Les actifs immatériels, sources de différenciation et de développement

Dossier : Gérer en période de criseMagazine N°638 Octobre 2008
Par Hervé LEFÈVRE (75)
Par Hervé BACULARD
Par Stéphanie NADJARIAN

« Quand j’é­tais patron de Car­naud, j’ai fait de la val­ori­sa­tion de l’im­matériel sans le savoir. Au-delà du chiffre d’af­faires et des bilans financiers, j’avais fait val­oir que la vraie valeur de l’en­tre­prise tenait à la force de son organ­i­sa­tion et au dynamisme de son porte­feuille clients. Mais j’é­tais inca­pable de le mesur­er. »

J.-M. Descar­pen­tries, prési­dent de l’Ob­ser­va­toire de l’Im­matériel, lancé le 2 févri­er 2007

Quelques définitions

Les act­ifs immatériels sont nom­breux : la mar­que, la répu­ta­tion, le porte­feuille clients, le réseau de four­nisseurs, les action­naires, les brevets, le savoir-faire interne, le mode d’or­gan­i­sa­tion, le sys­tème d’in­for­ma­tion… et chaque fonc­tion ou divi­sion de l’en­tre­prise en est déposi­taire d’une par­tie. Plutôt que d’in­ven­ter une nième déf­i­ni­tion, reprenons celle de l’I­FA (Inter­na­tion­al Fed­er­a­tion of Accoun­tants) qui nous sem­ble très per­ti­nente. Elle dis­tingue trois composantes :

- le cap­i­tal humain : les com­pé­tences indi­vidu­elles, l’ex­péri­ence et le savoir-faire col­lec­tif, mais aus­si la per­son­nal­ité du dirigeant, la présence d’hommes clés… ” tout ce qui est dans la tête des employés de l’en­tre­prise “. Cette com­posante exprime la capac­ité de l’en­tre­prise à créer de la valeur et à la péren­nis­er par la con­nais­sance et la moti­va­tion.

Pour Jack Welch1 ” Il est beau­coup plus impor­tant d’avoir la bonne per­son­ne au bon endroit que de dévelop­per une stratégie. ” Voilà qui mon­tre la valeur de l’ac­t­if immatériel qu’est le cap­i­tal humain !

- le cap­i­tal organ­i­sa­tion­nel : les brevets, les procé­dures, la struc­ture, le sys­tème d’in­for­ma­tion, les bases de don­nées, les valeurs, la cul­ture, le mode d’or­gan­i­sa­tion… ” tout ce qui reste dans l’en­tre­prise à la fin de la journée “. Il exprime la capac­ité de l’en­tre­prise à créer de la valeur et à la péren­nis­er par ses proces­sus et son poten­tiel de renou­velle­ment et de développe­ment de busi­ness ;

- le cap­i­tal rela­tion­nel : les clients, les four­nisseurs, la mar­que, la répu­ta­tion, les réseaux, les action­naires, les régu­la­teurs… ” tout ce qui relie l’or­gan­i­sa­tion à son envi­ron­nement “. Il exprime la capac­ité de l’en­tre­prise à créer de la valeur et à la péren­nis­er dans ses rela­tions avec les parte­naires extérieurs.

Les actifs immatériels, une source inégalée de singularité

Les proces­sus clas­siques de réflex­ion stratégique amè­nent à se bench­mark­er au monde extérieur. La ten­dance naturelle au mimétisme prend alors le dessus : elle pousse à vouloir être à l’ex­cel­lence en référence aux com­péti­teurs, à élim­in­er la diver­sité, les aspérités et à traiter la sin­gu­lar­ité en dernier, en can­ton­nant la dif­féren­ci­a­tion à un sujet de com­mu­ni­ca­tion. Mais c’est pren­dre le risque de com­met­tre des erreurs stratégiques. Par exem­ple, lorsque Fiat, sous la pres­sion du marché, mène son plan de restruc­tura­tion et cède Fer­rari, dans une logique de recen­trage, il perd un pat­ri­moine majeur de tech­nolo­gie et d’imag­i­naire d’en­tre­prise qu’il est obligé de racheter ensuite au prix fort.

La sin­gu­lar­ité, au con­traire, remet en cause les règles du jeu, grâce à une dif­férence intrin­sèque, dif­fi­cile­ment copi­able. Les béné­fices sont nom­breux : impos­er son pro­pre ter­rain de jeu aux con­cur­rents, créer des nou­veaux marchés, ren­forcer durable­ment les bar­rières à l’en­trée, attir­er les meilleurs tal­ents… Mais où une entre­prise peut-elle puis­er ses singularités ?

