La prolifération dans une économie en voie de mondialisation

Dossier : ÉnergiesMagazine N°601 Janvier 2005
Par Georges Le GUELTE

Dans les der­nières années du XXe siècle, le risque de pro­li­fé­ra­tion nucléaire sem­blait écar­té, et même les essais indiens et pakis­ta­nais, en 1998, n’en­ta­maient pas cet opti­misme. Comme celui d’Is­raël, les arse­naux de l’Inde et du Pakis­tan avaient été réa­li­sés dans des cir­cons­tances his­to­riques anciennes qui ne se repro­dui­raient pas. Le Trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion (TNP), pro­ro­gé en 1995 pour une période indé­fi­nie, était en effet deve­nu uni­ver­sel. Or il pré­voit que tous les signa­taires, s’ils n’ont pas fait explo­ser un engin avant le 1er jan­vier 1967, s’en­gagent à ne pas essayer de se pro­cu­rer d’armes nucléaires, et à pla­cer toutes leurs ins­tal­la­tions sous le contrôle de l’A­gence inter­na­tio­nale de l’éner­gie ato­mique. Il n’est plus pos­sible désor­mais de s’é­qui­per sans vio­ler ses obli­ga­tions internationales.

Pour­tant, à la fin de l’é­té 2002, le monde appre­nait coup sur coup que l’I­ran et la Corée du Nord avaient acquis, avec l’aide du Pakis­tan, les moyens d’en­ri­chir de l’u­ra­nium1 par cen­tri­fu­ga­tion. Et à la fin de l’an­née 2003, la Libye renon­çait aux pro­jets nucléaires qu’elle avait lan­cés. Le prin­ci­pal arti­san de ces trois opé­ra­tions était le « père » de la bombe pakis­ta­naise, Abdul Kha­der Khan. Les pro­cé­dés qu’il a uti­li­sés pour pro­cu­rer à ces trois pays, dans le plus grand secret, les connais­sances et les équi­pe­ments dont ils avaient besoin, ont fait entrer la pro­li­fé­ra­tion dans une phase nou­velle, et les moyens uti­li­sés jus­qu’à pré­sent pour la com­battre risquent de deve­nir dan­ge­reu­se­ment inefficaces. 

Les nouveaux proliférateurs

Selon les infor­ma­tions dis­po­nibles dans la lit­té­ra­ture ouverte, la construc­tion en Iran d’ins­tal­la­tions qui n’a­vaient pas été décla­rées à l’A­gence inter­na­tio­nale de l’éner­gie ato­mique (AIEA) a été révé­lée au cours de l’é­té 2002. Depuis lors, l’A­gence a pu en faire un inven­taire beau­coup plus com­plet. Elles com­prennent toute la pano­plie des acti­vi­tés néces­saires à un pro­gramme mili­taire, depuis l’ex­trac­tion de mine­rai d’u­ra­nium jus­qu’à la construc­tion d’une usine d’eau lourde pour un réac­teur plu­to­ni­gène qui doit être réa­li­sé à Arak, en pas­sant par l’ex­pé­ri­men­ta­tion des méthodes d’ex­trac­tion du plu­to­nium, et par des recherches sur l’en­ri­chis­se­ment de l’u­ra­nium par laser. Les Ira­niens étu­diaient l’en­ri­chis­se­ment par cen­tri­fu­ga­tion2 depuis de nom­breuses années et leurs tra­vaux ont fait des pro­grès déci­sifs lors­qu’ils ont reçu d’Ab­dul Kha­der Khan les plans des pre­mières cen­tri­fu­geuses uti­li­sées pour l’u­sine pakis­ta­naise de Kahu­ta. Actuel­le­ment, l’I­ran dis­pose à Ispa­han d’une usine de conver­sion de l’u­ra­nium en hexa­fluo­rure3, le com­po­sé gazeux néces­saire aux opé­ra­tions d’en­ri­chis­se­ment. Une usine située près de Téhé­ran, la Kalaye Elec­tric Com­pa­ny, fabrique les cen­tri­fu­geuses ; l’u­sine de cen­tri­fu­ga­tion est située à Natanz, où ont déjà été pro­duites de petites quan­ti­tés d’u­ra­nium enri­chi à 36 %. 

