Face à la mondialisation, les propositions d’un réformateur

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010Par : Philippe LAURIER : entretien avec Maurice ALLAIS (31)

PHILIPPE LAURIER : En quoi vous reven­di­quez vous » réfor­ma­teur » par rap­port à la mon­dia­li­sa­tion et la glo­ba­li­sa­tion ?
Réfor­ma­teur est un qua­li­fi­ca­tif qui me paraît être un résu­mé conforme de ma posi­tion. Concer­nant la glo­ba­li­sa­tion, il fau­drait tout d’a­bord défi­nir en détail ce que ce terme recouvre, mais s’il désigne l’in­ter­pé­né­tra­tion des éco­no­mies, quand elles sont tota­le­ment ouvertes, alors je suis contre. 

Je suis contre la glo­ba­li­sa­tion des échanges qui est un sui­cide. Contre la glo­ba­li­sa­tion sous ses diverses formes : j’ai écrit contre la glo­ba­li­sa­tion agri­cole, et ai pris au contraire posi­tion pour la pro­tec­tion de l’agriculture. 

PHILIPPE LAURIER : La glo­ba­li­sa­tion et la mon­dia­li­sa­tion seraient donc au coeur de la crise actuelle ?
Ce point de vue très clair a été indi­qué dans La crise mon­diale d’au­jourd’­hui, publié il y a dix ans et qui forme un pre­mier conden­sé de ma posi­tion. Dans ce petit bou­quin se trou­vait déjà tout ce qu’il faut concer­nant la réforme des ins­ti­tu­tions finan­cières et moné­taires, celle du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal, celle du cré­dit et celle de l’indexation. 

J’y cri­ti­quais » la doc­trine du libre-échange mon­dia­liste impli­quant la dis­pa­ri­tion de tout obs­tacle aux libres mou­ve­ments des mar­chan­dises, des ser­vices et des capi­taux. Sui­vant cette doc­trine, la dis­pa­ri­tion de tous les obs­tacles à ces mou­ve­ments serait une condi­tion à la fois néces­saire et suf­fi­sante d’une allo­ca­tion opti­male des res­sources à l’é­chelle mon­diale. Le mar­ché, et le mar­ché seul, était consi­dé­ré comme pou­vant conduire à un équi­libre stable, d’au­tant plus effi­cace qu’il pou­vait fonc­tion­ner à l’é­chelle mondiale. (…) 

En fait, le nou­vel ordre mon­dial, ou le pré­ten­du ordre mon­dial, s’est effon­dré et il ne pou­vait que s’ef­fon­drer. » Les fac­teurs majeurs de la crise mon­diale de 1998 m’ap­pa­rais­saient être effec­ti­ve­ment, outre l’ins­ta­bi­li­té du sys­tème finan­cier et moné­taire mon­dial, » la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie à la fois sur le plan moné­taire et sur le plan réel ». C’est le cas aujourd’­hui encore, avec une ampleur plus forte. 

PHILIPPE LAURIER : Des élé­ments nou­veaux ont-ils modi­fié vos analyses ?
À l’é­poque, j’a­vais sous-esti­mé l’im­por­tance des tra­ders et leur rôle sur la Bourse et sur les méca­nismes de fixa­tion des cours, qui sont des sujets essen­tiels sur les­quels il faut désor­mais accroître les recherches éco­no­miques. Il faut réflé­chir beau­coup plus sérieu­se­ment qu’on ne le fait actuel­le­ment à ce mys­tère qu’est le mode de for­ma­tion réel des cours boursiers. 

C’est la réa­li­té qu’il nous faut étu­dier. Com­bien y a‑t-il exac­te­ment de tra­ders dans le monde ? Quels sont les liens qui existent entre eux ? Quelle est leur influence véri­table sur les varia­tions de cours ? L’oc­ca­sion qui m’est don­née de m’ex­pri­mer ici sera aus­si pour m’a­dres­ser à vos lec­teurs spé­cia­listes des tra­ders, qui pour­ront m’a­dres­ser toute infor­ma­tion utile par cour­rier. Par avance, je les en remer­cie1.

Mes réflexions de 1998 étaient plus concen­trées sur le mode de cota­tion des cours, où je cri­ti­quais en par­ti­cu­lier le prin­cipe de la cota­tion conti­nue. Cette cota­tion conti­nue, avec les mar­chés sur indice et les nou­veaux ins­tru­ments finan­ciers, ne m’ap­pa­rais­sait pro­fi­table que pour » tous les pro­fes­sion­nels de la Bourse, agents de change, mar­ket makers, ini­tiés de toutes sortes, qui tirent de très grands pro­fits du fonc­tion­ne­ment de ces ins­ti­tu­tions. (…) Cette orga­ni­sa­tion est fon­da­men­ta­le­ment nui­sible pour l’en­semble de l’économie. » 

Ces réflexions étaient une dénon­cia­tion du fait que les Bourses soient deve­nues de véri­tables casi­nos qui opèrent au sein d’un sys­tème défa­vo­rable à un fonc­tion­ne­ment cor­rect des éco­no­mies. J’a­vais éga­le­ment écrit que « la spé­cu­la­tion sur les indices et les pro­duits déri­vés doit être inter­dite », et si cette pro­po­si­tion avait été écou­tée, nous ne connaî­trions pas une crise de l’am­pleur actuelle. 