Trois sources de singularité

Trois types de sources sont à explor­er : les pro­duits et ser­vices, les pépites locales et… le pat­ri­moine immatériel. Pre­mière source de sin­gu­lar­ité, la plus évi­dente mais aus­si la plus ardue à exploiter : les pro­duits et ser­vices commercialisés

La ten­dance naturelle au mimétisme prend le dessus

Si cette voie est évi­dente, vouloir s’y atta­quer, c’est choisir la face nord ! Trois con­di­tions sont à réu­nir pour réus­sir : un lien fort entre la stratégie et la R & D, une inno­va­tion large sur tous les paramètres de l’of­fre pour aug­menter les bar­rières à l’en­trée, la vitesse et la puis­sance d’ac­tion pour main­tenir l’é­cart par rap­port aux con­cur­rents. Con­serv­er une sin­gu­lar­ité fondée sur des bases tech­niques sup­pose une forte capac­ité à main­tenir le rythme dans une course tech­nologique ou indus­trielle. Nom­breux sont les exem­ples de grandes entre­pris­es ou de PME qui peinent à con­serv­er un avan­tage con­cur­ren­tiel pérenne grâce à leurs pro­duits et services.

Deux­ième source de sin­gu­lar­ité, plus acces­si­ble mais peu exploitée : les pépites locales

Cette source se dis­simule aux yeux des états-majors des grandes entre­pris­es. Il existe par­fois d’é­ton­nantes dif­férences de per­for­mance entre deux fil­iales ou deux régions géo­graphiques. Dans ce cas, le réflexe est d’en­voy­er un escadron d’au­di­teurs vis­iter les entités défi­cientes et de leur appli­quer le remède des ” bonnes pra­tiques “. À l’in­verse, peu d’en­tre­pris­es mis­sion­nent des équipes pour com­pren­dre ce qui fait la dif­férence et la spé­ci­ficité locale. Pour cela il faudrait for­mer des chercheurs de pépites locales.

Or l’ex­ploita­tion de cette source de sin­gu­lar­ité est sig­ni­fica­tive­ment rentable. Par exem­ple, chez un indus­triel de pro­duits de grande con­som­ma­tion, nous avons pu iden­ti­fi­er en Amérique cen­trale un savoir-faire spé­ci­fique de com­mer­cial­i­sa­tion qui, trans­posé en Asie, per­met de ven­dre à des mil­liers de con­som­ma­teurs sans pass­er par la grande distribution.

Pour réus­sir à repér­er et exploiter ce type de savoir-faire, il faut un style de man­age­ment qui incite les acteurs à faire remon­ter les pépites et lutte con­tre ceux plus enclins à pra­ti­quer le désherbant total. Après les cer­cles de qual­ité des années qua­tre-vingt, nous devri­ons inven­ter les cer­cles de singularité.

L’a­van­tage de tra­vailler les pépites locales ? Un béné­fice impor­tant avec un investisse­ment faible puisque le développe­ment s’ap­puie sur une force intrin­sèque de l’en­tre­prise… tout en restant dis­cret vis-à-vis de la concurrence.

Dernière source de sin­gu­lar­ité, invis­i­ble aux non-aver­tis : le pat­ri­moine immatériel de l’entreprise

Cette source ne se trou­ve pas sur l’é­tagère. C’est la par­tie immergée de l’ice­berg, non exposée aux yeux des bench­mark­ers et mal­heureuse­ment par­fois mécon­nue des dirigeants eux-mêmes. Con­sti­tuée par l’ensem­ble des act­ifs immatériels, elle représente un gise­ment extra­or­di­naire car pro­pre à chaque entre­prise et à même d’asseoir une dif­féren­ci­a­tion stratégique durable.

Vir­gin est un exem­ple emblé­ma­tique d’une ges­tion d’ac­t­ifs immatériels qui tran­scende la notion de cœur de méti­er. Vir­gin inter­vient dans des marchés sans lien les uns avec les autres (avion, train, télé­phonie, dis­tri­b­u­tion, etc.) tout en dévelop­pant une sin­gu­lar­ité unique en son genre, nour­rie par le per­son­nage de Richard Bran­son et de ses exploits per­son­nels, dont le mot d’or­dre peut être résumé par repouss­er les lim­ites et s’af­franchir des idées com­muné­ment partagées.

Les act­ifs immatériels se cachent sous de mul­ti­ples formes. Par exem­ple, pour un réseau de mag­a­sins de prox­im­ité dont le marché de base se porte mal (baisse à court terme, faibles per­spec­tives de redresse­ment à moyen terme), nous avons réal­isé un inven­taire de son pat­ri­moine par des méth­odes divers­es : analyse de l’i­den­tité de mar­que, vis­ite des points de vente, inter­views pour com­pren­dre les savoir-faire dans tous les domaines. Il en ressort que l’un des plus beaux act­ifs réside dans le mod­èle man­agér­i­al — à savoir, la capac­ité à gér­er les hommes dans de larges réseaux -, un domaine presque oublié à force d’être vécu comme une sec­onde nature. Pour­tant ce domaine représente une force de dif­féren­ci­a­tion qui ain­si con­sid­érée élar­git le champ des pos­si­bles et per­met d’en­vis­ager des diversifications.

