La mondialisation : un choix dangereux ?

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998
Par Jean-Pierre GÉRARD (60)

Si Flaubert devait aujour­d’hui com­pléter le Dic­tio­n­naire des idées reçues par un arti­cle “mon­di­al­i­sa­tion”, on pour­rait peut-être lui sug­gér­er la déf­i­ni­tion suiv­ante : “tout à la fois une fatal­ité et une chance”.

Mais, quitte à décevoir les Bou­vard et Pécuchet de la mon­di­al­i­sa­tion, rien n’est pour­tant moins sûr. Elle est surtout un choix dan­gereux pour l’emploi, et pour la cohé­sion sociale. Elle est un choix dan­gereux pour l’avenir de notre pays.

Qu’elle soit une chance pour les plus rich­es et les plus adapt­a­bles ou ceux qui béné­fi­cient encore d’une sit­u­a­tion per­son­nelle priv­ilégiée, cela ne fait pas l’om­bre d’un doute, mais qu’elle ne le soit pas pour ceux qui ont un apport estimé trop faible par le marché, ceux qui ne sont pas pro­tégés ou dont le tra­vail peut être trou­vé ailleurs à meilleur compte, c’est du domaine des certitudes.

Quant à la fatal­ité de la mon­di­al­i­sa­tion, elle est tout aus­si con­testable. Elle l’est comme de dévaler une pente en roue libre quand on a décidé de ne pas utilis­er son moteur. Elle résulte de choix poli­tiques effec­tués dans le monde depuis une quin­zaine d’an­nées tant au plan nation­al qu’in­ter­na­tion­al. Il dépend des déci­sions poli­tiques qu’elle se pour­suive de façon non maîtrisée.

La mon­di­al­i­sa­tion n’est pas une fatal­ité, elle est surtout une poli­tique. L’in­con­vénient est que l’on se refuse à la présen­ter comme telle alors qu’il existe encore des marges de choix.

Les grands boule­verse­ments du monde sont démo­graphiques, cul­turels et tech­nologiques. Les évo­lu­tions démo­graphiques font déjà sen­tir leurs effets économiques : déplace­ment du cen­tre de grav­ité de l’ac­tiv­ité économique. Les évo­lu­tions cul­turelles et religieuses out­re qu’elles auront des con­séquences poli­tiques influ­ent sen­si­ble­ment sur l’ac­tiv­ité économique. Les deux actes économiques majeurs, l’échange et l’in­vestisse­ment, ont tous deux une sig­ni­fi­ca­tion et un socle cul­turels. Que serait l’échange sans une con­fi­ance insti­tu­tion­nelle­ment organ­isée ? Qu’est l’in­vestisse­ment sans une cer­taine con­cep­tion des rap­ports du présent et de l’avenir et donc du monde ? Or le moins qu’on puisse dire est que les reli­gions et les cul­tures n’ont pas sur ces prob­lèmes les mêmes valeurs, et il devient à tout le moins hasardeux de faire dépen­dre notre avenir de nations aux valeurs différentes.

La tech­nolo­gie vien­dra trans­former les con­di­tions de notre organ­i­sa­tion sociale, et par­ticipera à la struc­tura­tion des sociétés et des nations du XXIe siè­cle. L’abaisse­ment fan­tas­tique du coût de l’in­for­ma­tion trans­formera rad­i­cale­ment la notion d’échange, la nature des pro­duits et leur commercialisation.

Jusqu’à présent le coût de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion avait lim­ité les ten­dances à la glob­al­i­sa­tion et à l’or­gan­i­sa­tion mon­di­ales des struc­tures. Le F.M.I., l’ONU, le GATT, mal­gré leur voca­tion mon­di­ale, restaient large­ment des organ­i­sa­tions nationales ou régionales. L’abaisse­ment du coût de l’in­for­ma­tion rend pos­si­ble l’ex­is­tence d’ensem­bles plus vastes et peut enfin être util­isé par cer­tains pays comme moyen de puis­sance. Ces forces poussent à la glob­al­i­sa­tion et à la mon­di­al­i­sa­tion et font croire à leur car­ac­tère inéluctable.

Mais dans le même temps, d’autres élé­ments sont des fac­teurs d’é­clate­ment. Les démo­gra­phies et leurs con­séquences dif­féren­ciées selon les pays du monde, les reli­gions, les cul­tures, les his­toires, et les nations, en font par­tie, fac­teurs d’é­clate­ment entre les manières de voir, de prévoir, de faire et d’échang­er qui sont tout le fonde­ment de l’é­conomie, des mis­es en cause des sol­i­dar­ités, qui sont la base des organ­i­sa­tions économiques et sociales, de rup­ture de con­trats soci­aux, dont on ne peut nier la diver­sité, même au sein de l’Europe.

