L’enseignement supérieur français à l’heure de la mondialisation

Dossier : L'École polytechniqueMagazine N°622 Février 2007
Par Jacques LESOURNE (48)

Un système complexe

Ceux qui réduisent notre enseigne­ment supérieur à deux grands ensem­bles, les uni­ver­sités et les grandes écoles, gom­ment une bonne part de la complexité : 

 il existe au sein de l’u­ni­ver­sité des écoles, notam­ment d’ingénieurs, et des fil­ières d’en­seigne­ment pro­fes­sion­nel comme le droit ;
 les études médi­cales avec notam­ment les CHU con­stituent de fait une enclave fer­mée spécifique ;
• le pre­mier cycle du supérieur est pour une part enseigné dans les lycées, dans les class­es pré­para­toires aux grandes écoles et dans les BTS assez sem­blables aux DUT universitaires ;
 les grandes écoles se scindent certes en ces deux caté­gories prin­ci­pales ; les écoles d’ingénieurs et les écoles de com­merce, mais échap­pent à cette dichotomie l’É­cole nationale d’ad­min­is­tra­tion, l’É­cole des sci­ences poli­tiques, les Écoles nor­males supérieures et enfin les mul­ti­ples écoles internes à la Fonc­tion publique, notam­ment aux Finances, à la Défense nationale et à la Justice ;
• resterait à men­tion­ner les grands étab­lisse­ments comme le Col­lège de France, le Muséum, le Con­ser­va­toire nation­al des arts et métiers (cette liste n’est pas com­plète) régis par des décrets spécifiques.

Seuls des spé­cial­istes — dont je ne suis pas — seraient capa­bles de décrire cet ensem­ble dans les moin­dres détails. 

Cette com­plex­ité se reflète dans la diver­sité des diplômes : aux diplômes LMD désor­mais har­mon­isés au niveau européen se super­posent le titre d’ingénieur réservé aux for­ma­tions homo­loguées par une com­mis­sion, les men­tions « d’an­ciens élèves de tel ou tel étab­lisse­ment » par­fois pres­tigieuses, les diplômes spé­ci­fiques délivrés par des uni­ver­sités ou des étab­lisse­ments publics et privés (diplômes qui se mul­ti­plient puisque, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, cer­tains par­ents préfèrent pour leurs enfants des diplômes à des emplois) et enfin l’ac­ces­sion à un grade ou un titre admin­is­tratif (com­mis­saire de police ou agrégé de let­tres modernes…). 

Un système intimement lié à l’État

Ce sys­tème entre­tient comme il est nor­mal des rela­tions avec l’É­tat, mais elles ne se décrivent pas aisé­ment. Certes, il y a un min­istère de l’É­d­u­ca­tion nationale et en son sein la très puis­sante et con­ser­va­trice Direc­tion générale de l’en­seigne­ment supérieur qui a la tutelle des uni­ver­sités, des grands étab­lisse­ments et de cer­taines grandes écoles. Toute­fois, d’autres min­istères ont aus­si la tutelle d’étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur : la Défense, l’In­dus­trie, l’A­gri­cul­ture, l’Équipement, les Finances, l’In­térieur, la Jus­tice pour ne citer que les prin­ci­paux. Les Cham­bres de com­merce ont aus­si un rôle très act­if dans la créa­tion et la ges­tion d’é­coles, notam­ment d’é­coles commerciales.

À ces tutelles min­istérielles et pour cer­taines grandes écoles s’a­joute une dichotomie entre les étab­lisse­ments qui (en tout ou en par­tie) don­nent accès aux corps de la Fonc­tion publique comme l’E­NA ou l’X et dans ce dernier cas par l’in­ter­mé­di­aire d’é­coles dites d’ap­pli­ca­tion, qui recru­tent directe­ment des élèves qui ne sont pas fonc­tion­naires1.

Toute­fois, il faut ajouter à cette descrip­tion sta­tique les évo­lu­tions prin­ci­pales des dernières décennies : 