Il était connu, depuis 1992, que la Corée du Nord dis­pose des ins­tal­la­tions néces­saires pour se pro­cu­rer du plu­to­nium mili­taire, mais aucune indi­ca­tion confir­mée ne per­met de savoir quelle quan­ti­té de plu­to­nium a déjà été extraite, ni si un ou plu­sieurs engins explo­sifs ont été fabri­qués. L’élé­ment nou­veau est que les Nord-Coréens ont échan­gé avec le Pakis­tan les tech­niques d’en­ri­chis­se­ment de l’u­ra­nium par cen­tri­fu­ga­tion, ain­si que quelques cen­tri­fu­geuses, contre les connais­sances concer­nant la construc­tion de mis­siles balis­tiques et un mis­sile de type No Dong. L’é­change aurait com­men­cé en 1987, et la CIA en avait soup­çon­né l’exis­tence ; l’in­for­ma­tion semble avoir été confir­mée à l’au­tomne 2002 par Abdul Kha­der Khan, qui aurait été l’ar­ti­san de ce troc. Il n’existe cepen­dant aucune indi­ca­tion per­met­tant de savoir si la Corée du Nord a les moyens maté­riels de fabri­quer d’autres cen­tri­fu­geuses, ni si elle a entre­pris la construc­tion d’une usine d’enrichissement. 

Les ten­ta­tives de la Libye consti­tuent, plus que celles de la Corée du Nord ou de l’I­ran, une rup­ture pro­fonde avec les pro­cé­dés employés dans le pas­sé par d’autres États. Au moment où le colo­nel Kha­da­fi déci­dait d’a­ban­don­ner ses pro­grammes d’armes non conven­tion­nelles, la Libye avait ache­té 4 000 cylindres de cen­tri­fu­geuses. L’o­pé­ra­tion avait été coor­don­née par le Pakis­ta­nais Abdul Kha­der Khan, qui four­nis­sait les connais­sances tech­niques et assu­rait la direc­tion du pro­jet, assis­té par un inter­mé­diaire d’o­ri­gine sri-lan­kaise, éga­le­ment implan­té en Malai­sie et au Qatar. Les équi­pe­ments avaient été fabri­qués en Malai­sie, sous la super­vi­sion d’un ingé­nieur suisse ; ils avaient été envoyés vers les Émi­rats arabes unis, d’où ils devaient être réex­pé­diés vers la Libye à bord d’un car­go alle­mand. D’autres com­po­sants avaient été ache­tés auprès d’en­tre­prises euro­péennes ou sud-afri­caines, des tech­ni­ciens libyens ont été for­més en Espagne, deux tonnes d’u­ra­nium auraient été livrées par la Corée du Nord, et la tech­nique de fabri­ca­tion de l’hexa­fluo­rure d’u­ra­nium a été com­mu­ni­quée par une firme japo­naise. Des socié­tés-écrans ont été créées pour dis­si­mu­ler le plus pos­sible les des­ti­na­taires finals, et des expé­di­tions ont été faites par l’in­ter­mé­diaire de plates-formes de tran­sit, comme Dubaï, où les trans­ferts sont peu sur­veillés, et d’où les mar­chan­dises peuvent être réorien­tées vers un des­ti­na­taire autre que celui qui appa­rais­sait à l’o­ri­gine. Il faut ajou­ter que les ins­pec­teurs de l’AIEA ont retrou­vé en Libye les plans d’une arme nucléaire expé­ri­men­tée par la Chine en 1984, et trans­mis au Pakis­tan l’an­née suivante. 

La part pré­pon­dé­rante prise par Khan dans ces trois affaires rap­pelle la façon dont le Pakis­tan a pu s’é­qui­per dans les années 1980. Abdul Kha­der Khan, ingé­nieur métal­lur­giste, a été recru­té en 1972 par un sous-trai­tant du consor­tium anglo-ger­ma­no-néer­lan­dais URENCO, et en 1974, il avait un bureau dans l’u­sine de cen­tri­fu­ga­tion d’Al­me­lo, aux Pays-Bas, qui pro­dui­sait de l’u­ra­nium fai­ble­ment enri­chi des­ti­né aux réac­teurs élec­tro­nu­cléaires du monde entier. En 1976, Khan rega­gnait le Pakis­tan en empor­tant les plans des cen­tri­fu­geuses et de l’ins­tal­la­tion, ain­si que la liste des four­nis­seurs des équi­pe­ments les plus sen­sibles . Il était alors char­gé de construire et de faire fonc­tion­ner l’u­sine de Kahu­ta, d’où est sor­ti l’u­ra­nium enri­chi des pre­mières bombes pakistanaises. 