Con­traire­ment à l’af­fir­ma­tion répan­due, le choix est pour­tant encore pos­si­ble. L’Eu­rope échange avec l’ex­térieur env­i­ron 11 % à 12 % de son P.I.B. con­solidé, les États-Unis env­i­ron 8 %. À quel niveau se situe la dépen­dance ? Un chiffre glob­al et isolé de son con­texte n’au­rait pas grande sig­ni­fi­ca­tion, mais on peut estimer non souhaitable de dépass­er les 15 % du P.I.B. Et il est vraisem­blable égale­ment que la présence de cer­taines activ­ités est égale­ment indispensable.

La con­clu­sion est sim­ple et il faut que la France fasse son choix. C’est actuelle­ment que s’ef­fectuent et que devront se met­tre en place les struc­tures de l’or­gan­i­sa­tion économique du monde, struc­ture de libéral­i­sa­tion sous dom­i­na­tion améri­caine ou struc­ture par grandes régions du monde. Ce débat, étrange­ment, n’a pas eu lieu. Il est cepen­dant néces­saire et devrait struc­tur­er les forces poli­tiques plus encore que les anciens cli­vages. La réponse qui sera don­née con­di­tionne l’or­gan­i­sa­tion économique, la vie des entre­pris­es et leur survie, elle con­di­tionne aus­si l’or­gan­i­sa­tion sociale.

Seule l’or­gan­i­sa­tion région­al­isée du monde con­stitue une réponse sat­is­faisante à toutes les ques­tions et le terme de mon­di­al­i­sa­tion ne cor­re­spond aujour­d’hui qu’à un aligne­ment sans faille sur les États-Unis.

Les études économiques et soci­ologiques ont démon­tré que l’ef­fi­cac­ité de l’or­gan­i­sa­tion sociale et économique dépendait large­ment du car­ac­tère répéti­tif de la rela­tion économique. Le nomadisme pousse à des straté­gies de cav­a­lier seul qui ne favorisent ni la sta­bil­ité des échanges ni leur pro­grès. En revanche la séden­tari­sa­tion favorise le développe­ment économique grâce au haut niveau de con­fi­ance acquis. La con­fi­ance, base même de l’échange et fonde­ment du futur, ne peut être acquise que par la répéti­tion des rela­tions économiques.

La mon­di­al­i­sa­tion des com­mu­ni­ca­tions et de l’in­for­ma­tion pousse au nomadisme cul­turel, et à des straté­gies certes fructueuses pour cer­tains, mais dom­mage­ables à la col­lec­tiv­ité. La mon­di­al­i­sa­tion nous con­duira à une organ­i­sa­tion économique éclatée, à des activ­ités non maîtris­ables, la grande crim­i­nal­ité par exem­ple, et même à des entre­pris­es moins per­for­mantes car soumis­es à des typhons économiques plus fréquents et violents.

Mais surtout la mon­di­al­i­sa­tion con­di­tionne l’or­gan­i­sa­tion sociale et l’avenir même de nos sociétés. Pourquoi tant d’ex­clus aujour­d’hui, pourquoi tant d’in­sat­is­fac­tion ? Certes la mon­di­al­i­sa­tion n’est pas la cause de tout. Nous le devons égale­ment à notre faible capac­ité d’adap­ta­tion. Cepen­dant il faut dénon­cer une inco­hérence patente entre les objec­tifs de poli­tiques économiques accep­tés — l’eu­ro, l’ou­ver­ture des fron­tières com­mer­ciales et l’ou­ver­ture des fron­tières finan­cières — et les objec­tifs énon­cés explicite­ment de poli­tique sociale, d’in­ser­tion, d’emploi et de réduc­tion des iné­gal­ités, con­tra­dic­tion qui paraît ne pas effleur­er l’e­sprit de la plu­part des respon­s­ables politiques.

La région­al­i­sa­tion du monde par grandes régions est la seule réponse accept­able. C’est la seule qui per­me­tte d’as­sur­er la cohé­sion sociale, c’est la seule qui assure l’indis­pens­able sta­bil­ité finan­cière de la planète. L’Eu­rope doit être et peut être une de ces grandes régions, encore faut-il pren­dre les dis­po­si­tions néces­saires pour qu’il en soit ain­si, et que les forces de cohé­sion l’emportent sur les forces d’é­clate­ment, pour que la con­struc­tion européenne soit réelle­ment celle qui est souhaitée par les peu­ples de la vieille Europe.

Tout se passe comme si on s’ingé­ni­ait à faire le con­traire de ce que souhait­ent les pop­u­la­tions des nations. Les Français, comme d’ailleurs la plu­part des autres peu­ples européens, veu­lent bien con­stru­ire l’Eu­rope, mais ne veu­lent pas se dis­soudre dans l’Eu­rope. Ils souhait­eraient majori­taire­ment donc que la con­struc­tion poli­tique de l’Eu­rope se fasse de manière décen­tral­isée, et donc avec une approche très con­fédérale. Or, mal­gré tous les beaux principes énon­cés dans Maas­tricht ou Ams­ter­dam, et notam­ment le principe de sub­sidiar­ité, le fédéral­isme le plus exigeant est en marche. Il avance masqué par des mots vidés de leur sens, par une réal­ité tou­jours plus oppres­sante et fédéral­isante, soutenue par une admin­is­tra­tion acquise au fédéral­isme et souhai­tant — comme elle l’a tou­jours fait — ” dicter ” au peu­ple ce qui est bon pour lui.

