit sans doute éga­le­ment ame­né à évo­luer avec le déve­lop­pe­ment du com­merce élec­tro­nique et d’Internet.

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