Le recours à l’en­ri­chis­se­ment de l’u­ra­nium par cen­tri­fu­ga­tion, le rôle joué par des entre­prises euro­péennes évoquent le pro­gramme nucléaire clan­des­tin décou­vert en Irak en 1991. À par­tir de 1983, l’I­rak a entre­pris la construc­tion d’une usine de cen­tri­fu­ga­tion, pour laquelle il a été aidé par deux ingé­nieurs alle­mands tra­vaillant dans une entre­prise qui fabri­quait des cen­tri­fu­geuses pour URENCO. Le gou­ver­ne­ment ira­kien a été le prin­ci­pal coor­don­na­teur du pro­jet, il a essayé de réa­li­ser son pro­gramme le plus pos­sible en autar­cie, tout en créant des socié­tés-écrans pour ache­ter, sur­tout en Europe occi­den­tale, ce qui ne pou­vait pas être fabri­qué sur place. Dans le cas de la Libye, au contraire, le pou­voir poli­tique s’est conten­té d’or­don­ner et de finan­cer, les achats et leur ache­mi­ne­ment vers Tri­po­li étant orga­ni­sés par Khan et son réseau. C’est une inno­va­tion capitale. 

De nouvelles réalités techniques et industrielles

Les moyens employés par ces cinq pays sont lar­ge­ment dus à des bou­le­ver­se­ments tech­niques, indus­triels, ins­ti­tu­tion­nels, sur­ve­nus à par­tir du milieu des années 1970. Jusque-là aucun pays n’u­ti­li­sait l’en­ri­chis­se­ment par cen­tri­fu­ga­tion, que ce soit pour des usages civils ou pour des appli­ca­tions mili­taires. Les pro­grès réa­li­sés vers 1975 dans l’emploi de nou­veaux maté­riaux ont per­mis de fabri­quer des cylindres capables de tour­ner à très grande vitesse sans être trop fré­quem­ment dété­rio­rés. Le pro­cé­dé de l’ul­tra­cen­tri­fu­ga­tion sor­tait de la phase expé­ri­men­tale, et à par­tir de cette date, toutes les usines civiles et la plu­part des ins­tal­la­tions des­ti­nées à des acti­vi­tés illi­cites ont uti­li­sé cette tech­nique. Or les cylindres de cen­tri­fu­geuses ont des dimen­sions réduites, per­met­tant des tra­fics clan­des­tins très dif­fi­ciles à déce­ler, comme l’ont mon­tré les images, dif­fu­sées par toutes les télé­vi­sions, des tubes d’a­lu­mi­nium trou­vés en Irak, dont la CIA affir­mait qu’ils étaient des­ti­nés à la fabri­ca­tion de cen­tri­fu­geuses, et dont l’AIEA et le minis­tère amé­ri­cain de l’Éner­gie ont démon­tré qu’ils ne pou­vaient ser­vir à cet usage, et qu’ils devaient ser­vir à fabri­quer des tubes lance-roquettes. 

À ces chan­ge­ments tech­niques, des bou­le­ver­se­ments indus­triels se sont ajou­tés à peu près à la même époque. Pen­dant long­temps, il était acquis que seuls les pays indus­triels les plus avan­cés étaient capables de fabri­quer les élé­ments cru­ciaux des acti­vi­tés nucléaires. Pour évi­ter des expor­ta­tions dan­ge­reuses, il suf­fi­sait de réunir les pays tra­di­tion­nel­le­ment indus­tria­li­sés en un « Groupe des four­nis­seurs nucléaires », qui a dres­sé une liste, régu­liè­re­ment mise à jour, des équi­pe­ments sen­sibles, dont l’ex­por­ta­tion exige une licence enga­geant la res­pon­sa­bi­li­té de l’É­tat expor­ta­teur. Le méca­nisme était fon­dé sur la convic­tion qu’au­cun pro­li­fé­ra­teur ne pour­rait s’ap­pro­vi­sion­ner en dehors des membres du Groupe, et si les pays res­pec­tables contrô­laient rigou­reu­se­ment leurs expor­ta­tions, toute fraude serait impos­sible. Cette croyance était assez conforme aux réa­li­tés indus­trielles de l’époque. 

Cepen­dant, dans les années 1980, l’é­vo­lu­tion de l’é­co­no­mie mon­diale a bou­le­ver­sé la géo­gra­phie indus­trielle. Pour réduire les coûts de pro­duc­tion, les entre­prises mul­ti­na­tio­nales ont délo­ca­li­sé leurs acti­vi­tés vers des pays d’A­mé­rique latine, et sur­tout d’A­sie. Ce sont d’a­bord les indus­tries lourdes qui ont été tou­chées, et de plus en plus, dans les années 1990, les indus­tries de pointe. La main-d’œuvre de ces États a peu à peu acquis une expé­rience impor­tante dans le trai­te­ment de maté­riaux nou­veaux, la fabri­ca­tion d’é­qui­pe­ments très déli­cats, et le res­pect de spé­ci­fi­ca­tions rigoureuses. 