 devant l’ac­croisse­ment de l’ef­fec­tif des can­di­dats à l’en­seigne­ment supérieur et pour des raisons d’amé­nage­ment du ter­ri­toire, le nom­bre des uni­ver­sités a aug­men­té et se situe actuelle­ment autour de 90, tan­dis que les grandes écoles gar­dant des tailles mod­estes se sont à la fois dédou­blées ou mul­ti­pliées, au point de dépass­er large­ment la centaine ;
 des ini­tia­tives par­tielles ont vu le jour pour flu­id­i­fi­er le sys­tème. Il est impos­si­ble de les énumér­er mais je cit­erai seule­ment les postes d’en­trée à l’E­NA offerts à des poly­tech­ni­ciens et le recrute­ment d’an­ciens élèves de la rue d’Ulm par le corps des Mines ;
 enfin, il a été recon­nu que tout étab­lisse­ment d’en­seigne­ment supérieur doit com­bin­er, dans des con­di­tions très vari­ables, des mis­sions de trans­fert de con­nais­sances, de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle et de pro­grès des con­nais­sances. Pour être com­plet, il faudrait donc ajouter, aux analy­ses précé­dentes, les don­nées sur les inter­ac­tions entre l’en­seigne­ment supérieur et la recherche. Fortes, avec d’énormes dif­férences de l’une à l’autre, dans les uni­ver­sités. Dévelop­pées plus récem­ment et iné­gale­ment dans les grandes écoles, sauf à l’É­cole des mines de Paris qui, grâce à Pierre Laf­fitte, a joué un rôle précurseur avec la créa­tion d’Armines (d’ailleurs, jusqu’à la dernière loi, à la lim­ite de la légal­ité)2 ;
 mais toutes ces évo­lu­tions n’ont pas mis en cause la con­cep­tion que l’en­seigne­ment supérieur est un ensem­ble qui com­mence juste après le bac­calau­réat et se ter­mine au doc­tor­at. On s’est donc privé des lat­i­tudes qu’avait don­nées une scis­sion entre un pre­mier niveau rel­e­vant de péd­a­go­gies proches du lycée et un sec­ond niveau d’un enseigne­ment supérieur réelle­ment supérieur. 

Un système enraciné dans les valeurs de la société française

Jusqu’à présent, je me suis borné à la présen­ta­tion du sys­tème, mais il faut aller plus loin et abor­der les rela­tions entre l’en­seigne­ment supérieur et les valeurs pro­fondes de la société française. Un guide com­mode à ce sujet est l’ex­cel­lent livre de Philippe d’Irib­arne sur l’Étrangeté française3. Selon lui (je refor­mule avec mes mots), à la dis­pari­tion de la noblesse à la Révo­lu­tion a fait suite une logique de l’hon­neur du citoyen qui jouit d’une égal­ité au sein de laque­lle il jouit d’une lib­erté conçue comme une autonomie, mais tire sa dig­nité d’un statut ou d’un rang attribué en dehors de tout face à face avec l’autorité.

D’où, d’une part, l’im­por­tance des diplômes ou plus générale­ment des qual­i­fi­ca­tions telles qu’elles sont recon­nues dans les con­ven­tions col­lec­tives ou des con­cours de sélec­tion ser­vant générale­ment de base au recrute­ment dans les corps de la Fonc­tion publique. Dans les deux cas, ces deux formes de par­chemins sont cen­sées don­ner à l’employeur pub­lic ou privé une appré­ci­a­tion de la com­pé­tence, bien que cette dernière notion recou­vre un mélange de savoir, de savoir-faire et de com­porte­ment mal éval­ué par les­dits parchemins. 

Ces valeurs influ­en­cent pro­fondé­ment notre sys­tème d’en­seigne­ment supérieur.

His­torique­ment, les grandes écoles nais­sent des besoins mil­i­taires et civils de l’É­tat qui, très tôt avec l’É­cole poly­tech­nique, puis très tard avec l’E­NA, utilise les con­cours ouverts à tous les citoyens pour don­ner accès, sur la base de rangs, aux car­rières de la Fonc­tion publique. Dans ces con­cours, nulle appré­ci­a­tion per­son­nelle des can­di­dats en dehors d’épreuves écrites ou orales qua­si anonymes. Sor­tir des cas­es ini­tiales entre lesquelles ces con­cours dis­tribuent est ensuite très dif­fi­cile à tous les niveaux. J’ai con­nu dans l’étab­lisse­ment d’en­seigne­ment supérieur, dépen­dant du min­istère de l’É­d­u­ca­tion nationale où j’en­seignais, deux secré­taires aux alen­tours de la cinquan­taine, l’une bonne, l’une mau­vaise, la sec­onde ayant un salaire net­te­ment supérieur à la pre­mière car elle avait passé à vingt ans un con­cours auquel la pre­mière n’avait pu se présen­ter. Ayant racon­té cette anec­dote dans un autre arti­cle, un com­men­ta­teur de qual­ité m’a demandé pourquoi la bonne secré­taire ne s’é­tait pas plus tard présen­tée à des con­cours !4

À par­tir du cer­cle ini­tial, les grandes écoles se sont ensuite mul­ti­pliées pour des raisons bien con­nues : sérieux du con­cours d’en­trée, autorité de la direc­tion, cohérence des pro­grammes, homogénéité des pro­mo­tions, lim­i­ta­tion des effec­tifs. En dépit du libre accès aux con­cours, une par­tie de l’opin­ion les con­sid­ère comme peu démoc­ra­tiques dans leur recrute­ment, trop hiérar­chiques dans leur ges­tion et octroy­ant des priv­ilèges discutables. 