Le trip­tyque, euro, libre cir­cu­la­tion des cap­i­taux, libre cir­cu­la­tion des biens et ser­vices, pour­suiv­ra et aggrav­era la sit­u­a­tion actuelle de l’emploi. L’eu­ro, et c’est un bien, engen­dr­era des gains de pro­duc­tiv­ité, du tra­vail et du cap­i­tal con­sid­érable ; la libre cir­cu­la­tion des cap­i­taux ain­si que des biens et ser­vices aggrav­era encore le phénomène de la délo­cal­i­sa­tion des cap­i­taux ain­si libérés, puisqu’il est pos­si­ble de faire à Pékin ou Hanoï aus­si bien qu’à Paris et moins cher, et si nous n’y prenons garde le chô­mage explosera avec l’avène­ment de l’eu­ro. Les sol­i­dar­ités sociales seront appelées à jouer et comme il serait éton­nant que les gag­nants soient dans le même pays d’Eu­rope que les per­dants, les trans­ferts budgé­taires d’É­tat à État devront aug­menter, sauf à ce que des antag­o­nismes intereu­ropéens men­a­cent la con­struc­tion même de l’Europe.

Si l’on veut amélior­er la sit­u­a­tion de l’emploi, il faut s’af­franchir au moins de l’une des trois con­traintes. L’eu­ro est une néces­sité pour que l’Eu­rope par­ticipe à l’or­gan­i­sa­tion du sys­tème moné­taire mon­di­al. La libre cir­cu­la­tion des cap­i­taux est aus­si une exi­gence au moins pour deux raisons. Elle seule autorise le développe­ment des pays sous-dévelop­pés en offrant des finance­ments adap­tés à leurs économies (ren­dant en cela caduques les aides publiques mal adap­tées, mal conçues et sou­vent détournées). Par ailleurs, ce développe­ment est sans doute à terme, si les pays maîtrisent leurs prob­lèmes de crois­sance (plus faciles que gér­er le déclin), le meilleur garant de la paix mondiale.

Le monde s’est con­stru­it sur les nations, et sur leur con­struc­tion patiente. Nous voudri­ons qu’en moins d’un demi-siè­cle, nous pas­sions de ce monde des nations, à un monde totale­ment unifié. La mon­di­al­i­sa­tion, qui nous est pro­posée, c’est la coloni­sa­tion économique améri­caine et une cer­taine dom­i­na­tion des modes de vie, de pen­sée, et d’ex­pres­sion. Con­stru­isons notre avenir européen, sans brûler les étapes, sur la volon­té et la cul­ture com­munes. Notre avenir ne se con­stru­ira pas avec d’autres qui sauront le jour venu être aus­si égoïstes que nous l’avons été à Munich ; notre avenir doit nous appartenir, pour l’emploi et la cohé­sion sociale, mais aus­si pour la vital­ité et la puis­sance de notre pays.

La seule con­trainte sus­cep­ti­ble d’être allégée est donc celle résul­tant de la libre cir­cu­la­tion des biens et ser­vices. Il faut donc en revenir à une véri­ta­ble préférence com­mu­nau­taire, et faire en sorte que l’U­nion européenne cesse d’être la pas­soire com­mer­ciale qu’elle est depuis main­tenant vingt ans. Il s’ag­it, en somme, d’être aus­si libéral que les États-Unis ou le Japon, pour ne pas par­ler de la Chine ou de l’Inde.

La région­al­i­sa­tion du monde doit égale­ment être moné­taire. Si nous conser­vons le principe de la libre cir­cu­la­tion des cap­i­taux, car elle nous sem­ble essen­tielle à l’avenir de la paix dans le monde, nous ne pou­vons pas accepter de créer toutes les con­di­tions de la prop­a­ga­tion des déséquili­bres et de l’ap­pli­ca­tion de la théorie des domi­nos. Les grandes crises moné­taires de ces dernières années, Mex­ique, Asie, mon­trent que les mon­tants mis en jeu par le F.M.I. sont chaque fois plus impor­tants. Le F.M.I. ne peut pas jouer indéfin­i­ment à guichets ouverts et les con­tribuables des pays les plus impor­tants s’y refuseront.

Il faut donc organ­is­er des sys­tèmes régionaux, et créer des fonds moné­taires régionaux, sous l’égide ou non du F.M.I., qui ver­rait se réduire son action de prox­im­ité, mais s’ac­croître sa fonc­tion de con­trôle et coor­di­na­tion. Entre grandes régions du monde, il faut inven­ter des sys­tèmes de cloi­son­nement qui inter­dis­ent la prop­a­ga­tion des crises, et surtout qui don­nent les délais indis­pens­ables aux mécan­ismes de sauve­tage. Il faut donc avoir des mon­naies et des taux de change régionaux.

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