À cette date, le déve­lop­pe­ment des acti­vi­tés mili­taires du Pakis­tan n’a pas sur­pris puisque, appa­rem­ment, les équi­pe­ments les plus sen­sibles avaient été impor­tés d’Eu­rope de l’Ouest. Lorsque le pro­gramme ira­kien a été décou­vert en 1991, beau­coup de spé­cia­listes de l’in­dus­trie nucléaire ont appris avec stu­pé­fac­tion que les Ira­kiens étaient en train de construire à Al Furat une usine de fabri­ca­tion de cen­tri­fu­geuses. L’I­ran, après avoir acquis quelques cen­tri­fu­geuses au Pakis­tan, construit aujourd’­hui sa propre usine près d’Is­pa­han. Et il aurait été impen­sable, il y a une ving­taine d’an­nées, que les équi­pe­ments des­ti­nés à la Libye soient fabri­qués en Malai­sie. Aucun de ces nou­veaux pays indus­triels n’est membre du Groupe des expor­ta­teurs nucléaires, bon nombre d’entre eux sont sou­mis à des régimes où la régle­men­ta­tion peut être pri­mi­tive, et les admi­nis­tra­tions inex­pé­ri­men­tées, insuf­fi­sam­ment com­pé­tentes, ou très sen­sibles à la cor­rup­tion. Tous ces fac­teurs faci­litent des tra­fics ou des acti­vi­tés échap­pant aux sys­tèmes de contrôle mis au point dans le passé. 

Le système Khan

Jus­qu’à ce que le cas de la Libye intro­duise une inno­va­tion majeure, les pou­voirs publics, dans tous les pays, contrô­laient étroi­te­ment tout ce qui pou­vait contri­buer à une acti­vi­té nucléaire. Si un État déci­dait d’en aider un autre à se pro­cu­rer des armes, comme la France l’a fait pour Israël en 1956, ou la Chine pour le Pakis­tan dans les années 1980, il s’a­gis­sait d’une déci­sion ins­pi­rée par des consi­dé­ra­tions poli­tiques ou stra­té­giques, qui ne joue­raient vrai­sem­bla­ble­ment en faveur d’au­cun autre pays, et la ques­tion rele­vait des méca­nismes appli­cables dans les rela­tions inter­na­tio­nales, négo­cia­tions par la voie diplo­ma­tique, pres­sions éco­no­miques ou poli­tiques. La pro­li­fé­ra­tion était une affaire entre États. 

Dans les années 1970, URENCO avait fait une pre­mière entorse à ce prin­cipe : une entre­prise direc­te­ment contrô­lée par les pou­voirs publics néer­lan­dais n’au­rait peut-être pas accep­té d’ac­cueillir Khan, res­sor­tis­sant d’un pays refu­sant d’adhé­rer au TNP, dans une ins­tal­la­tion aus­si sen­sible qu’une usine de cen­tri­fu­ga­tion en lui lais­sant libre accès à tous les docu­ments de l’en­tre­prise. La sur­veillance des États s’est relâ­chée aus­si, en Europe occi­den­tale, sur les fabri­cants de cen­tri­fu­geuses, et l’I­rak, l’I­ran, la Corée du Nord en ont béné­fi­cié. Mais dans cha­cun de ces pays, l’É­tat est res­té maître d’œuvre de son projet. 

Dans le cas de la Libye au contraire, les canaux adop­tés n’é­voquent pas une coopé­ra­tion entre deux gou­ver­ne­ments, mais le fonc­tion­ne­ment d’une entre­prise mul­ti­na­tio­nale ou d’un réseau de tra­fi­quants orga­ni­sés à l’é­chelle mon­diale. Les tâches ont été répar­ties entre une dou­zaine de pays, pour béné­fi­cier des régle­men­ta­tions les moins rigou­reuses et des contrôles les plus laxistes, mais aus­si pour qu’au­cun gou­ver­ne­ment ne puisse per­ce­voir l’en­semble de l’o­pé­ra­tion, dont seul le coor­don­na­teur connaît tous les rouages. Dis­per­sé sur au moins trois conti­nents, le réseau échappe aux inves­ti­ga­tions, aux contrôles et aux pour­suites d’É­tats blo­qués à l’in­té­rieur de leurs frontières. 

Les moyens de se pro­cu­rer des matières fis­siles, seul véri­table obs­tacle tech­nique à la pro­li­fé­ra­tion, ont été livrés clefs en mains par Khan et son réseau, à un État qui n’est plus que com­man­di­taire. Tout un aspect de la pro­li­fé­ra­tion, l’ac­qui­si­tion des tech­niques d’en­ri­chis­se­ment, échappe ain­si au contrôle des États et des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, elles relèvent d’a­bord des ser­vices de ren­sei­gne­ments et des polices.