En dehors des écoles qui ont aug­men­té leur nom­bre et accru leurs effec­tifs, la demande d’en­seigne­ment supérieur trou­ve son aboutisse­ment nor­mal dans l’u­ni­ver­sité perçue dans un cadre de référence tout dif­férent, celui de l’aboutisse­ment d’une édu­ca­tion qui com­mence à la mater­nelle et se ter­mine au doctorat.

Et c’est bien ain­si qu’a évolué l’ensem­ble de l’É­d­u­ca­tion nationale à par­tir de la général­i­sa­tion de l’en­seigne­ment pri­maire avec Jules Fer­ry, l’ex­plo­sion de l’en­seigne­ment sec­ondaire après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, la créa­tion du col­lège unique, l’ac­ces­sion au bac­calau­réat de la grande majorité d’une classe d’âge et le développe­ment à l’autre extrémité de l’é­cole mater­nelle. Cette évo­lu­tion s’est pro­duite au nom d’idéaux d’é­gal­ité et de démoc­ra­tie, don­nant le droit à tous les bache­liers de s’in­scrire à l’u­ni­ver­sité, même si le sys­tème a tou­jours insi­dieuse­ment favorisé la fil­ière de l’en­seigne­ment général clas­sique. En fin de course, les uni­ver­sités ont vu leur nom­bre attein­dre env­i­ron 90 avec beau­coup d’é­tu­di­ants dans la « salle des pas per­dus » du pre­mier cycle où le taux d’échec est naturelle­ment élevé. Égales en droit, très dif­férentes en réal­ité, ces uni­ver­sités souf­frent de la faib­lesse de leur gou­ver­nance, de la rigid­ité des statuts de leurs corps enseignants, de la faib­lesse de leurs moyens financiers, de l’im­age con­fuse du titre de doc­teur dans les entre­pris­es. C’est pour­tant en leur sein que se trou­ve une grande par­tie des lab­o­ra­toires français de répu­ta­tion inter­na­tionale. Dans les lim­ites per­mis­es par leur car­can admin­is­tratif, des ini­tia­tives nom­breuses et heureuses s’y dévelop­pent et il ne faut pas oubli­er que la crise du CPE n’a été provo­quée, en moyenne, que par une petite minorité d’étudiants.

Mais n’ou­blions jamais le para­doxe du diplôme actuelle­ment en France : ne pas en avoir est un lourd désa­van­tage, mais en avoir un a de moins en moins d’im­por­tance, sauf pour des diplômes de haute qualification. 

Après ce rap­pel sans nuances exces­sives, il est pos­si­ble d’abor­der les deux ques­tions que pose à ce sys­tème la mon­di­al­i­sa­tion. Je com­mencerai par la seconde. 

Un système peu lisible hors de nos frontières

Dans le monde entier, l’im­age sim­pli­fiée du sys­tème jugé idéal d’en­seigne­ment supérieur est celui de la grande uni­ver­sité d’en­seigne­ment et de recherche abon­dam­ment pourvue de fonds publics et privés et l’on cite MIT, Stan­ford, Oxford, Cam­bridge, tan­dis que le diplôme le plus val­orisé est le doc­tor­at. Et l’on se réfère au classe­ment de Shang­hai où les étab­lisse­ments français sont soit absents de la liste, soit cités à des rangs médiocres (comme l’É­cole poly­tech­nique). De nom­breuses cri­tiques peu­vent être faites à ce réper­toire qui, obnu­bilé par les étoiles, sen­si­ble au pres­tige des États-Unis et influ­encé par la dom­i­na­tion de l’anglais, traduit de manière un peu car­i­cat­u­rale la réalité. 