Une refonte d’ar­chi­tec­ture industrielle
Dans l’in­dus­trie de process, un pro­duc­teur de biens de grande con­som­ma­tion révise sa stratégie indus­trielle : quels sites péren­nis­er, quels sites fer­mer ? Tous les esprits sont pré­parés à la péren­ni­sa­tion d’une grosse usine qui affiche de très bons résul­tats opérationnels.
Pour­tant après analyse des act­ifs immatériels de cha­cun des sites, cette usine présente de gros prob­lèmes de péren­ni­sa­tion, dus à des con­traintes envi­ron­nemen­tales et à une capac­ité d’ex­ten­sion lim­itée. Alors que l’un des autres sites, peut-être moins per­for­mant à date, a de bien meilleurs ” atouts immatériels ” sur lesquels l’en­tre­prise peut inve­stir durablement.

Une réflex­ion sur la stratégie multicanal
Une grande com­pag­nie aéri­enne s’in­ter­roge sur la manière de redéfinir son mod­èle mul­ti­canal. L’u­til­i­sa­tion du canal de vente en face à face, très coû­teux, est forte­ment remise en cause. Ce pre­mier réflexe est con­tré par une meilleure com­préhen­sion des atouts de ce canal : l’im­por­tance du rôle de con­seil, la capac­ité à pre­scrire des offres à plus forte valeur ajoutée, le besoin de réas­sur­ance ou le besoin de ser­vices de cer­taines caté­gories de clients… Ne pas utilis­er cette sin­gu­lar­ité (le réseau physique de points de vente) aurait con­duit la com­pag­nie à adopter, par mimétisme, le même mod­èle que ses con­cur­rents et à se retrou­ver dans l’in­ca­pac­ité d’ex­pliciter et de ven­dre la sin­gu­lar­ité de son offre.

Une fusion-acqui­si­tion
En 1995, Cis­co rachète, au prix de 97 mil­lions de dol­lars, Crescen­do, une entre­prise dont le chiffre d’af­faires annuel est de 10 mil­lions de dol­lars. Un an après, Cis­co réalise le score impres­sion­nant de 500 mil­lions de dol­lars dans la vente de pro­duits Crescen­do : la com­bi­nai­son des deux tech­nolo­gies et des deux bases de don­nées clients avait per­mis une crois­sance des ventes imprévis­i­ble pour le Crescen­do de l’époque.

Prendre en compte ses actifs immatériels peut tout changer

Les effets de leviers financiers liés à l’ex­ploita­tion opéra­tionnelle des act­ifs immatériels sont par­fois impres­sion­nants (voir encadré).

Nous devri­ons inven­ter des cer­cles de singularité

Comme l’ADN pour l’être humain, les act­ifs immatériels recè­lent les poten­tial­ités de l’en­tre­prise. Ce sont eux qui nour­ris­sent les sin­gu­lar­ités. C’est en eux qu’est inscrite l’i­den­tité de l’en­tre­prise… ils en con­stituent, en quelque sorte, le génome. Les act­ifs immatériels con­ser­vent les traces des straté­gies passées et les faire évoluer demande du temps, de l’én­ergie et des investisse­ments non négligeables.

Toute vision ou stratégie devrait de ce fait s’ap­puy­er sur la com­préhen­sion du pat­ri­moine immatériel — pour met­tre en avant les sin­gu­lar­ités, dévelop­per les atouts de l’en­tre­prise, savoir choisir les act­ifs à met­tre en exer­gue… — et ne pas pren­dre le risque d’en éliminer.

Deux étapes

Inté­gr­er cette réflex­ion dans l’élab­o­ra­tion d’une stratégie requiert deux étapes :