La prévention des trafics d’équipements sensibles

De nou­veaux sys­tèmes de sur­veillance et de contrôle doivent donc s’a­jou­ter à ceux qui ont été adop­tés dans le pas­sé. Il s’a­git d’empêcher le trans­fert illi­cite d’é­qui­pe­ments sen­sibles, dont la liste est régu­liè­re­ment mise à jour par le Groupe des four­nis­seurs nucléaires. Bon nombre de pays ne dis­posent d’au­cune régle­men­ta­tion dans ce domaine, et pour ten­ter d’y remé­dier, le pré­sident des États-Unis et le Conseil de Sécu­ri­té de l’O­NU ont enjoint à tous les États d’a­dop­ter une légis­la­tion punis­sant sévè­re­ment le tra­fic d’élé­ments utiles à la pro­duc­tion d’armes non conven­tion­nelles. Il faut espé­rer que cet appel soit enten­du, mais de nou­veaux ins­tru­ments juri­diques risquent d’être inef­fi­caces si tous les pays n’ont pas les moyens et la volon­té de les faire res­pec­ter. Cela sup­po­se­rait des admi­nis­tra­tions com­pé­tentes, éner­giques, insen­sibles à la cor­rup­tion, capables d’ap­pli­quer rigou­reu­se­ment la régle­men­ta­tion existante. 

Tous les États auront-ils la volon­té et les moyens d’im­po­ser, pour les équi­pe­ments nucléaires, des règles qu’ils ne peuvent faire res­pec­ter quand il s’a­git de tra­fics d’êtres humains, de drogues, d’armes, de faux pas­se­ports, ou de voi­tures volées ? 

Aus­si déci­dés qu’ils soient à réagir contre les tra­fics illi­cites, les gou­ver­ne­ments et les admi­nis­tra­tions risquent en outre de se heur­ter à des détails tech­niques ou maté­riels. Il arrive par exemple que, pour échap­per à la sur­veillance, des indus­triels fabriquent des équi­pe­ments dont les spé­ci­fi­ca­tions sont légè­re­ment infé­rieures à celles qui leur impo­se­raient de deman­der une licence d’ex­por­ta­tion. L’exis­tence de zones dans les­quelles ne s’ap­plique aucun contrôle sérieux, dont Dubaï a four­ni un bon exemple dans le cas des trans­ferts de cen­tri­fu­geuses vers la Libye, faci­lite éga­le­ment les actions des frau­deurs. Et les com­mu­ni­ca­tions par Inter­net ne per­mettent pas tou­jours d’exer­cer une sur­veillance quel­conque sur la trans­mis­sion d’in­for­ma­tions qui devraient res­ter confidentielles. 

L’ex­pé­rience montre aus­si que, face à des groupes orga­ni­sés sur le plan inter­na­tio­nal, seule une étroite coopé­ra­tion entre tous les pays peut avoir quelque effi­ca­ci­té, et c’est bien l’ob­jec­tif pour­sui­vi par George W. Bush lors­qu’il demande aux États res­pon­sables de sai­sir en mer les car­gai­sons conte­nant des équi­pe­ments sen­sibles. Là encore, ce sont les dif­fi­cul­tés d’ap­pli­ca­tion qui consti­tuent l’obs­tacle essen­tiel : pour arrai­son­ner un navire, il est sou­hai­table de dis­po­ser d’in­for­ma­tions sur sa car­gai­son, or ce n’est pas par les ser­vices de ren­sei­gne­ments que les tra­fics entre le Pakis­tan et la Corée du Nord, l’I­ran ou la Libye ont été connus, mais par les confi­dences faites par Kahn après que ses agis­se­ments ont été découverts. 

La détection des activités clandestines

Des bou­le­ver­se­ments sont inter­ve­nus dans la fabri­ca­tion et l’ex­por­ta­tion de com­po­sants sen­sibles, mais la construc­tion et l’ex­ploi­ta­tion des usines, la fabri­ca­tion des armes res­tent sous la res­pon­sa­bi­li­té des États, et elles sont sou­mises aux règles fixées en 1968 : l’AIEA consta­te­ra qu’en se lan­çant dans un pro­gramme mili­taire un État viole les dis­po­si­tions du TNP, et elle pour­ra sai­sir le Conseil de Sécu­ri­té de l’O­NU. L’ex­pé­rience de l’I­rak en 1991, de la Corée du Nord, de l’I­ran et de la Libye montre que la réa­li­té est plus com­plexe. Pen­dant de nom­breuses années, les ins­pec­teurs inter­na­tio­naux ont eu pour seule mis­sion d’empêcher le détour­ne­ment, vers des acti­vi­tés mili­taires, de matières fis­siles uti­li­sées dans une ins­tal­la­tion civile offi­ciel­le­ment décla­rée. Ils n’é­taient pas auto­ri­sés à essayer de véri­fier s’il n’y avait pas dans le pays d’autres ins­tal­la­tions soi­gneu­se­ment dissimulées. 