PHILIPPE LAURIER : Vous évo­quez un pre­mier conden­sé. Quelle suite a‑t-il eu ?
Un deuxième conden­sé de plu­sieurs autres de mes posi­tions se trouve dans un ouvrage publié en 2005, L’Eu­rope en crise – Que faire ? qui se concen­trait sur le libre-échan­gisme appli­qué au com­merce des mar­chan­dises, sur­tout celles de l’in­dus­trie et de l’agriculture. 

Or, il est essen­tiel de rap­pe­ler que la plus grande part du chô­mage que nous connais­sons aujourd’­hui ne pro­vient pas encore de la crise moné­taire, mais bien de délo­ca­li­sa­tions elles-mêmes cau­sées par une ouver­ture exces­sive du com­merce avec des pays à niveau de salaire trop dif­fé­rent, comme c’est le cas pour ceux d’A­sie ou d’Eu­rope de l’Est. Ces dis­pa­ri­tés de coûts sala­riaux ne sont pas dura­ble­ment supportables. 

La » délo­ca­li­sa­tion des acti­vi­tés indus­trielles et la délo­ca­li­sa­tion des inves­tis­se­ments finan­ciers » étaient mises sur un même plan, au sein d’un libre-échange mon­dia­liste. Et je rap­pe­lais que « la libé­ra­li­sa­tion totale des mou­ve­ments de biens, de ser­vices et de capi­taux à l’é­chelle mon­diale, objec­tif affir­mé de l’OMC, doit être consi­dé­rée comme nuisible « . 

PHILIPPE LAURIER : Quelles sont dès lors vos pro­po­si­tions de réforme ?
Ma pro­po­si­tion est de res­tau­rer une » légi­time pro­tec­tion« 2, c’est-à-dire des formes de pro­tec­tion sem­blables à ce qu’é­tait la pré­fé­rence com­mu­nau­taire jus­qu’à ce que sur­vienne la Grande Cas­sure de 1974, à savoir cette poli­tique exces­sive de libé­ra­li­sa­tion des échanges exté­rieurs. Il est essen­tiel de pou­voir se pro­té­ger par le réta­blis­se­ment de pro­tec­tions « rai­son­nables et appro­priées » ain­si que par le contrôle des mou­ve­ments de capitaux. 

Cela peut se réa­li­ser au sein de cadres régio­naux grou­pant des pays de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social com­pa­rable. À l’in­té­rieur de ces ensembles homo­gènes pour­raient per­du­rer une concur­rence saine, effi­cace et béné­fique, et une liber­té forte des échanges. Tout en les ren­dant capables de se pro­té­ger des désordres exté­rieurs et des dis­tor­sions indues de concur­rence nés de cette anar­chie ins­ti­tu­tion­nelle, aggra­vée par le sys­tème des taux de change flottants. 

J’a­vais en 2005 rap­pe­lé qu’une » socié­té libé­rale n’est pas et ne sau­rait être une socié­té anar­chique. Il ne sau­rait être d’é­co­no­mie de mar­chés (mar­chés au plu­riel) effi­cace si elle ne prend pas place dans un cadre ins­ti­tu­tion­nel et poli­tique appro­prié. Une mon­dia­li­sa­tion pré­ci­pi­tée et anar­chique ne peut qu’en­gen­drer par­tout insta­bi­li­té, chô­mage, injus­tices, désordres et misères de toutes sortes. » 

PHILIPPE LAURIER : Pen­sez-vous être entendu ?
Si aujourd’­hui ces « pro­po­si­tions d’un réfor­ma­teur » n’é­taient pas enten­dues, c’est non seule­ment la des­truc­tion de nos indus­tries et de notre agri­cul­ture qui serait enclen­chée, mais nous assis­te­rions de plus à la mon­tée iné­luc­table des forces de désa­gré­ga­tion sociale. 

1. Le cour­rier peut être adres­sé via l’É­cole des mines, 60, bd Saint-Michel, 75006 Paris.
2. Voir la » Lettre aux Fran­çais » publiée le 5 décembre 2009 dans le maga­zine Marianne.

Créa­tion d’un prix d’é­co­no­mie « Mau­rice Allais »
Ma voca­tion de cher­cheur en éco­no­mie, paral­lèle à celle pour la phy­sique, doit beau­coup à une bourse dont j’a­vais béné­fi­cié en 1933 pour aller obser­ver la crise éco­no­mique aux États-Unis, avec trois autres cama­rades. À mon tour aujourd’­hui, j’ai pour pro­jet de fon­der un prix en éco­no­mie qui puisse être décer­né à des jeunes. Ce prix Mau­rice Allais cou­vri­rait les domaines où j’ai tra­vaillé, et au pre­mier plan d’entre eux l’é­tude des crises éco­no­miques. L’in­té­rêt que nous avions en 1933 pour cette crise amé­ri­caine était né du cours d’é­co­no­mie que don­nait le pro­fes­seur Fran­çois Divi­sia. À l’é­poque, l’É­cole poly­tech­nique ne comp­tait qu’un seul pro­fes­seur d’é­co­no­mie, et j’ai été sur­pris de décou­vrir qu’il y existe actuel­le­ment tout un dépar­te­ment d’é­co­no­mie, dont je serais inté­res­sé de rece­voir quelques notes sur leurs travaux.
Mau­rice ALLAIS

Poster un commentaire