Il n’en reste pas moins que l’en­seigne­ment supérieur dont la struc­ture ne se com­prend que par référence à notre his­toire nationale est peu lis­i­ble et donc peu com­préhen­si­ble pour des étrangers. Les prési­dents d’u­ni­ver­sité et les directeurs des grandes écoles en sont con­scients. La loi d’avril 2006 offre à ce sujet, en dépit de ses ambiguïtés et de ses insuff­i­sances, de nom­breuses pos­si­bil­ités dont il est essen­tiel que les acteurs se sai­sis­sent (pôles de com­péti­tiv­ité, PRES, Insti­tuts Carnot, RTRA). Reste à réformer la gou­ver­nance des uni­ver­sités et à per­me­t­tre à leurs prési­dents de négoci­er leurs mis­sions avec les enseignants-chercheurs sans s’en tenir à la con­ven­tion d’un temps répar­ti par moitié entre l’en­seigne­ment et la recherche.

On peut en atten­dre à terme l’émer­gence de grandes uni­ver­sités, un développe­ment de la recherche dans les plus pres­tigieuses des grandes écoles et l’ap­pari­tion d’ac­cords faisant émerg­er des pôles régionaux inter­na­tionale­ment visibles. 

La compétitivité internationale des diplômés français de l’enseignement supérieur

Je ter­min­erai par la pre­mière ques­tion, celle sur la com­péti­tiv­ité inter­na­tionale de nos diplômés de l’en­seigne­ment supérieur. La ques­tion est déli­cate. Faute de don­nées pré­cis­es, je me bornerai, avec l’hu­mil­ité que cette sit­u­a­tion impose, à présen­ter les quelques con­jec­tures que me sug­gèrent mes observations. 

Au niveau élevé des « post­docs » en sci­ences de la matière et de la vie et des écon­o­mistes ayant aus­si une for­ma­tion sci­en­tifique, on ne peut que con­stater que leur sont ouverts les cen­tres de recherche inter­na­tionaux d’ex­cel­lence. De même, les meilleurs élèves des grandes écoles sem­blent très appré­ciés des multi­na­tionales, notam­ment, selon cer­tains dirigeants, grâce à leur ouver­ture multiculturelle.

Il faut saluer l’ef­fort de beau­coup de grandes écoles pour aider leurs élèves à pass­er une année à l’é­tranger, soit ajoutée, soit inté­grée à leur cur­sus. Les écoles en général attachent à juste titre de l’im­por­tance à l’ap­pren­tis­sage des langues. À cet égard, la sit­u­a­tion me paraît beau­coup moins sat­is­faisante dans l’u­ni­ver­sité où la for­ma­tion en langues est mar­ginale (sauf naturelle­ment lorsqu’elle con­stitue le cœur de la spécialisation).

Une fois adap­tés au sys­tème, LMD, DTS et DUT devraient con­tin­uer à rem­plir leur rôle. Reste, à mon avis, la grande faib­lesse du DEUG, ce pre­mier cycle uni­ver­si­taire que l’on aurait pu détach­er de l’u­ni­ver­sité pro­pre­ment dite comme le « Col­lège » améri­cain, et ori­en­ter vers un com­plé­ment de for­ma­tion pluridis­ci­plinaire avec des méth­odes péd­a­gogiques plus proches de celles des lycées (ce qui sup­pose naturelle­ment un finance­ment adéquat).

L’autre défi­cience majeure de l’É­d­u­ca­tion nationale française con­cerne les fil­ières tech­nologiques et pro­fes­sion­nelles du sec­ondaire. Cette défi­cience a des caus­es his­toriques et cul­turelles pro­fondes et anci­ennes. Elle ne se comble que lente­ment car elle se heurte à des résis­tances soci­ologiques et psy­chologiques à la lim­ite du conscient.

Il ne m’é­tait pas demandé de par­ler de l’É­cole poly­tech­nique qui me sem­ble aujour­d’hui appa­raître dans le monde comme une bril­lante excep­tion, respec­tée, mais ne con­sti­tu­ant en rien, même avec ses écoles satel­lites, un mod­èle exportable.

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1. On com­prend l’é­ton­nement des Sué­dois lorsqu’ils ont décou­vert que Mau­rice Allais, seul prix Nobel français de sci­ences économiques, enseignait à l’É­cole des mines de Paris.
2. Voir sur ces sujets : Jacques Lesourne, Alain Bra­vo et Denis Ran­det (sous la direc­tion de) ; Avenirs de la recherche et de l’in­no­va­tion en France, la Doc­u­men­ta­tion française 2004 et Jacques Lesourne et Denis Ran­det (sous la direc­tion de), La recherche et l’in­no­va­tion en France, Futuris 2006, Odile Jacob.
3. Philippe d’Irib­arne, l’É­trangeté française, Seuil 2006.
4. J. Lesourne : Pourquoi est-il si dif­fi­cile de réformer en France ? Com­men­taires, 115, 2006.

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