La réa­li­sa­tion d’un pro­gramme nucléaire clan­des­tin était en effet consi­dé­rée comme impos­sible, et cette convic­tion pou­vait sem­bler rai­son­nable compte tenu des réa­li­tés de l’é­poque. La seule tech­nique d’en­ri­chis­se­ment uti­li­sée était alors la dif­fu­sion gazeuse4, qui exige de grandes usines, faci­le­ment repé­rables, mobi­li­sant un inves­tis­se­ment consi­dé­rable, consom­mant d’é­normes quan­ti­tés d’élec­tri­ci­té, et qui ne peuvent four­nir de l’u­ra­nium à usage mili­taire si elles ont été conçues pour des usages civils. En outre, les États-Unis dis­po­saient d’un mono­pole de fait pour la pro­duc­tion d’u­ra­nium fai­ble­ment enri­chi, et aucun pays n’en­vi­sa­geait de les concur­ren­cer. Il était exclu, dans ces condi­tions, de ten­ter de réa­li­ser un engin à ura­nium enri­chi, la seule fraude conce­vable étant le recours au plu­to­nium. Il faut pour se le pro­cu­rer dis­po­ser d’un réac­teur et d’une usine de retrai­te­ment, deux types d’ins­tal­la­tions d’as­sez grandes dimen­sions, faci­le­ment iden­ti­fiables. Il faut ajou­ter qu’à cette époque les seuls pays sus­cep­tibles de se doter d’un arme­ment étaient des pays ouverts, démo­cra­tiques, où un pro­jet d’aus­si grande ampleur ne pou­vait man­quer d’at­ti­rer l’at­ten­tion du Par­le­ment, de la presse, de l’opinion. 

La décou­verte du pro­gramme clan­des­tin ira­kien en 1991 a mon­tré que cette époque était révo­lue, et sou­li­gné l’im­por­tance de la lacune exis­tant dans le sys­tème de contrôle de l’AIEA. Pour­tant, c’est seule­ment en 1997 que le Conseil des Gou­ver­neurs a adop­té le Pro­to­cole addi­tion­nel, qui étend les pou­voirs des ins­pec­teurs. Désor­mais, chaque pays devra leur four­nir un grand nombre d’in­for­ma­tions sur l’im­por­ta­tion ou la fabri­ca­tion de tout élé­ment pou­vant contri­buer à une acti­vi­té nucléaire ; ils pour­ront se dépla­cer en dehors des ins­tal­la­tions offi­ciel­le­ment décla­rées, et pré­le­ver des échan­tillons dans l’en­vi­ron­ne­ment. S’ils décèlent des contra­dic­tions ou des ano­ma­lies entre infor­ma­tions d’o­ri­gine dif­fé­rente, ils exi­ge­ront qu’elles soient expli­quées de façon satisfaisante. 

Le pro­to­cole addi­tion­nel repré­sente un pro­grès consi­dé­rable, mais ce n’est pas une pana­cée. Il s’ap­plique uni­que­ment aux pays qui l’ont signé, aujourd’­hui au nombre de 90, par­mi les­quels ne figurent pas quelques-uns des États qu’il serait sou­hai­table d’y trou­ver, comme l’A­ra­bie Saou­dite, la Bir­ma­nie, l’É­gypte, la Malai­sie, ou la Syrie. Sur­tout, dans le meilleur des cas, la com­pa­rai­son des don­nées col­lec­tées par les ins­pec­teurs mon­tre­ra qu’il existe peut-être dans le pays des acti­vi­tés ne cor­res­pon­dant pas à ce que l’É­tat a décla­ré. Mais, sauf s’ils ont beau­coup de chance, ils ne sau­ront pas où se trouvent les ins­tal­la­tions clan­des­tines : les fonc­tion­naires inter­na­tio­naux sont tenus de res­pec­ter la sou­ve­rai­ne­té des pays qu’ils contrôlent, ce ne sont pas des espions. 