1. Cap­tur­er les act­ifs immatériels au démar­rage de la réflex­ion stratégique

Con­stru­ire la vision de l’en­tre­prise demande tra­di­tion­nelle­ment une pre­mière phase d’ou­ver­ture : regarder à l’ex­térieur, écouter les équipes, etc. Inté­gr­er la dimen­sion du pat­ri­moine immatériel néces­site d’aller un cran plus loin dans l’é­coute et l’in­tro­spec­tion : utilis­er des com­pé­tences extérieures (un sémi­o­logue pour apporter un nou­veau regard sur le ter­ri­toire de la mar­que, un soci­o­logue pour analyser les inter­ac­tions entre les équipes, etc.) ; instau­r­er, au besoin, une ” journée du pat­ri­moine immatériel ” pour offrir à cha­cun l’oc­c­ca­sion d’ex­primer sa per­cep­tion des atouts de l’en­tre­prise… En tout cas, sur chaque type d’ac­t­ifs, il est pos­si­ble de con­stru­ire une grille d’analyse et de pren­dre le recul néces­saire à la recherche des ” atouts et faib­less­es struc­turels “. Pour cha­cun d’en­tre eux, deux natures de questions :
— sont-ils dis­tinc­tifs (spé­ci­fiques à l’en­tre­prise, non copi­ables), trans­pos­ables (uni­versels), pérennes, com­péti­tifs (créa­teurs de valeur) ?
— sont-ils exploita­bles et suff­isam­ment exploités à ce jour ?

2. Met­tre en scène les ” por­teurs de gènes ”

Une vision ne sert à rien si elle n’est pas dif­fusée aux équipes. Mais c’est encore plus vrai dans le cas des act­ifs immatériels. Car l’ob­jec­tif est bien que les sin­gu­lar­ités soient au final incar­nées par les équipes et con­crétisées dans les pro­duits et ser­vices offerts par l’entreprise.

Par exem­ple, Jean-Luc Gar­daz, directeur général de Saint-Gob­ain Weber, explique que c’est la sin­gu­lar­ité du méti­er et de l’or­gan­i­sa­tion de sa société qui per­met de main­tenir son lead­er­ship, alors que ses pro­duits sont si facile­ment copi­ables par ses con­cur­rents. Ses act­ifs immatériels, por­teurs de sin­gu­lar­ité, se for­ment à tra­vers la con­nais­sance intime des besoins de la clien­tèle, de l’évo­lu­tion des tech­niques de la con­struc­tion, de l’évo­lu­tion des habi­tudes d’u­til­i­sa­tion des pro­duits dans leurs appli­ca­tions. Il con­fie aus­si que c’est grâce à une démarche orig­i­nale de l’en­tre­prise que le man­age­ment puis les équipes ont com­pris et por­tent, en interne et aux yeux des clients, les valeurs de la mar­que, les sin­gu­lar­ités du métier.

Une affaire de stratégie mais aussi de dynamique managériale

Si l’on est con­va­in­cu que les act­ifs immatériels représen­tent une force con­sid­érable de sin­gu­lar­ité sur le marché, qu’ils néces­si­tent d’être iden­ti­fiés, exploités, dévelop­pés, en lien avec la stratégie de l’en­tre­prise et la vision de l’équipe dirigeante, il s’ag­it donc de les mesur­er et d’établir les indi­ca­teurs de pilotage appropriés.

Les act­ifs immatériels recè­lent les poten­tial­ités de l’entreprise

Nom­breux sont ceux qui y réfléchissent déjà. L’Ob­ser­va­toire de l’Im­matériel, créé en 2007, s’est d’ailleurs fait une voca­tion de dif­fuser les bonnes pra­tiques en ter­mes de tableau de bord. Mais, là encore plus qu’ailleurs, il est dif­fi­cile de définir les indi­ca­teurs génériques qui con­vien­dront à tous. La valeur du tableau de bord de l’im­matériel se trou­ve dans la bonne adéqua­tion avec la stratégie de l’en­tre­prise et dans l’i­den­ti­fi­ca­tion des ” gènes ” por­teurs de sa singularité.

Dès lors, com­ment provo­quer la prise de con­science col­lec­tive de l’ex­is­tence et de la valeur des act­ifs immatériels ? Com­ment offrir aux man­agers de nou­velles grilles de lec­ture pour qu’ils s’ap­pro­prient de nou­veaux indi­ca­teurs de pilotage ? Les act­ifs immatériels ouvrent un autre champ à explor­er, celui de la dynamique man­agéri­ale à même de faire porter les straté­gies de dif­féren­ci­a­tion par toute l’entreprise.

1. Jack Welch, prési­dent-directeur général de Gen­er­al Elec­tric de 1981 à 2001.

Commentaire

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Ouziel Jackyrépondre
19 février 2019 à 8 h 27 min

Mer­ci de cet arti­cle. Pour quan­ti­fi­er ces Act­ifs immatériels http://www.sharingvalue.fr
Pour ceux et celles qui souhait­ent appro­fondir le sujet, je sig­nale les paru­tions à venir :
N° Spé­cial (fin 02/19) sur les Immatériels pub­lié par la Revue du Financier
Eval­uer le cap­i­tal immatériel des entre­pris­es (04/19) Attali — Bel­langer- Ouziel édité par la Revue Banque

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