Seuls les ser­vices de ren­sei­gne­ment peuvent essayer de déce­ler l’im­plan­ta­tion des usines secrètes, or la tech­nique de la cen­tri­fu­ga­tion rend leur tâche par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. Les cen­tri­fu­geuses peuvent être abri­tées dans un bâti­ment de taille rela­ti­ve­ment modeste, d’ap­pa­rence banale, res­sem­blant à bien d’autres construc­tions, et échap­pant faci­le­ment à la vigi­lance des satel­lites. Leur consom­ma­tion d’élec­tri­ci­té n’est pas aus­si impor­tante que celle des usines de dif­fu­sion gazeuse, et le démar­rage ou l’ar­rêt de l’ins­tal­la­tion n’au­ra pas de réper­cus­sions sur l’en­semble du réseau, il ne se fera sen­tir que dans le voi­si­nage de l’u­sine. Il ne s’en échappe que peu de fluides carac­té­ris­tiques, qui ne se répandent pas sur de grandes dis­tances, et les pré­lè­ve­ments dans l’en­vi­ron­ne­ment faits par les ins­pec­teurs ne four­ni­ront d’in­dices que s’ils sont déjà à proxi­mi­té de l’ins­tal­la­tion secrète. 

Actuel­le­ment le seul moyen effi­cace dont dis­posent les ser­vices de ren­sei­gne­ment sont les infor­ma­tions four­nies par des indi­ca­teurs, ou les don­nées qu’ils pour­raient recueillir sur place par des indis­cré­tions. Or, la dif­fu­sion des connais­sances et les délo­ca­li­sa­tions indus­trielles ont mis la fabri­ca­tion des armes à la por­tée de pays qui ne pou­vaient l’en­vi­sa­ger naguère, sou­vent sou­mis à des régimes dic­ta­to­riaux, dans les­quels il n’existe aucun contre-pou­voir, où l’é­tat de droit n’est pas assu­ré, où l’in­for­ma­tion ne cir­cule pas, où l’o­pi­nion publique ne joue aucun rôle, et où l’in­dis­cré­tion est décou­ra­gée par la bru­ta­li­té de la répres­sion. Le ren­sei­gne­ment humain y est par consé­quent très dif­fi­cile, si ce n’est impos­sible. L’une des seules solu­tions pour amé­lio­rer l’ef­fi­ca­ci­té du ren­sei­gne­ment consiste à pour­suivre les recherches sur des indices per­met­tant de détec­ter à grande dis­tance le fonc­tion­ne­ment d’une usine de cen­tri­fu­ga­tion, mais les tra­vaux enga­gés sur ce thème n’ont jus­qu’à main­te­nant don­né aucun résul­tat probant. 

La non-prolifération en échec ?

La com­bi­nai­son des tech­niques modernes d’en­ri­chis­se­ment de l’u­ra­nium et de tra­fics emprun­tant les che­mins de l’é­co­no­mie mon­dia­li­sée peut faire échec aux tech­niques per­met­tant d’empêcher la dis­sé­mi­na­tion des armes. Le risque est réel, et Khan a peut-être déjà appor­té ses ser­vices à d’autres pays, au Moyen-Orient, en Asie ou même en Afrique. Ce n’est pas cepen­dant un dan­ger immi­nent : il fau­drait aux Ira­niens encore plu­sieurs années pour pou­voir fabri­quer un engin explo­sif, et la Libye, quand elle a aban­don­né ses ambi­tions, était encore bien loin du but. De plus, si la Corée du Nord et l’I­ran sont obli­gés de renon­cer à leurs pro­jets, alors que les ins­tal­la­tions ira­kiennes ont été détruites en 1992, bien des pays hési­te­ront sans doute à se lan­cer dans une aven­ture où plu­sieurs autres auraient déjà échoué. 

Cepen­dant, le suc­cès de la poli­tique de non-pro­li­fé­ra­tion n’a jamais été garan­ti, pas plus que son échec n’est assu­ré. S’il faut un jour recon­naître que la poli­tique lan­cée en 1968 avec le TNP a échoué, cer­tains États consi­dé­re­ront pro­ba­ble­ment que le mieux est de ne rien faire : comme les vieux pays, les nou­veaux venus n’u­ti­li­se­ront jamais leurs armes, confir­mant le juge­ment por­té par un his­to­rien amé­ri­cain : » Il est tou­jours facile d’i­ma­gi­ner les rai­sons pour les­quelles on a besoin des armes lors­qu’on n’en a pas. Il est beau­coup plus dif­fi­cile de savoir ce qu’on peut en faire une fois qu’on les a. » Ce serait un pari très dan­ge­reux, car un conflit peut tou­jours sur­ve­nir par acci­dent, ou à la suite d’une erreur d’ap­pré­cia­tion sur les gestes d’un voi­sin ou d’un adver­saire. En outre, rien n’im­pose à un gou­ver­ne­ment de consi­dé­rer les armes nucléaires comme un moyen de dis­sua­sion, et cha­cun peut dres­ser sa propre liste des res­pon­sables, à com­men­cer par Hit­ler, qui les auraient uti­li­sées ou les uti­li­se­raient comme ins­tru­ments d’a­néan­tis­se­ment s’ils en dis­po­saient. Or plus le nombre de pays déten­teurs d’armes est éle­vé, plus ces risques sont grands. 

D’autres États pré­fé­re­raient sans doute se doter de défenses anti­mis­siles, comme le font actuel­le­ment le Japon, la Corée du Sud et Tai­wan. D’autres enfin s’o­rien­te­raient vers la des­truc­tion pré­ven­tive des ins­tal­la­tions adverses. Cha­cune de ces poli­tiques pré­sente des risques consi­dé­rables pour le monde entier. Mal­gré les dif­fi­cul­tés que pré­sentent les nou­velles formes de pro­li­fé­ra­tion, il est bien pré­fé­rable que tout soit fait, et même plus, pour ten­ter de pré­ser­ver la réus­site d’une poli­tique de non-pro­li­fé­ra­tion fon­dée sur les enga­ge­ments inter­na­tio­naux et les méca­nismes de sécu­ri­té collective. 

_________________________________________
1. La réa­li­sa­tion d’un engin nucléaire exige de vingt à trente kilo­grammes d’u­ra­nium conte­nant 93 % d’u­ra­nium 235, ou entre six et dix kilo­grammes de plu­to­nium. À l’é­tat natu­rel, l’u­ra­nium contient 0,7 % d’u­ra­nium 235, et pour por­ter cette teneur à 93 % il faut le sépa­rer de l’u­ra­nium 238, qui en repré­sente 99,3 %.
Le plu­to­nium, qui n’existe pas à l’é­tat natu­rel, se forme à par­tir de l’u­ra­nium 238 conte­nu dans les com­bus­tibles d’un réac­teur. Une fois que les com­bus­tibles ont été déchar­gés, le plu­to­nium doit être sépa­ré des autres corps par une opé­ra­tion chi­mique, dans une usine de retrai­te­ment. La très forte radio­ac­ti­vi­té des com­bus­tibles irra­diés fait de la construc­tion et de l’ex­ploi­ta­tion de ces usines une opé­ra­tion très délicate.
2. La tech­nique de l’ul­tra­cen­tri­fu­ga­tion consiste à sépa­rer l’u­ra­nium 235 de l’u­ra­nium 238 en tirant par­ti de la très faible dif­fé­rence de masse entre les deux iso­topes (l’un et l’autre sont for­més de 92 pro­tons et 92 élec­trons, mais l’u­ra­nium 238 contient 3 neu­trons sup­plé­men­taires, qui expliquent cette dif­fé­rence de masse). L’hexa­fluo­rure d’u­ra­nium, gazeux, est intro­duit dans des cylindres tour­nant à une vitesse égale ou supé­rieure à celle du son. L’u­ra­nium 238, un peu plus lourd, se concentre plu­tôt à la péri­phé­rie, et on recueille au centre un com­po­sé conte­nant un peu plus d’u­ra­nium 235. En répé­tant l’o­pé­ra­tion des mil­liers de fois, on finit par obte­nir un pro­duit conte­nant 93 % d’u­ra­nium 235.
3. Tous les pro­cé­dés d’en­ri­chis­se­ment actuel­le­ment uti­li­sés reposent sur l’emploi d’u­ra­nium sous forme gazeuse. L’hexa­fluo­rure est obte­nu par com­bi­nai­son de l’u­ra­nium avec de l’a­cide fluor­hy­drique ; le com­po­sé est un corps très cor­ro­sif, qui ne se trouve à l’é­tat gazeux qu’au-delà de 80°, ce qui fait de sa fabri­ca­tion et de son uti­li­sa­tion une opé­ra­tion déli­cate, exi­geant des connais­sances par­ti­cu­lières et des équi­pe­ments élaborés.
4. La dif­fu­sion gazeuse consiste à faire pas­ser le com­po­sé gazeux de l’u­ra­nium, l’hexa­fluo­rure, à tra­vers les pores de filtres très fins. L’u­ra­nium 238, un peu plus lourd, passe plus rapi­de­ment que l’u­ra­nium 235, et là encore, en répé­tant l’o­pé­ra­tion des mil­liers de fois, on peut obte­nir de l’u­ra­nium conte­nant 93 % d’u­ra­nium 235. Ce pro­cé­dé est encore employé en France pour des usages civils dans l’u­sine d’Eu­ro­dif, et il l’é­tait à Pier­re­latte pour les besoins de la défense.

Poster un commentaire